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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Nous avons toujours vécu au château » (Shirley Jackson)

Là-haut sur la colline, que se passe-t-il exactement ? Royalement inquiétant.

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RELECTURE

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Publié en 1962, traduit en français en 1971 par Françoise Maleval et Irène de Cambeur chez Christian Bourgois, retraduit en 2012 chez Rivages par Jean-Paul Gratias, le sixième et dernier roman de l’Américaine Shirley Jackson (qui mourra trois ans plus tard, à 48 ans) est souvent considéré comme le chef d’œuvre de cette nouvelliste et romancière principalement réputée pour sa maîtrise de l’horreur, du néo-gothique et du fantastique grinçant – sa « Maison hantée » de 1959, notamment, fait figure de référence presque absolue dans le domaine. « Nous avons toujours vécu au château » est toutefois différent, puisque la lectrice ou le lecteur, malgré un codage fantastique et gothique omniprésent et un surnaturel qui semble bien rôder en permanence, seront normalement bien en peine de mettre le doigt sur ce qui cloche.

Je m’appelle Mary Katherine Blackwood. J’ai dix-huit ans, et je vis avec ma sœur, Constance. J’ai souvent pensé qu’avec un peu de chance, j’aurais pu naître loup-garou, car à ma main droite comme à la gauche, l’index est aussi long que le majeur, mais j’ai dû me contenter de ce que j’avais. Je n’aime pas me laver, je n’aime pas les chiens, et je n’aime pas le bruit. J’aime bien ma sœur Constance, et Richard Plantagenêt, et l’amanite phalloïde, le champignon qu’on appelle le calice de la mort. Tous les autres membres de ma famille sont décédés.
La dernière fois que j’ai jeté un coup d’œil aux livres de la bibliothèque, sur la tablette de la cuisine, la date de retour était dépassée de plus de cinq mois, et je me suis demandé si j’en aurais choisi d’autres en sachant que ceux-là seraient les derniers, qu’ils resteraient éternellement sur notre étagère. Chez nous, on déplaçait rarement les choses ; l’agitation, le remue-ménage, cela n’a jamais eu tellement cours, dans la famille Blackwood. On manipulait les petits objets de passage, les livres et les fleurs et les cuillers, mais sous nos pieds, il y avait toujours cette fondation robuste des possessions durables. On remettait toujours les choses à leur place. On époussetait, on balayait sous les tables et les lits et les tapis et les lampes et derrière les tableaux, mais on les laissait à l’endroit où elles se trouvaient ; sur la coiffeuse de ma mère, le nécessaire de toilette en écaille n’a jamais bougé, ne serait-ce que de quelques millimètres. Notre maison a toujours été habitée par des Blackwood, qui veillaient à ce que leurs affaires restent en ordre ; dès qu’une nouvelle épouse Blackwood emménageait, on lui trouvait un endroit pour ses effets personnels, et notre maison s’est donc édifiée grâce à plusieurs strates d’objets appartenant à des Blackwood, qui l’ont lestée et lui ont permis de résister vaillamment au monde extérieur.

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C’est par le biais des réflexions in petto et du regard acéré, brûlant, panoramique, mais bien peu fiable, de la jeune Mary Katherine, « Merricat », que nous pénétrons rapidement dans l’intimité de cette famille réduite à sa plus simple expression, grande sœur et oncle infirme, habitant un manoir sur les hauteurs d’un petit village de Nouvelle-Angleterre. De la visite hebdomadaire de Merricat au village, pour quelques courses d’épicerie et pour les livres de la bibliothèque municipale, qui ouvre le roman, nous apprendrons d’emblée la haine et la méfiance de la majorité des villageois à l’égard de cette famille singulière, et tout particulièrement envers la sœur aînée, Constance. Des marmonnements parfois presque extra-lucides, et souvent proches de l’insensé, de l’oncle Julian, obsédé par l’écriture de ses mémoires d’une soirée décisive, nous apprendrons rapidement également, fût-ce par bribes juxtaposées et disjointes auxquelles il s’agirait de rendre leur cohérence, que six ans plus tôt, un terrible drame a eu lieu, où il fut question de fraises, d’arsenic et de sucre, drame dont la famille désormais résiduelle ne s’est guère remise. C’est autour de la reconstitution de ce drame et de ses conséquences que vont s’orchestrer, presque comme par inadvertance, la progression du récit et l’échafaudage de son actualisation potentiellement tragique.

