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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Sukkwan Island » (David Vann)

Un père, un fils, une année à passer sur une île déserte d’Alaska pour se retrouver. Magistral et fou.

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« Sukkwan Island » ne se raconte pas.

Tout au plus peut-on en indiquer les prémisses : un père plusieurs fois divorcé, son fils de treize ans quelque peu perdu de vue, se retrouvent un début d’été sur une île isolée du sud de l’Alaska, dans une petite cabane tout juste achetée par l’ex-dentiste, l’idée étant d’y passer un an à vivre « à la dure », au plus près de la nature indomptée, et d’en profiter pour renouer leur relation distendue, avec l’accord du bout des lèvres de la mère, installée en Californie, et le désespoir de la petite sœur voyant ainsi disparaître son aîné pour douze mois. Idyllique ? Voire.

Ils ne connaissaient pas cet endroit ni son mode de vie, ils se connaissaient mal l’un l’autre. Roy avait treize ans cet été-là, l’été suivant son année de cinquième à Santa Rosa, en Californie, où il avait vécu chez sa mère, avait pris des cours de trombone et de foot, était allé au cinéma et à l’école en centre-ville. Son père avait été dentiste à Fairbanks. Ils s’installaient à présent dans une petite cabane en cèdre au toit pentu en forme de A. Elle était blottie dans un fjord, une minuscule baie du Sud-Est de l’Alaska au large du détroit de Tlevak, au nord-ouest du parc national de South Prince of Wales et à environ quatre-vingts kilomètres de Ketchikan. Le seul accès se faisait par la mer, en hydravion ou en bateau. Il n’y avait aucun voisin. Une montagne de six cents mètres se dressait juste derrière eux en un immense tertre relié par des cols de basse altitude à d’autres sommets jusqu’à l’embouchure de la baie et au-delà. L’île où ils s’installaient, Sukkwan Island, s’étirait sur plusieurs kilomètres derrière eux, mais c’étaient des kilomètres d’épaisse forêt vierge, sans route ni sentier, où fougères, sapins, épicéas, cèdres, champignons, fleurs des champs, mousse et bois pourrissant abritaient quantité d’ours, d’élans, de cerfs, de mouflons de Dall, de chèvres de montagne et de gloutons. Un endroit semblable à Ketchikan, où Roy avait vécu jusqu’à l’âge de cinq ans, mais en plus sauvage et en plus effrayant maintenant qu’il n’y était plus habitué.

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Creek River (île Prince of Wales, Alaska)

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Publié en 2008 sous forme de nouvelles et d’une novella, profondément remanié par l’auteur pour sa traduction française par Laura Derajinski en 2010 chez Gallmeister, le premier roman de l’Américain David Vann, à l’époque professeur à l’Université de San Francisco, convoque avec un extrême brio l’un des plus puissants mythes américains, celui du contact nourricier avec la nature, du retour aux racines pionnières de l’imaginaire du melting pot, pour nous offrir en 200 pages un monumental condensé de nature writing savoureux.

Son père ne le fit pas entrer dans la cabane, il la contourna par un chemin qui continuait en direction de la colline.
Les toilettes extérieures, dit son père.
Elles étaient grandes comme un placard, surélevées elles aussi, et accessibles par des marches. Bien qu’elles soient situées à environ trente mètres de la cabane, ils devraient les utiliser par temps froid, dans la neige hivernale. Son père poursuivit le long du sentier.
On a une belle vue de là-haut, fit-il.
Ils arrivèrent à un point en surplomb au beau milieu des orties et des baies sauvages, écrasant sous leurs pas la terre recouverte de végétation depuis la dernière fois qu’elle avait été foulée. Son père était venu quatre mois plus tôt pour visiter les lieux avant d’acheter. Il avait ensuite convaincu Roy, la mère de Roy et l’école. Il avait vendu son cabinet et sa maison, avait échafaudé ses projets et acheté leur matériel.

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Faire provision de bois pour l’hiver, improviser un atelier de menuiserie rudimentaire pour remédier aux menus défauts de la cabane, apprendre à faire fonctionner correctement la radio – seul lien avec l’extérieur et l’hydravion chargé d’opérer chaque mois les courses indispensables que la nature seule ne saurait fournir -, cueillir des baies à stocker en confitures, pêcher, chasser et apprendre à sécher et fumer la chair des proies : l’année de vacances, même prévoyant du temps consacré aux études et aux lectures scolaires, s’annonce belle. Rude mais belle.

