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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « L’appartement » (André Markowicz)

Comment un petit appartement hérité à Saint Pétersbourg devient le vortex d’une mémoire de rêves concrets et de vies abstraites.

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La porte était restée fermée, les murs
n’avaient pas ondulé non plus, mais elle,
on aurait dit comme par effraction,
ou justement, sans effraction aucune,
un cycle des poumons, oui, juste un souffle,
peut-être pas assise, car, pour dire
assise j’aurais dû la regarder
ou même un peu tourner les yeux vers elle,
était dans les parages du fauteuil,
au sens où c’est de là que me venait
la sensation de la présence d’une
source – pas d’énergie, mais, au contraire,
d’aimantation.

L’idée que quelque chose
s’était, et là encore, pas cassé,
mais transformé définitivement –
on sait qu’on passe ainsi d’un temps à l’autre
en un clin dœil ; l’idée, à la seconde,
que je me souvenais d’un temps sans elle,
plutôt d’un temps avec et puis, bien sûr,
sans, et l’effet du timbre de sa voix
devenue d’ombre.

L’impression première
n’était ni de surprise ni de peur
mais une nostalgie de ce fauteuil
dans l’angle droit de la bibliothèque
où je pouvais rester sinon des heures
du moins de longs moments à écouter
le silence se faire dans l’haleine
et s’instaurer un autre rythme, plus
flou, moins compact, avec ses propres lignes,
ses aventures sans besoin de mots,
et, seul, dans la pénombre, sa façon
de me laisser moi-même lâcher prise
et me permettre d’être sans regard,
mais, mis à part cela, je me sentais
normal, en fin de compte, pas suivi,
et pas surpris non plus, – elle était là.

Après « Partages » en 2015 et « Partages 2 » en 2016, alors que cette aventure littéraire et intellectuelle unique continue sur un grand réseau social mais s’arrête (provisoirement espère-t-on alors) sur le papier, André Markowicz nous offre en 2018, toujours chez Inculte Dernière Marge, ces 150 pages de souffle poétique conduites presque d’une seule expiration, pour construire, dans l’urgence, un point d’ancrage mémoriel au déchaînement des passions obsessionnelles et à l’entrechoc toujours prolifique, presque magique, de la poésie, du théâtre, de la Russie, de l’histoire intime et collective, de la politique jamais en repos – contre tant de discours abandonistes ambiants : ce havre secret, humble et malmené, prend ici la forme d’un appartement modeste situé à Saint Pétersbourg, appartement dans lequel vivait depuis 1918 Léna, la grand-mère de l’auteur, appartement dont la famille hérite à sa mort, appartement qu’éclairent de noir, de blanc et surtout de gris les belles photographies de Bérangère Jannelle, tandis que le vers libre se déchaîne.

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caption

quand elle est morte, le matin suivant,
ma mère me raconte au téléphone,
je rapporte l’histoire telle quelle,
entre autres choses, d’une voix que j’ai
sentie, bien sûr, assourdie par le deuil
mais comme encore plus lointaine et plus
douce à la fois, ceci, – Léna venait,
quasiment au réveil, de l’appeler
en lui disant qu’elle avait fait un rêve,
ou pas un rêve, justement, puisqu’elle
avait été réveillée dans la nuit
par un rideau qui bougeait dans sa chambre,
elle avait sursauté, avait eu peur,
et elle l’avait vue, de ses yeux vue,
quelques secondes, très distinctement,
dans ce manteau d’hiver qu’elle avait mis
en partant pour la France et ce béret
de laine mauve, et Léna racontait
que ma grand-tante lui avait souri
et dit : « Tu vois, je suis rentrée à la
maison, enfin » et avait disparu, –
j’écris ça, que veut dire « disparu »,
évaporée, ou, comme dans un rêve
on passe d’un moment à l’autre sans
pause, sans rupture, juste l’ombre
de l’instant précédent qui reste encore
un peu et qui s’efface et l’on ne garde
que cette espèce de halo léger
de quelque chose qu’on a senti être,
je n’en sais rien, j’essaie de reconstruire
ce moment-là, je ne sais qu’une chose,
Léna n’avait senti aucune peur
en la voyant, sinon de son réveil,
bizarrement, pas même de surprise,
comme une espèce de sérénité
en retournant le plus tranquillement
du monde au lit dormir encore un peu,
et, appelant ma mère, elle était sûre
qu’elle était morte, et morte soulagée, –

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Encadré, scandé ou comme tenu à bout de bras et de souffle par quatre poèmes jouant les projecteurs obliques autant que les tuteurs bienveillants, avec Anna Akhmatova, Vladislav Khodassévitch, Alexandre Pouchkine et Arséni Tarkovski, « L’appartement » déploie tout l’impressionnant volume de jeu du poète et conteur hors normes qu’est André Markowicz, glissant de la nature du vers comme marqueur d’une aire culturelle (on songera aussi au travail de Jacques Réda dans « Quel avenir pour la cavalerie ? ») à la présence diaphane et pourtant insistante de Léna, de la caractérisation d’un drame carcéral fantôme vécu par Volodia aux méandres de la rapacité sous contraintes, des impasses poignantes de la nostalgie aux foisonnements de la création poétique et théâtrale. À la fois symbole évolutif de tout ce qui peut « ne pas aller dans le bon sens » et source vive – sous ses airs décharnés – d’un ancrage mémoriel à géométrie variable, « L’appartement » nous enchante de son souffle inépuisable et de ses paradoxes virevoltants.

on arrivait, l’argent ne valait rien,
autre raison pour que moi-même, alors,
je me regarde comme un criminel,
ce n’est pas que j’avais « trahi les miens »,
je n’avais rien trahi ou pas trahi,
mais je voyais les amies de ma mère
qui travaillaient jusqu’à quatre-vingts ans,
moi, je faisais les courses pour deux jours,
je dépensais le montant des retraites
qu’elles ne touchaient, elles, qu’en retard,
après leur vie d’épreuves, de travail,
de restrictions, ou non, pas même, un autre
mot (…)

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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