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Notes de lecture 2011

Note de lecture : « Lanark » (Alasdair Gray)

Le double récit de l’effondrement d’un homme et d’une civilisation par incapacité à aimer.

Lanark

Publié en 1981 (et en 2000 en français chez Métailié dans une traduction de Céline Schwaller), le premier roman d’Alasdair Gray est de ces œuvres « coups de tonnerre » qui marquent l’histoire de la littérature. Mosaïque complexe, mêlant des registres narratifs extrêmement différents, et pourtant gardant toute sa lisibilité, « Lanark » se compose de quatre livres, présentés dans l’ordre 3-1-2-4, d’un interlude et d’un épilogue (situé… 65 pages AVANT la fin).

Le livre 3, récit aux confins du fantastique et de l’onirique, a pour protagoniste Lanark, amnésique se découvrant soudain dans la ville d’Unthank, sombre et désenchanté démarquage du Glasgow des années 70, dont les habitants, pourtant soutenus par un welfare state absurde par moments et sans doute déjà presque exténué, développent d’étranges maladies métaphoriques, qui les tuent pourtant tout à fait réellement. Affligé de la « peau de dragon » (dans laquelle le malade se recouvre progressivement d’une carapace jusqu’à mourir à l’intérieur de celle-ci, coupé du monde), Lanark parvient à atteindre l’Institut, gigantesque hôpital en charge du traitement de ces affections, avec un faible taux de succès il est vrai. Sauvé malgré tout, un « oracle », financier repenti, tente alors de lui rendre le récit de son passé…

« Lanark n’arrivait pas à dormir. Allongé à la limite de l’éclat lumineux qui entourait l’homme malade, il tourna le dos à la tête osseuse et fit fonctionner la radio sous l’oreiller. Munro avait dit que son institut manquait de personnel, mais celui-ci semblait très nombreux. En dix minutes, Lanark entendit appeler quarante médecins différents, sur un ton indiquant l’urgence, pour leur demander de se rendre dans des lieux et d’exécuter des tâches qu’il était absolument incapable de se représenter. L’une d’elles disait : « Le Dr Gibson est prié de se rendre au cloaque. Il y a résistance sur le bord nord. » Une autre disait : « La chambre R-60 demande un ostéopathe. Cas de gazouillis. Que tout ostéopathe libre se rende immédiatement à la chambre de détérioration R-60. » Lanark fut fortement décontenancé par un appel qui disait : « Ceci est un avertissement aux ingénieurs de la part du Professeur Ozenfant. Une salamandre explosera en chambre 11 à approximativement 15 h 15. » Il finit par éteindre la clameur et tomber dans un demi-sommeil agité. »

Les livres 1 et 2 composent le récit de l’oracle, racontant la vie du jeune Duncan Thaw (qui POURRAIT donc être Lanark – sans qu’il y ait certitude) sous la forme d’un « classique » et passionnant roman d’apprentissage, dans lequel l’enfant écossais de la Seconde Guerre Mondiale tente de devenir un artiste reconnu, avant d’échouer plutôt misérablement.

Le livre 4, récit fantasmagorique du retour de Lanark, de l’Institut à Unthank, le voit tenter désespérément d’atteindre une sorte de bonheur personnel tout en sauvant la ville d’Unthank du sombre destin qui lui semble promis, alors que désormais la « créature » (le capitalisme libéral débridé) se déchaîne partout…

Soixante-cinq pages avant la fin, donc, l’extraordinaire épilogue voit la rencontre de Lanark avec son auteur, qui lui expliquera à la fois certains tenants et aboutissants de son histoire, tout en indiquant avec précision ses sources, ses emprunts, ses plagiats et ses « non-plagiats », pour un moment vertigineux de technique littéraire, renvoyant d’ailleurs explicitement au Kurt Vonnegut du « Breakfast du champion »

« – Je croyais que les épilogues venaient après la fin.
– En général, mais le mien est trop important. Même s’il n’est pas essentiel à l’intrigue, il procure une distraction comique à un moment où la narration en a douloureusement besoin. Et il me permet de faire passer de bons sentiments que je pourrais difficilement confier à un simple personnage. Et il contient des notes critiques qui épargneront aux chercheurs universitaires des années de labeur. »

Résonnant puissamment de Kafka, de Cortazar, de Joyce, de Vonnegut, ou encore de Mervyn Peake et de William Blake, influence majeure reconnue par Iain Banks (dont l’ « ENtreFER » constitue un hommage explicite à « Lanark »), cette œuvre essentielle d’un romancier qui est aussi un grand artiste plasticien nous confie avec magie le double récit et le feu d’artifice métaphorique de l’effondrement d’un homme et d’une civilisation par incapacité profonde à aimer.

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Lanark UK

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