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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Entre les deux il n’y a rien » (Mathieu Riboulet)

Une intense écriture de la naissance des engagements et du refus de la résignation.

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Publié en septembre 2015 chez Verdier, le douzième texte solo de Mathieu Riboulet, s’il inclut la quête adolescente et post-adolescente de la révélation du corps des hommes qui parcourait déjà plusieurs de ses œuvres précédentes (dit-on), l’inscrit ici dans un contexte historique bien spécifique, qui crée sur l’ensemble des 125 pages une fascinante et dure résonance politique, traçant le contour d’une génération sacrifiée et éteinte, entre années de plomb et années sida.

Avant 1871 l’histoire est pour moi celle des livres, romans épopées récits Roncevaux Michelet la Fronde Chateaubriand 89 Stendhal, en 1871 ça quitte les livres et ça vient s’écrire dans le corps de mon arrière-grand-mère qui, me tenant sur ses genoux quatre-vingt-quatorze ans plus tard, imprime en moi le souffle qu’elle a pris au sortir de Sedan et du massacre des communards. Ce n’est plus la fiction racontée dans les livres pour éclairer l’esprit, c’est celle qui sort de mes entrailles au plus fort des nausées, c’est le bonnet de laine noire de l’aïeule, ses mitaines, son crochet, ses bobines de coton, le panier à ouvrage et la soupe qui frémit, l’étroite maison jetée au creux du pays perdu où rien n’est advenu que le travail, la vie patiente, au loin le grondement inquiétant de l’histoire et devant soi le chemin creux et souvent dur jusqu’à la mort. Si longue à venir parfois qu’on se croit oublié, et qu’on frémit à l’idée de devoir durer : durer pourquoi et pourquoi pas mourir plutôt, pourquoi encore des jours et encore des travaux quand tant meurent dans les rues ? Benno Ohnesorg comme un chien le 2 juin 1967.

À la fois récit intime et réflexion politique nostalgique et lucide, sous le signe de Pier Paolo Pasolini abattu sur une plage romaine lui aussi comme un chien, comme ces dizaines de manifestants, opposants ou prisonniers politiques tombés sous les balles et les coups (ou les « suicides » par pendaison ou arme à feu au sein des quartiers de très haute sécurité…), à travers un jeune homme découvrant, revendiquant, brandissant en étendard révolutionnaire son homosexualité gourmande, joyeuse, acharnée, « Entre les deux il n’y a rien » déchiffre ce que furent peut-être la stratégie italienne de la tension, l’état allemand d’urgence, et aussi, en sombre creux, l’enlisement et l’évitement français, jusqu’à sa bouffée enflammée tardive et politiquement décalée.

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Benno Ohnesorg abattu (1967).

Cette facilité qu’on a à passer de l’enfance stupide, ignorante d’elle-même, à l’âge où le désir dévaste, met à genoux, le peu de temps que ça prend. Et les parents, ont-ils seulement dans leur tête le nécessaire pour faire tenir dans l’axe de leur vie le bambin qui gambade et le gamin qui suce, qu’un souffle d’air sépare ? Je dirai ça aussi, j’essaierai, tout ce que ça contient de révolutionnaire, de religieux, d’amoureux, de politique : sucer des bites. Même si plus personne ne le voit, même si chacun feint de penser que c’est trop dégoûtant, que ce sont là vieilles lunes, ringardises, impasses, errements, pornographie.
Nos aînés ont pensé cela, et son contraire parfois, tant d’autres choses aussi, je me refuse absolument à faire comme si rien ne s’était passé, comme si de 1967 à 1978 il n’y avait pas eu au cœur même de l’Europe en paix cette déflagration de violence qui laissa dans les rues les corps de centaines d’hommes et de femmes abattus comme des chiens. Je sais, ce n’est pas Verdun, mais Verdun c’était la guerre alors que là c’était la paix, comme des chiens dans les rues de la paix, abattus non pas comme des soldats mais comme des bêtes malfaisantes, partout, à Milan à Hambourg à Paris, les tranchées sont comblées, les fours crématoires refroidissent, tout repousse et pourtant on tue dans les rues pacifiées ces gamins qui ont en travers de la gorge d’être les fruits de ça : la guerre oblitérée et la course à l’oubli, rebaptisées prospérité.

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Relevant d’un projet littéraire sans doute bien différent (consistant peut-être, d’une certaine manière et entre autres, à poétiquement et incisivement rétablir la vérité d’un mythe confisqué par le pouvoir), le magnifique « Si les bouches se ferment » d’Alban Lefranc, reliant l’héritage nazi à peine enfoui sous le décor du miracle économique à l’indignation radicale de la Rote Armee Fraktion, est le texte qui m’a donné envie de choisir ce « Entre les deux il n’y a rien » pour aborder le travail de Mathieu Riboulet, que plusieurs personnes habituellement dignes de confiance me recommandaient depuis quelque temps.

