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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Aquariums » (J.D. Kurtness)

Roman de passions joliment dévorantes et d’éducations atypiques bien digérées, de transmissions essentielles à travers les âges et d’écosystèmes en phase avancée de décomposition, « Aquariums » réussit le pari rare d’un pessimisme apocalyptique transformé sous nos yeux en paradoxal principe Espérance.

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Kurtness

Mon projet de doctorat consistait à reproduire les conditions de vie du récif de corail du Bélize. Je souhaitais secrètement que mon gouvernement me finance des vacances dans les Caraïbes, mais dans les faits, je n’ai passé que quelques jours sur place au cours de ces trois années de recherche, juste assez de temps pour recueillir mes échantillons. Toutes les données relatives à leur existence avaient déjà été compilées. Mon objectif était de les reproduire in vitro. Aucune importance qu’il fasse – 27 degrés Celsius à l’extérieur du laboratoire.
Mon passage à la douane fut l’incident le plus excitant de ma vie à ce jour. J’ai dû mentir aux douaniers, sinon j’y serais encore. J’ai prétendu rapporter des échantillons de dix-sept espèces différentes. En réalité, j’en avais au-delà de trois mille stockés en quantité microscopique dans les cinq glacières de haute technologie prêtées par l’université. Beaucoup d’œufs. Je me suis concentrée sur les espèces que je pouvais transporter sans trop de problèmes. Aucun requin-baleine dans mes bagages. J’ai identifié tous les échantillons avec des numéros, il était donc impossible de connaître ce qu’ils contenaient à moins d’avoir ma liste de correspondance ou un microscope à portée de mains. J’avais les autorisations environnementales nécessaires pour les quelques espèces déclarées, mais j’ai quand même dû poireauter près de quatre heures aux douanes canadiennes pendant qu’on manipulait les poches d’eau branchées au micro-ordinateur de leur glacière. Heureusement que les douaniers n’ont pas trop creusé. Ce n’est pas comme si j’allais approvisionner un réseau illégal d’espèces aquatiques exotiques. Mon ambition était à l’opposé du braconnage. Je souhaitais sauver ces espèces. Mon aplomb de doctorante et un peu de jargon scientifique ont été convaincants. Soulagée, j’ai pu quitter l’aéroport avec ma précieuse cargaison. Il était temps, les batteries des glacières étaient vides. J’ai pu les recharger dans la navette venue exprès pour moi, mais on a dû s’arrêter toutes les heures aux bornes de recharge pour que le véhicule se rende jusqu’à l’université.
Quatre-vingts pour cent de mes minuscules passagers ont survécu au transport. En partant pratiquement de zéro, j’ai cultivé chaque espèce de manière individuelle ou en très petits groupes en attendant d’obtenir une biomasse assez importante pour faire cohabiter tout ce beau monde. Il y avait des aquariums partout dans les laboratoires, dans les classes, chez moi, chez mes amis, chez mes collègues et chez mes professeurs. J’utilisais le système de gestion d’aquarium sophistiqué que vendent les animaleries, celui avec des ampoules DEL, une pompe et des régulateurs de température et de salinité. Henri a trafiqué l’application qui vient avec le système pour qu’on puisse travailler avec plus de variables. Je contrôlais des dizaines d’écosystèmes avec mon téléphone intelligent. Je recevais une alerte quand quelque chose n’allait pas. Inutile d’expliquer pourquoi je n’ai pas beaucoup dormi au cours de ces trois années.

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Émeraude Pic est une jeune biologiste marine québécoise de haut vol, dont la thèse sur la reconstitution d’un écosystème tropical du golfe du Mexique, mise en pratique in vitro avec un tel succès qu’elle en retire peu ou prou le sobriquet de reine des aquariums, lui vaut d’être embarquée à bord du Charlie Chopine, navire scientifique devant tenter de reproduire ce petit miracle dans un environnement arctique désormais profondément dégradé. Alors qu’elle rejoint le port d’embarquement, perdu tout au nord du Québec, une épidémie redoutable, après avoir été négligée pendant des mois (tous les virus ne sont pas forcément serviables quant à leurs périodes d’incubation et de contagiosité), commence à se déchaîner sur tout le territoire.

