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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Partages » (André Markowicz)

Un journal de bord riche et éclectique, offrant une rare expérience de convergences littéraires, historiques et politiques autour de la traduction.

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Partages

À paraître le 26 août prochain chez Inculte Dernière Marge, « Partages » propose la somme réorganisée et partiellement réécrite d’une année (entre juin 2013 et juillet 2014) de chroniques « postées » sur Facebook par André Markowicz, connu en général avant tout de la lectrice ou du lecteur pour ses formidables traductions du russe, chroniques permettant d’insérer la lectrice ou le lecteur dans un fil continu de réflexions et de commentaires portant sur le métier de la traduction littéraire, mais ouvrant largement sur d’autres perspectives (l’histoire littéraire, le rôle de la langue dans la mise en scène théâtrale, la place de la poésie dans la société, les résonances entre l’art, l’histoire personnelle d’un Juif cosmopolite athée, et les montées ou résurgences des nationalismes et des crispations identitaires).

J’ai toujours été gêné d’écrire. Pas de parler, – d’écrire. Quand je rencontre des auditeurs, ou des lecteurs, je pense qu’un contact naturel s’établit, et, dans l’improvisation de la rencontre, avec les aléas des circonstances, je me sens libre. Face à une page blanche, et devant un lecteur que je ne peux qu’imaginer, je me sens toujours comme empêché. Sans doute cela vient-il du fait que, ce que je pense, je ne le pense qu’en mouvement, – dans la confrontation, dans l’échange. Mais c’est un handicap certain, de ne pas pouvoir écrire, pour quelqu’un à qui l’on demande sans cesse d’expliquer le pourquoi du comment de ce qu’il écrit… d’être obligé de faire entrer son expression dans un cadre dont, d’une façon ou d’une autre, on sent qu’il n’est pas fait pour soi, qu’il est trop strict, trop solennel, oui – trop écrit.
J’ai découvert Facebook en juin 2013 (très tard !…) et je me suis tout de suite senti soulagé. Si je considérais l’espace d’une page blanche de Facebook non comme une page de papier, mais comme un espace de temps, comme le lieu d’un entretien avec des gens dont je pouvais avoir des échos quasiment en direct, je ne me sentais plus seul devant le vide. C’était une autre forme d’entretien oral, une conversation – évidemment écrite, mais aléatoire, sans code, sans règle établie. Dans ce lieu improbable, pour ne pas dire bâtard, j’étais capable, me disais-je, de m’exprimer. J’ai très vite décidé d’utiliser ce « réseau social » non pas pour raconter ma vie ou donner des impressions fugaces de la façon dont je passais mes jours, mais comme un instrument, en réseau – une espèce de journal, qui serait public et ne serait nullement intime. Un journal qui me permettrait, au jour le jour, de parler de ce qui me paraissait important, de telle ou telle actualité, de parler de mon travail, de mes souvenirs, de revenir sur certains de mes textes, après dix, vingt, parfois trente ans d’oubli, de parler aussi du travail que je poursuis avec Françoise Morvan et de son travail à elle, dans toute sa diversité. Je n’avais pas de plan préconçu. Il s’agissait de voir si, au bout d’un an, il serait possible de réunir ces chroniques dans un livre – un livre aux contours flous, mais qui ne serait pas qu’une suite de pages désunies.

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Joseph Brodsky (1940-1996)

Projet légèrement effrayant tel qu’initialement exposé, pouvant faire redouter les écueils de narcissisme éhonté et de banalité qui guettent la plupart des « journaux en ligne », « Partages » les évite haut la main, à la fois joliment humble et véritablement ambitieux, pour donner à voir en direct et en détail les mécanismes d’association d’idées et de fertilisation croisée de différents travaux et de plusieurs thématiques, offrant une rare fenêtre intellectuelle et émotionnelle dans l’authenticité du travail de la traduction littéraire, et dans son rapport à la création artistique, à l’histoire et au monde contemporain.

Pour réussir ce passionnant tour de force, André Markowicz s’appuie bien entendu sur une impressionnante culture littéraire, incluant naturellement une connaissance profonde de la littérature russe, allant de Fédor Dostoïevski à Anton Tchékhov, dont les nouvelles traductions ont fait sa renommée, mais comprenant aussi Alexandre Pouchkine, Joseph Brodsky, (dont il nous avait donné un saisissant aperçu dans sa magnifique contribution aux « Vingt sonnets à Marie Stuart » édités par Les doigts dans la prose) Nicolas Gogol, Ivan Tourguéniev, Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova, Alexandre Blok ou encore Daniil Charms, associant in fine aussi bien les grands noms que les poètes moins connus, voire jamais traduits jusqu’ici en français.