« C’est le jour d’Helen Clarke, lui dis-je. Tu as peur ? »
Elle se retourna pour me sourire. « Pas du tout, fit-elle. Je vais de mieux en mieux, je pense. Et aujourd’hui, je vais faire des petits babas au rhum.
– Et Helen Clarke va pousser des cris de joie et s’en empiffrer. »
Encore maintenant, Constance et moi recevions quelques visites de courtoisie, des gens de notre connaissance qui montaient la grande allée dans leur voiture pour nous voir. Helen Clarke venait prendre le thé avec nous chaque vendredi, et Mme Shepherd ou Mme Rice ou la vieille Mme Crowley s’arrêtaient chez nous de temps à autre, le dimanche en sortant de l’église, pour nous dire que nous aurions apprécié le sermon. Elles venaient chez nous, consciencieusement, alors que nous ne leur rendions jamais la pareille, et se forçaient à rester quelques minutes par respect des convenances, et parfois elles nous apportaient des fleurs de leur jardin, ou des livres, ou une chanson que Constance aurait peut-être envie d’essayer de jouer sur sa harpe. Elles parlaient poliment, avec de petites cascades de rires, et ne manquaient jamais de nous inviter chez elles, tout en sachant que nous ne viendrions jamais. Elles étaient très aimables envers Oncle Julian, l’écoutaient parler avec patience, nous proposaient de nous emmener en promenade dans leurs voitures, et se proclamaient nos amies. Entre nous, Constance et moi parlions toujours de ces dames en termes flatteurs, parce qu’elles étaient persuadées que leurs visites nous faisaient plaisir. Elles ne s’aventuraient jamais sur le sentier. Si Constance proposait de leur couper une fleur de ses rosiers, ou les invitait à venir voir un nouvel agencement de ses massifs dont les couleurs se mariaient à merveille, elles sortaient dans le jardin, mais se cantonnaient à un espace bien défini dont elles n’enjambaient jamais les limites ; elles longeaient le jardin pour regagner leur voiture garée près de la porte d’entrée et repartaient en descendant la grande allée pour franchir le grand portail.

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Tout se développe ici dans une étonnante atmosphère obsessionnelle et compulsive, dans lesquels les rituels conjuratoires jouent un rôle essentiel, comme chez le Iain Banks du « Seigneur des guêpes » (1984), et dans un environnement de complicité à demi-mot, qui ne nous est guère expliqué, créant un horizon de lecture tout à fait particulier, entre les trois membres restants de la famille jadis décimée.  Les rares visites donnent justement lieu à un puissant ballet ironique, lorsque la petite sœur, espiègle ou peut-être maligne, joue avec les nerfs des invités en multipliant allusions potentiellement glaçantes et private jokes peut-être malsains. Cet art de conter en douceur et en clin d’œil, en se reposant sur le filtre qui sépare un narrateur non fiable mais passionnant d’un lecteur interdit, rappelant bien entendu aussi la référence en la matière, le Henry James du « Tour d’écrou », confère un charme inquiétant voire diabolique à ce récit pourtant très feutré pour l’essentiel – jusqu’à l’arrivée d’un visiteur plus déterminé que les autres, plus intéressé vraisemblablement, et à la chaîne cataclysmique d’événements qui s’ensuivra.

Je pensais à Charles. Je pourrais le changer en mouche et le jeter dans une toile d’araignée et le regarder se débattre, englué, impuissant, emprisonné dans le corps d’une mouche battant désespérément des ailes ; je pourrais souhaiter sa mort jusqu’à ce qu’il finisse par mourir vraiment. Je pourrais le ligoter à un arbre et l’y laisser attaché jusqu’à ce qu’il s’imbrique dans le tronc et que l’écorce pousse en lui couvrant la bouche. Je pourrais l’enterrer dans le trou où ma boîte de dollars d’argent était si bien protégée avant qu’il n’arrive ; s’il était sous terre, je pourrais marcher sur son corps et le piétiner.

La relecture de ce classique à la puissance délétère et déroutante absolument intacte fournit aussi une bonne occasion de saluer à nouveau le récent « Notre château » d’Emmanuel Régniez, jouant à merveille des codes développés par le roman gothique d’origine et par ses émules joueurs au fil des années – et tout spécialement par Shirley Jackson -, pour dérouter une fois de plus magnifiquement la lectrice ou le lecteur.

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ShirleyJack

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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