Prise au piège de (ou au contraire protégée par) la capsule de survie qu’est devenu de facto le Charlie Chopine, elle voit défiler en un monologue intérieur férocement humoristique (et parfois extrêmement caustique) l’enfance et l’adolescence qui l’ont menée là, et qui l’ont aussi conduite à avoir pour meilleur ami Henri, enfant très à part du fait de sa mortelle ultra-sensibilité au rayonnement ultra-violet, devenu un génie de l’informatique désormais en charge de plusieurs aspects cruciaux de la première mission spatiale habitée vers Mars, qui s’élançait justement ces jours-ci… Si l’on ajoute dans ce paysage mémoriel façonné par les hasards et les nécessités humaines, sociales et, jadis ou naguère, coloniales, un vaisseau hauturier secouru par la tribu locale d’un peuple premier, une authentique sorcière versée en herbes et en philtres, un dantesque combat préhistorique entre un cachalot et un calmar géant (le Scott Baker de « Dans les profondeurs de la mer repose le sombre Léviathan » ne sera, à ce moment-là, pas si loin, de même qu’en des espaces voisins pourraient se glisser aussi bien les « Abysses » de Rivers Solomon que le « Superluminal » de Vonda McIntyre – dont on vous parlera prochainement sur ce blog), on obtient un cocktail magique, joliment déroutant et, par bien des aspects, étrangement prémonitoire si l’on pense à la date de son écriture.

Le plus beau jour de sa vie, une bête immense a sombré dans les abysses. Le squale savait que ça allait être gros. Les effluves étaient faibles, mais elles étaient partout. L’eau en était saturée. Il a d’abord passé plusieurs heures à tourner en rond, à chercher leur provenance précise, avant de s’élancer. Il a nagé longtemps pour se rendre jusqu’au cadavre. Il n’était pas le premier. À mesure qu’il se rapprochait de sa cible, il percevait la présence de centaines d’autres charognards en train de se gaver. Il est arrivé à temps. Il restait amplement de nourriture pour lui et toutes les créatures réunies pour festoyer. Les odeurs, la richesse de la chair, les pulsions électriques émises par ses congénères : la frénésie l’avait gagné à son tour. Jamais il n’avait autant eu conscience de son corps, de la force de sa mâchoire, du plaisir qu’il avait à rouler sur lui-même pour arracher des morceaux de suif gros comme sa tête. Un repas copieux exceptionnel qu’il a mis des mois à digérer en pourchassant une énorme femelle. Il menait une existence parfaite.

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Publié en 2019 au Québec chez L’Instant même, puis en 2021 en France dans la collection Courant alternatif des Moutons Électriques, le deuxième roman de J.D. Kurtness, deux ans après « De vengeance », nous propose le fabuleux mélange réussi, aux proportions méticuleuses, d’une saveur apocalyptique songeuse que l’on trouverait par exemple chez l’Emily St. John Mandel de « Station Eleven » et d’une imprégnation profonde des équilibres délicats des écosystèmes marins de l’extrême, tels qu’en rendait compte le grand Barry Lopez de « Rêves arctiques ». Et cela mâtiné avec justesse d’une dose d’émancipation adolescente joueuse – against all odds, pourrait-on dire – qui évoquerait la Marie-Andrée Gill de « Frayer » ou de « Chauffer le dehors ». Et tout cela brillamment servi par une écriture rusée, sachant pratiquer le véritable mine de rien, aussi à l’aise dans les moiteurs sauvages des internats de jeunes filles que dans les arcanes des techniques de réfrigération et d’oxygénation en biologie marine, dans les rituels conjuratoires d’une autre époque et dans les caractéristiques d’incubation et de transmission de nouveaux virus mutants issus de celui de la rage. Dans la Montreal Review of Books, Roxane Hudon note très finement que ni Émeraude ni Henri ne deviennent ce qu’ils sont (la traduction de l’anglais est ici de mon cru) uniquement du fait de circonstances sociales ou d’aléas d’éducation, mais bien à la fois du fait d’une transmission spécifique de quelque chose qui vient de loin, et d’une curiosité scientifique presque sans bornes. Et c’est ainsi que « Aquariums » s’inscrit aussi pleinement dans ce courant littéraire passionnant que l’on pourrait nommer, à l’image de la « Trilogie climatique » de Kim Stanley Robinson et de l’un de ses noms d’usage, le scientifique politique, ou plus exactement l’exploration des possibilités d’action politique et intime de la science contemporaine – une fois définitivement débarrassée de la mythologie délétère du progrès à tout prix devant d’abord nourrir les profits du capital.

