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Notes de lecture 2019, Nouveautés

Note de lecture : « Le dernier départ » (Guennadi Aïgui)

Incisif et lancinant, un hommage poétique à la statue singulière d’un commandeur de l’humanité résistant à la barbarie.

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Le_Dernier_Depart

« Le dernier départ » de Guennadi Aïgui, publié en avril 2019, est l’un des tous premiers textes incarnant les éditions Mesures, créées par André Markowicz cette année « pour ouvrir une zone de liberté, en marge des grandes maisons d’édition, proposer des livres à la fois simples et précieux, à tirages limités, numérotés et signés, pour faire connaître des textes littéraires inédits ou introuvables ».

le visage
assombri
la continuation
de la Dernière Porte

Il faudrait, autour de cette superbe édition bilingue (russe-français), traduite par André Markowicz lui-même, lire tout ce qu’il a pu dire et suggérer à propos du poète russe dissident, notamment au fil des deux premiers tomes de ses « Partages » (ici et ici).

– soudain, ce coup dans la figure : or il y a bien eu
une autre main
blanche – sur la rambarde rouge du balcon
auprès des azalées –

Guennadi Aïgui (1934-2006) fut l’un des représentants les plus secrets, les plus humbles peut-être, de la littérature dissidente de la défunte Union soviétique. Descendant d’une lignée de paysans et de chamanes tchouvaches (donc exposé à un destin volodinien, pourrait-on dire), il fut expulsé de l’Université et relégué de facto à la publication clandestine à partir de 1958, lorsqu’il refusa de condamner son ami Boris Pasternak après la disgrâce liée à la parution du « Docteur Jivago ». En 1988, après trente ans d’interdiction de voyager hors d’Union soviétique, il se rend à Budapest à l’invitation d’un groupe de poètes hongrois (qu’il avait traduits jadis en langue tchouvache), à l’occasion de l’inauguration de la statue de Raoul Wallenberg sculptée en mai 1987 par Imre Varga. Les quinze pages du « Dernier départ » constituent l’hommage du poète russo-tchouvache au diplomate suédois ayant sauvé en prenant tous les risques des milliers de juifs hongrois de l’extermination nazie.

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01.orig

la ville des chardons – seule reste
sans repos, cette
main : qui s’est incarnée
en Consolation éternelle
des consolés depuis longtemps  : elle est restée : ô – sans
personne et sans rien – la Consolatrice
la plus
solitaire du monde
la main –

En proposant son propre déchiffrement, ô combien singulier, de cette mystérieuse main de Wallenberg et de son geste à toujours réinterpréter, Guennadi Aïgui ne se contente ni d’explorer les replis de l’art du grand sculpteur hongrois  ni de célébrer l’extrême humanité du diplomate suédois : il lance aussi, par-dessus les décennies enfuies, un poignant cri chuchoté qui s’insinue au creux et au cœur des mécaniques d’oppression et de destruction, pour y retrouver la trace d’un engrenage oublié, d’un grain de sable qui peut faire déraper les trains de la mort lancés à toute vapeur sur des rails bien trop organisés. Et, comme le permettaient – en quatre langues – les extraordinaires « Vingt sonnets à Marie Stuart » de Joseph Brodsky, voici aussi une belle occasion, pour peu qu’on déchiffre le russe, de se pencher avec André Markowicz, comme il nous y encourage en permanence dans ses interventions sur un certain réseau social, même simples lectrices ou simples lecteurs, sur les mécanismes de la traduction poétique, de l’enchantement du rythme et de la syncope, de la transposition et de l’écoulement, avec ces vers particulièrement incisifs et lancinants, dans une langue comme dans l’autre.

Le Temps
spectralement-charogne – est devenu
(oh, pas trop tôt)
minute pour accopagner
la depuis longtemps

– la Depuis-longtemps infinie… –

(… ils c h a n t e n t …) –

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À propos de Hugues

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