Pourtant, un je ne sais quoi s’immisce d’emblée insidieusement dans l’esprit de la lectrice ou du lecteur : comme en écho à une autre île, infiniment moins isolée toutefois, celle du Iain Banks du « Seigneur des guêpes », quelques détails clochent peut-être, magnifiquement rendus par le regard hésitant, manquant structurellement d’assurance, d’un adolescent de treize ans : quelques imprévoyances bénignes de son père, quelques maladresses, quelques inconséquences dans l’organisation du séjour, quelques savoureuses confrontations du savoir livresque à la réalité brute… et ces longs sanglots à peine étouffés, le soir au moment de plonger dans le sommeil du sac de couchage. Comme aurait pu le leur souffler, sans doute, le John Haines de « Vingt-cinq ans de solitude », le nature writer d’Alaska par excellence, la vie dans les bois chère à l’Henry David Thoreau de « Walden » ne s’improvise pas tout à fait.

Roy ne savait pas quoi dire, alors il ne disait rien. Il ne savait pas comment les choses tourneraient.
Ils redescendirent à la cabane enveloppés par le parfum doux amer d’une plante qui rappelait à Roy son enfance à Ketchikan. En Californie, il avait beaucoup repensé à Ketchikan et à la forêt humide, il avait cultivé dans son imaginaire et dans ses vantardises auprès de ses amis l’image d’un endroit sauvage et mystérieux. Mais à présent qu’il était de retour, l’air y était plus froid et la végétation, certes luxuriante, mais rien qu’une simple végétation, et il se demanda à quoi ils passeraient leur temps. Les choses étaient crûment ce qu’elles étaient et rien d’autre.

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On ne voyage pas seul, et la remise à zéro des compteurs d’une vie ne se décrète pas aussi facilement qu’il le semble au premier abord.

Comme le rappelle William T. Vollmann tout au long de ses monumentaux « Sept Rêves », que ce soit par exemple dans « Les fusils » ou dans « La tunique de glace », l’homme blanc américain est désormais partout accompagné de singes sur ses épaules dont il ne se rend même plus réellement compte, idéaux de réussite sociale profondément ancrés, névroses familiales à plusieurs étages, paranoïas armées habillées en étendards libertariens,… Et dans bien des cas, ce lourd bagage ne disparaît pas à la première neige, mais ne demande sans doute qu’à proliférer en exploitant chaque fêlure, chaque faille de l’être, comme le dirait, tout autrement, le Pierre Terzian de « Crevasse », justement, ou peut-être même le Stephen King de « Shining ».

C’est pas comme Fairbanks, par ici. Tout dégage une sensation différente. Je crois que j’ai vécu trop longtemps au mauvais endroit. J’avais oublié à quel point j’aime être près de l’eau, à quel point j’aime voir les montagnes se dresser comme ça, et sentir l’odeur de la forêt, aussi. À Fairbanks, il fait sec et les montagnes ne sont que des collines, et puis les arbres se ressemblent tous. Il n’y a que des bouleaux et des épicéas à perte de vue. Quand je regardais par la fenêtre, j’aurais voulu voir d’autres espèces d’arbres. Je ne sais pas à quoi c’est dû, je ne me suis jamais senti chez moi toutes ces années, je ne me suis jamais senti à ma place nulle part. Quelque chose me manquait, mais j’ai le sentiment qu’être ici avec toi va tout arranger. Tu vois ce que je veux dire ?

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Signalons l’adaptation de ce roman exceptionnel en bande dessinée par Ugo Bienvenu en 2014, ajoutant ainsi quelques magnifiques dessins à la légende parabolique et tragique concoctée par David Vann.

Son père le regardait, mais Roy ne savait pas comment discuter avec lui sur ce ton. Ouais, fit-il, mais il ne voyait pas. Il ne comprenait pas ce que racontait son père ni pourquoi il parlait ainsi. Et si les choses ne se passaient pas comme son père disait qu’elles allaient se passer ? Que feraient-ils alors ?
Ça va ? demanda le père en passant son bras sur les épaules de son fils. On sera bien ici. OK ? Je ne faisais que parler, rien de plus. OK ?

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Photo ® Diana Matar

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

5 réflexions sur “Note de lecture : « Sukkwan Island » (David Vann)

  1. « Sukkwan Island » de David Vann (09, Gallmeister, 192p). u il y a un certain temps déjà.

    Un père et son fils partent vivre seuls dans une cabane en Alaska, loin de tout. Je savais ce que je voulais lire : les grands espaces (même si c’est une ile), la vie près de la nature. Et puis c’est le drame (je ne veux pas déflorer ce qui fait la force du livre). Surtout on se rend compte que ce pauvre père avait tout faux (« il y a quelque chose qui a merdé »). Etait ce le père ou l’auteur ?

    Publié par jlv.livres | 29 juin 2016, 10:44

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