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Je me souviens

Je me souviens de : « Le seigneur des guêpes » (Iain Banks)

Le premier roman de Iain Banks, torturé, vicieux, violent, pervers, et extrêmement réussi.

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LECTURE INITIALE EN VERSION ORIGINALE ANGLAISE.

Le seigneur des guêpes

En 1988, le choc rare de la découverte de Iain M. Banks, avec « Consider Phlebas » (1987), puis un peu plus tard avec « The Player of Games » (1988) et « Use of Weapons » (1990), l’un des premiers auteurs dans lesquels je me suis plongé avidement en version originale, avait engendré peu à peu une terrible fringale à satisfaire, en dévalisant les W.H. Smith des aéroports britanniques que je fréquentais relativement assidûment ces années-là, et en découvrant ainsi rapidement – en attendant la suite du cycle science-fictif de la Culture – la littérature dite « générale » de l’auteur écossais, publiée sous le nom de Iain Banks, sans initiale intercalaire, littérature passionnante qui, curieusement, a longtemps été quasiment ignorée par les éditeurs français, avec les quatre exceptions – sur quinze romans -, jusqu’à récemment, de « The Bridge » (1986), traduit en « ENtreFER » chez Denoël en 1988, « Complicity » (1993), traduit en « Un homme de glace » chez Denoël en 1996, « The Business » (1999), traduit en « Le business » chez Belfond en 2001, et le présent « The Wasp Factory » (1984), premier roman publié par l’auteur, traduit en « Le seigneur des guêpes » aux Presses de la Cité dès 1984, et dont les trois éditions françaises sont aujourd’hui toutes épuisées.

Plus récemment, « Transition » (2010) au contenu nettement science-fictif bien que publié en littérature générale et sous le nom sans « M. » au Royaume-Uni, a été publié en français en 2012 chez Orbit, et « Stonemouth » (2012) a été publié à son tour en français (« Retour à Stonemouth ») chez Calmann-Lévy en 2014. Et l’on se prend à espérer, même si c’est hélas après le décès de l’auteur, survenu en 2013, l’arrivée de nouvelles traductions dans les années qui viennent, pour permettre un plus large accès par nos compatriotes à cet auteur rare,  aussi fabuleux en littérature générale qu’en science-fiction : parmi les textes non traduits jusqu’à présents, « The Crow Road » (1992), « Whit » (1995), « A Song of Stone » (1997) et « The Steep Approach to Garbadale » (2007) méritent à mon avis tout particulièrement le détour.

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C’est donc en 1990 ou 1991 que j’ai découvert le premier roman de Iain Banks, celui par qui le succès quasiment grand public et un certain parfum de scandale lui étaient arrivés au Royaume-Uni dès 1984. En moins de deux cents pages, il imposait déjà le caractère puissamment machiavélique, tordu, subtilement alambiqué, de sa narration, tous genres confondus, dans laquelle ses protagonistes sont rarement exactement ceux qu’ils paraissent être, ou ne poursuivent pas nécessairement les objectifs avoués au lecteur, ou sont eux-mêmes trompés, mal informés, obsédés par les « mauvaises » questions, ayant perdu de vue les « bonnes », en usant d’une écriture à la fois alerte et potentiellement inquiétante, fréquemment chargée de non-dits et de sous-entendus aux terribles potentialités, sous la simplicité apparente de ce qui prend place sous nos yeux.

J’avais passé ma journée à faire la tournée des Mâts de sacrifices, quand j’ai appris que mon frère s’était échappé. En fait, je savais depuis longtemps que quelque chose allait arriver ; le Sanctuaire m’avait prévenu.
À l’extrémité septentrionale de l’île, près des ruines délabrées de la cale de halage dont le treuil rouillé grince encore quand le vent souffle à l’est, j’avais deux mâts, plantés sur le flanc de la dune la plus éloignée. À l’un d’eux étaient attachées une tête de rat et deux libellules, à l’autre, une mouette et deux souris. J’étais en train de rattacher une souris, quand des oiseaux s’élevèrent en cercle au-dessus du chemin qui serpentait entre les dunes, et longeait ainsi leurs nids. Je m’assurai que la bête tenait bien, puis me hissai au sommet de la dune pour observer ce qui se passait avec mes jumelles.
C’était Diggs, le policier du village, qui dévalait le sentier à vélo, le front baissé, pédalant avec vigueur tandis que ses roues traçaient un profond sillon dans le sable. Arrivé au pont, il descendit de sa bicyclette et la posa contre les tirants. Puis, il s’avança jusqu’au milieu de la frêle construction et s’arrêta devant la barrière. Je le vis appuyer sur le bouton de l’interphone. Il demeura un instant immobile, les yeux fixés sur les dunes où les oiseaux allaient se reposer. Il ne m’aperçut pas ; j’étais trop bien caché. Enfin, mon père dut répondre, car Diggs se pencha en avant pour parler vers la grille près du bouton d’appel. Ensuite, il poussa le portail, traversa le pont et pénétra dans l’île en empruntant le chemin qui menait à la maison. Je restai assis un long moment après qu’il eut disparu, à me gratter entre les jambes, laissant le vent jouer dans mes cheveux tandis que les oiseaux se reposaient sur leurs nids.
Je pris le lance-pierres passé dans ma ceinture, choisis une bille d’acier de belle taille, visai posément et envoyai le projectile sur l’autre rive, par-dessus les poteaux téléphoniques et le petit pont suspendu. Il frappa la pancarte « Propriété privée – défense d’entrer » avec un son mat que j’entendis de là où j’étais. Je souris : voilà qui était de bon augure. Le Sanctuaire avait été évasif (comme d’habitude), mais j’avais la certitude qu’il m’avait annoncé quelque chose d’important et de terrible. J’avais bien fait d’aller inspecter mes Mâts. Tout était en ordre, les choses étaient encore de mon côté.

