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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Prendre dates » (Patrick Boucheron, Mathieu Riboulet)

Intime et politique, questionnement sur le devenir du «nous», après les attaques terroristes de janvier 2015.

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prendre dates

Dans le sillage de l’hébétude et de la stupéfaction qui nous ont saisis en janvier 2015, l’historien Patrick Boucheron et l’écrivain Mathieu Riboulet livrent ici les réflexions et questions suscitées par les attaques terroristes, les obligeant à réfléchir sur le sens et le devenir du collectif, «à peupler le monde non en le sillonnant à coup d’avion mais en le regardant en face».

«Maintenant, un peu de courage, prendre dates c’est aussi entrer dans l’obscurité de cette pièce sanglante et y mettre de l’ordre. Il faut prendre soin de ceux qui restent et enterrer les morts. On n’écrit pas autre chose. Des tombeaux.»

Le livre s’ouvre sur le constat que la France, avant les événements, allait déjà très mal, laminée économiquement et idéologiquement depuis les années quatre-vingt, entraînée dans la spirale d’une décomposition démocratique, dont la poursuite des travaux du barrage de Sivens après la mort de Remi Fraisse en octobre 2014, comme si de rien n’était, était l’un des symboles les plus récents, une spirale devenue sans issue après l’échec de tant de contestations, et ayant entamé, et même paralysé, l’action collective et militante de bon nombre d’intellectuels de gauche (propos en forte résonance avec le livre de Mathieu Riboulet paru quelques mois plus tard : «Entre les deux il n’y a rien»).

«Car nous avons peu à peu déserté la grande place ouverte où nos corps se rejoignent pour prendre la parole parce que, même si nous savons bien que nous n’avons que ça, le corps et le langage, pour former tous les «nous» dont nous faisons partie, ou simultanément, ou successivement, nous nous sommes lassés de voir qu’ils ne faisaient plus la vie, mais l’imitaient seulement, parce que les transformations, vertigineuses, du monde ne nous tendaient plus rien que des miroirs lustrés, des habits séduisants, des illusions sociales, des enclos protégés, et à l’autre bout du spectre, des aumônes, de la graisse et du sucre, de l’indignité en pagaïe, pour ne rien dire des théâtres lointains dévorés par la pègre, les trafics, la haine, la guerre, l’envie. Nous l’avons désertée, sans le vouloir vraiment mais sans le regretter davantage qu’en passant.»

Mathieu Riboulet_0

Mathieu Riboulet

Au-delà de l’effroi et de l’émotion collective suscités par les attentats, et par leur exposition dans les medias, dans une société où le collectif est à la fois «suractif et désactivé», pour reprendre l’expression de Nathalie Quintane dans «Les années 10», Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet cherchent, avec humilité, tout en laissant entrevoir leurs doutes inscrits dans la durée et la complexité de l’Histoire, à surmonter le vertige pour énoncer une réaction, intime et politique, au plus près de ces événements qui ont jeté à terre un bon nombre des réflexes et des habitudes des intellectuels.

Paru en mai 2015 aux éditions Verdier, ce livre apparaît d’une grande justesse et une lecture nécessaire en cette fin d’année, ouvrant des pistes de réflexion pour ne pas se résoudre à la catastrophe, face à l’éclatement du collectif, aux impasses haineuses et meurtrières et face aux signaux, tous passés au rouges depuis quelques semaines, des menaces pesant sur la démocratie.

«Fragiles et tremblants, crevassés à force d’être immobiles comme le sont les vieillards alités, nos corps poreux se laissent gagner par le lexique guerrier. Et l’on se rend compte, incrédules et honteux, que tant d’heures passées devant le spectacle des horreurs du monde (mais aussi, oui, tu as raison, devant l’impeccable engrenage scénaristique des séries télévisées qui leur font écran) nous y a insidieusement préparés – sans doute pas pour y participer activement, encore qu’on ne sait jamais, mais au moins pour y acquiescer en employant les mots qu’il faut au bon moment.»

On peut lire une interview de Mathieu Riboulet réalisée par Serge Bonnery pour L’Indépendant ici.

Pour commander et acheter ce livre chez Charybde, c’est par là.

Patrick Boucheron

Patrick Boucheron

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

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