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Nicolas Gogol (1809-1852)

D’où vient le sentiment de malaise que fait naître Gogol ? De la certitude où il était peut-être lui-même d’avoir écrit le Diable, et pas un diable métaphorique mais le vrai Néant, le Rien qui devient tout – le Rien qui se déploie, et qui rigole, et qui vous laisse, seul, démoli, réduit à lui. Du Révizor au Mariage, en passant par Les Joueurs, du Nez au Manteau jusqu’au Portrait – la même force vide qui vous vampirise. Cette force, elle éclate dans Les Âmes mortes. Et pas seulement parce qu’il s’agit de morts qu’on peut vendre parce qu’ils ne coûtent pas cher, vu qu’ils sont morts, mais qu’on peut vendre parce qu’ils sont encore vivants aux yeux de l’administration. Non, ce n’est pas le sujet qui est en cause. Il y a dedans, par-delà les passages comiques, les scènes d’anthologie, derrière une invention verbale proprement géniale, quelque chose qui vous ronge – un sentiment, oui, comme de possession par quoi ? par un regard terrifiant, sans compassion aucune, sans pitié sur les hommes et particulièrement sur ceux qui se démènent, tremblent et se haïssent sur cette étendue plate, immense, et insauvable qu’on appelle la Russie… L’image de la troïka qui fend l’espace et de l’ivresse du voyage rappellent dans l’Odyssée de Tchitchikov « Les Démons » de Pouchkine – qui donnent leur titre aux Démons de Dostoïevski : Un tournoiement entre les monstres vides.
Alexandre Blok, mourant en 1921, l’avait écrit : « Elle nous a bouffés, notre brave mère patrie russe, comme une truie ses porcelets… » – Gogol, sidéré lui-même par l’ampleur du désastre qu’il reflétait, s’est, sans métaphore aucune, au sens le plus concret du terme, retourné dans sa tombe.

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Alexandre Pouchkine (1799-1837)

Au-delà de cette culture profonde et variée, André Markowicz nous offre aussi une belle capacité à la digression enrichissante, qui reste toutefois soigneusement contrôlée, pour un journal écrit « au fil de l’eau », une rare manière  de lier le questionnement sur la poésie et sur la langue au rythme, à la lecture à voix haute et à la mise en scène théâtrale, nourrie de dizaines d’expériences vécues, de rencontres avec lecteurs, acteurs et directeurs, une démonstration vivante d’insertion de la poésie, qu’elle soit russe, bretonne ou chinoise, ancienne ou moderne, dans le fil du contemporain, une humilité dans le questionnement qui, sans rien renier en termes de ferveur et de lucidité, crée un pont bienvenu avec l’expérience sensible de la lectrice ou du lecteur.

La traduction d’Eugène Onéguine, c’est, oui, de loin, de loin, de loin, la chose la plus importante que j’aie faite de ma vie – et je ne dis pas que l’intégrale de Dostoïevski, ce n’est rien du tout… Et je ne peux pas expliquer pourquoi, parce que, soit on comprend, soit on ne comprend pas. Je le dis souvent : une fois qu’on est entré dans Onéguine, qu’on a, non pas « compris » (il n’y a rien à comprendre, pas de sens caché, rien – tout est à la surface), mais « senti », alors, vraiment, votre vie change, et vous vivez dans ce sourire, ce sourire d’une tristesse infinie, mais dont émane une lumière étonnante : quelque chose d’intime (je veux dire que ça parle à chacun de nous différemment, selon sa vie, son enfance, ses propres souvenirs) et de totalement universel. Et, je le redis, léger. Et je repense, une fois encore, à cette phrase d’Alexandre Blok, en 1921, avant de se laisser mourir : « Notre mémoire conserve depuis l’enfance un nom joyeux : Pouchkine. Ce nom, ce son emplit de nombreux jours de notre vie. Les sombres noms des empereurs, des chefs de guerre, des inventeurs d’armes de destruction, des bourreaux et des martyrs de la vie. Et, à côté d’eux, ce nom léger : Pouchkine. »
Cette légèreté-là, c’est ce qui fait que j’aime si fort la langue russe, et la Russie (et que je suis tellement blessé par son histoire).

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Françoise Morvan

Il ajoute à cela une joliment surprenante méthode informelle, secrète, pour faire converger au fil des pages les différentes thématiques apparentes, s’appuyant tour à tour sur l’expérience concrète de la traduction, de la bataille avec la langue et avec le rythme, sur les souvenirs familiaux du shtetl, de l’errance, de la fuite et de l’Holocauste, bien entendu, mais aussi sur la curiosité boulimique face aux autres cultures que celles déjà connues ou maîtrisées, ou sur le décortiquage plutôt minutieux d’un certain nationalisme linguistique breton (dont il est un observateur de toute première main à travers les démêlés de sa compagne Françoise Morvan avec certains excités de ce sérail), mis audacieusement et sans jugements excessifs en parallèle avec les dérives possibles observables ces dernières années un peu partout, mais notamment en Russie ou en Israël.

Grâce à une écriture qui navigue avec bonheur entre la précision érudite et l’informel du dialogue à bâtons rompus (fût-ce par Facebook interposé), qui déroute fructueusement par moments, mais propose in fine une approche bonhomme et décomplexée de questions littéraires réputées complexes, André Markowicz nous propose bien une mise en application au quotidien, proposée sans fard et sans dissimulation, d’une ouverture au monde et d’une quête passionnée de diversité et de richesse, bien au-delà des cloisonnements traditionnels ou toujours prêts à être réaffirmés.

André Markowicz sera libraire invité chez Charybde le 27 août prochain, où il présentera sept livres divers qui lui tiennent à cœur, alors que les libraires évoqueront son « Partages » et son « Ombres de Chine ».

Pour acheter le livre chez Charybde à partir du 26 août, c’est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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