Elle a une pensée pour sa descendance. L’aînée n’a mis au monde que des mâles qui s’en sont allés quelques semaines après le sevrage.
Quel bonheur de voir ces petits êtres dodus et peureux se transformer en adolescents joueurs et aventureux ! Les cousins se rassemblent en bande. Ils partent ensuite conquérir de nouveaux territoires à la recherche de femelles inconnues à séduire. Les plus téméraires chargent et fendent la banquise là où elle est la plus épaisse. Les plaies qu’ils s’infligent témoignent de leur vigueur. Certains, moins forts ou au crâne plus mou, meurent noyés.
Elle n’a revu que trois de ses enfants au cours de sa longue existence. Son premier, elle l’a croisé quelques heures à peine après qu’il ait fièrement quitté le groupe de tantes et de cousines. Il flottait, la langue arrachée. Le travail des épaulards. Des requins s’affairaient à cisailler la graisse épaisse qu’elle avait scrupuleusement évaluée chaque jour de l’année qui venait de s’écouler. L’instinct maternel lui avait fait frapper le cadavre, les requins, tout ce qu’il y avait autour. Ses rugissements ont été entendus à des kilomètres à la ronde. Des parents, qu’elle n’avait pas croisés depuis des années, l’ont trouvée défendant la dépouille en vain. Elle n’a aucun souvenir des mois qui ont suivi.
Un harpon a terminé sa course dans le crâne du deuxième. Elle ne l’avait pas revu depuis soixante ans quand, par un malheureux hasard, elle a reconnu son appel de détresse. La suite de basses fréquences avait le même rythme que lorsqu’il était petit. Son instinct l’a poussée à en chercher la source et à ignorer la peur qui lui ordonnait de fuir dans la direction opposée. L’eau était rouge. Elle n’avait jamais vu autant de sang et de cadavres au même endroit, et pourtant elle avait échappé à plusieurs chasses terrifiantes. Deux neveux faisaient aussi partie des victimes. Le navire-usine hissait lentement les carcasses dans sa cale. Les chasseurs ont laissé derrière près de la moitié des proies qu’ils avaient tuées ce jour-là, faute de place. Quelqu’un avait la gâchette enthousiaste au canon-harpon.
Le troisième, elle l’a croisé beaucoup plus au sud, quand il fut à nouveau possible de s’y aventurer sans se faire empaler. Ils se sont vus souvent, en fait, durant les quelques décennies où elle avait pris l’habitude de longer la côte jusqu’à la limite des eaux chaudes qu’elle pouvait supporter. Moins gras qu’elle, il était plus rapide. Elle le trouvait beau, sa peau portait très peu de cicatrices. Il n’avait pas besoin de défoncer la glace pour respirer aussi souvent que ses parents du nord. Puis, un soir, tout heureuse de reconnaître son chant au milieu de la baie habituelle, elle avait découvert un individu maigre qui nageait lentement au prix d’un effort terrible. Il traînait avec lui de longs filaments dont il ne pouvait se défaire. Incapable de plonger, il allait certainement mourir. Sans se retourner, elle avait quitté cette baie riche et bruyante pour amorcer en solitaire sa migration vers le nord.

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