Est-ce d’être restés par moi inaccomplis que les actes de mes aînés résonnent encore à quelques décennies de distance ? Se présenter à l’entrée de l’impasse où ils étaient engagés, quand notre tour fut venu, et même si nous en avons brièvement caressé l’idée, nous ne l’avons jamais sérieusement envisagé, et dans le bref entre-temps borné par la victoire de la droite aux législatives de 1978 et celle de Mitterrand à la présidentielle de 1981, nous avons, essentiellement, tenté de relâcher l’étouffement qui nous gagnait, et pour cela joui et fait jouir, vacillé aussi, à plus d’un titre. Puis ce que nous avons pris pour une respiration fut le début d’un rude hiver où comme des chiens nous fûmes abattus dans les chambres, les ruelles et les ports où nous allions joyeux car nous avions vingt ans et, pensions-nous, le monde avec nous. Et quand, sonnés, quinze ans plus tard, les survivants relevèrent le front, une fois l’épidémie contenue, ils virent que ne s’étaient pas seulement dissous leur jeunesse et leur prise sur les choses, mais aussi, corps et biens, leurs aînés et leurs gestes, leurs joies et leurs plaisirs, et jusqu’à ces désirs qui les avaient portés. Dans quel abîme cela avait-il pu sombrer ?

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Tranchante et intense analyse politique sous couvert d’une nostalgie rageuse, « Entre les deux il n’y a rien » propose aussi d’ausculter avec ferveur le mystère complexe des naissances et des morts de la conscience politique, la manière dont se construit à l’adolescence – et s’efface éventuellement plus tard – une identité, une non-acceptation de l’état de fait et de la loi du plus fort, le choc rétrospectif étincelant entre les perceptions d’une époque en première lecture, instantanée et contemporaine, et en lecture plus tardive, réfléchie et nourrie de l’expérience. Ce récit indompté, jamais apaisé ou résigné, et pourtant teinté d’une belle mélancolie, montre aussi comment une rage en dedans, certainement pas offerte par le diable – dirait sans doute ici Jacques Higelin -, mais construite avec résolution, résiste aux épreuves et au temps pour faire mentir le vieil adage cynique attribué souvent à Clémenceau et parfois à Gambetta et qui stipule en substance, au nom de quelque « devoir de maturité », que les convictions de ses vingt ans doivent être reniées à quarante.

J’avais sept ans, je ne pensais rien. Un an plus tard, Mai 68 en France, la chienlit que la droite a prise sur la gueule sans l’avoir vue venir, et qui, dans le fond, ne s’en est toujours pas remise, à preuve la rage vipérine suintant des propos de la clique réactionnaire, quarante ans plus tard, qui n’en finit pas de pointer du doigt les évidences sociales, politiques, culturelles, sexuelles, comportementales, éducatives mises au jour par cette vague qui balaya le monde occidental, pour en dénoncer la permissivité, le laxisme, le relâchement qu’elles ont induit dans le mouvement des peuples, en déplorer les conséquences délétères et appeler à leur renversement, ce qui témoigne à la fois de la très grande peur qui fut la sienne à ce moment-là, du vertige extrême qui l’a saisie à quarante ans d’ici à la seule idée de perdre une once de son pouvoir sur l’argent, les corps, la régulation des villes comme celle des champs, dont elle titube encore à se ressouvenir, et de son incapacité pathologique, aujourd’hui, à admettre qu’elle n’a pas la mainmise sur les fruits de cette pensée-là, les affects de ces heures-là, alors qu’elle l’a sur tout le reste, qu’elle a gagné sur toute la ligne, et qu’il n’y a plus personne pour lui contester ça.

L’écriture somptueuse de Mathieu Riboulet accomplit ce petit miracle, usant de la phrase « Entre les deux il n’y a rien », diversement travestie selon les occurrences, comme d’un leitmotiv poignant autour des choix et des non-choix, autour des impossibles alternatives : faire ressentir à chacune et chacun, au creux de l’intimité émotionnelle, intellectuelle et charnelle, à quel point est étroite la voie qui mène, contre vents et marées, à combattre tout en s’adaptant aux circonstances hostiles.

Trouvant parfois curieusement des accents presque volodiniens, dans les décombres des illusions plombées et stratégisées en tension, derrière le masque de la violence d’État sachant parfaitement s’accommoder de l’état de paix, Mathieu Riboulet nous offre un texte rageur et songeur, brutal et doux, essentiel.

Ce qu’on en dit sur Ombres Blanches est ici, et sur Encres vagabondes.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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