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Dès les premières pages, le jeune Frank, étrange adolescent, nous entraîne dans l’univers (physique et mental) macabre et gothique qu’il s’est bâti sur une petite île, où son père, lui-même modèle absolu rapidement dévoilé du trouble obsessionnel-compulsif, l’élève seul depuis la disparition et l’emprisonnement du reste de la fratrie. Secrets de famille pesant comme d’insensés couvercles sur des rituels  morbides, tenants et aboutissants toujours voilés d’être apparemment découverts, récits d’enfance comme autant de légendes mal comprises ou dévoyées à dessein, environnement toujours expliqué et toujours aussi peu compréhensible : l’art de Iain Banks déploie ici de redoutables facettes, entraînant sa lectrice ou son lecteur dans une perverse et violente danse avec les morts et les blessés de la vie, pour des révélations finales paroxystiques qui deviendront très vite comme une autre marque de fabrique du maître écossais.

En tout cas, c’était un signe. Cette aventure était chargée d’une lourde signification. Était-ce ma réaction quasi-instantanée que le Sanctuaire avait prédite en parlant de feu ? Si on voulait trouver un sens augural à cet épisode, ce n’était pas seulement dans la férocité exceptionnelle de la bête que j’avais tuée qu’il fallait chercher, mais également dans la brutalité inconsciente de ma riposte et le triste sort des lapins innocents qui avaient subi, impuissants, les ravages de mon ire.
D’autre part, si cet incident avait la valeur d’un présage, il semblait également se rattacher à mon passé. En effet, la première fois que j’avais assassiné quelqu’un, c’était parce que des lapins avaient connu une fin atroce, brûlés par un lance-flammes presque identique à celui dont je m’étais servi pour dévaster les terriers. La coïncidence était trop parfaite. Etais-je en train de perdre le contrôle de la situation ? Les événements s’enchaînaient plus vite et plus mal que je ne l’avais imaginé. Le massacre du Territoire aux Lapins en était la preuve.
Le moindre indice est toujours lourd de sens. Le Sanctuaire m’avait appris à guetter les indices les plus futiles pour en extraire leur vérité occulte.

Une lecture capitale, que l’on peut toutefois préférer en V.O., en attendant une hypothétique retraduction, car hélas la tentative de Pierre Arnaud, si elle ne gêne tout de même pas la lecture elle-même, rate singulièrement souvent le registre de langage du narrateur, le rendant précieux et ampoulé là où il est simple, gommant à loisir ses angles les plus logiquement orduriers, et ajoutant trop de discrètes explications au détour des mots pour ne pas quelque peu entacher le brouillard savamment recherché par l’auteur.

D’autres notes de lectures récentes de Iain Banks ou Iain M. Banks sur ce blog : « Efroyabl Ange1 » (1994), « Les enfers virtuels » (2010), « La sonate Hydrogène » (2012), « The Quarry » (2013).

Ce qu’en dit ma collègue et amie Charybde 7 est ici, et la règle du jeu de la rubrique « Je me souviens » de ce blog est .

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

9 réflexions sur “Je me souviens de : « Le seigneur des guêpes » (Iain Banks)

  1. Le premier, et une vraie claque. Relu plusieurs fois avec le même plaisir ; un humour décapant, inquiètant, des personnages jouants.

    « The Bridge », une autre claque. Ses bouquins sous Iain M. Banks, j’accroche moins tout en reconnaissant la grande qualité. Je préfère le « sol » – je pars en Ecosse lundi, il m’a donné l’envie d’y aller aussi.

    Publié par L'Ornithorynque | 17 juillet 2015, 11:49

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