Entre un ordo-libéralisme de surveillance porté à son paroxysme et de dérisoires havres radioactifs, une dystopie mélancolique et radicale.
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Je n’avais jamais imaginé que cela m’arriverait à mon tour. Je le savais bien pourtant, personne n’était à l’abri, il suffisait d’un mot de travers, d’une maladresse ou d’un peu de malchance pour être happé par la grande broyeuse. J’avais vu placés sous enquête administrative des ministres, des chirurgiens célèbres, des universitaires, des tribuns ouvriers, mais aussi de simple quidams qui avaient eu un jour la mauvaise idée de se trouver au mauvais endroit au moment où il ne fallait pas. Mais quand on a décidé de ne pas ajouter foi aux mauvais présages, on ne voit rien, même quand la foudre tombe à proximité.
Et puis un jour elle s’abattit sur moi, cette glu poisseuse que la Faculté appela par la suite angoisse administrative. Cela commençait par de petits signes auxquels on ne fait pas attention. Un collègue de longue date avec qui vous aviez l’habitude d’échanger des plaisanteries à la machine à café prétextait une urgence, un oubli soudain, pour fuir à votre approche, se dérober au moment de prendre l’ascenseur en votre compagnie. Les deux secrétaires attitrées de votre service, avec qui vous vous amusiez jusque là à entretenir des rapports galants, plongeaient le nez dans les dossiers ou semblaient hypnotisées par l’écran de leur ordinateur dès que vous mettiez le pied dans leur bureau. Elles ne riaient plus jamais. Vous demandiez, Mais où en est donc la réunion tant annoncée du Comité de coordination, et l’on vous répondait, Elle a déjà eu lieu il y a trois jours, vous constatiez qu’on avait oublié de vous y convoquer. Quant aux pots de fin de journée qu’on improvisait dans des bureaux ou dans un bar du quartier, ils semblaient avoir été supprimés ou alors on les organisait dans votre dos, vous en entendiez parler deux jours après. Il se faisait autour de vous un silence d’autant plus difficile à définir que, si vous aviez la naïveté de demander, Y a-t-il un problème, on vous répondait, Mais non, mon vieux, tout va pour le mieux, pourquoi poses-tu cette question ? S’interroger c’était déjà manifester de l’inquiétude, et manifester de l’inquiétude c’était un premier aveu de culpabilité.
Le dilemme dans ce genre de circonstance était de savoir s’il valait mieux faire le mort, tenir avec aplomb le rôle de l’innocent qui n’a rien à se reprocher et n’a rien remarqué, ou alors jouer les outragés et s’étonner en toute candeur d’avoir été mis à l’écart de tous les dossiers en cours. Le choix entre les deux options se jouait à pile ou face, mais dans la situation angoissante qui était la sienne, le paria penchait généralement pour la seconde, espérant au moins tirer l’affaire au clair et dissiper le malentendu, rêvant de s’entendre dire que tout ça n’était rien, qu’il se faisait des idées.
Fonctionnaire relativement exemplaire et presque tout à fait sans histoires, le capitaine Jimmy Durante est un officier des Organes, plus exactement du département des Études, l’une des branches du puissant ministère de la Sécurité. Compromis à son insu dans un changement d’alignement politique qui le dépasse totalement, loin au-dessus de son niveau de paie et de responsabilité, il est en revanche bien placé pour savoir ce que représente ici une disgrâce. Avec l’aide d’un vieil ami – qui lui doit un service – d’un rang équivalent au sien, ailleurs dans l’Organisation, il parvient à fuir in extremis, juste avant d’être placé sur la dangereuse liste noire, vers le seul lieu accessible aux réprouvés disposant tout de même d’un peu d’argent et d’entregent (ou de connaissance intime de la sécurité, ce qui est bien entendu son cas) : la Péninsule.
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À la suite de la directive n°417 du CMS dite Restructuration et rationalisation, on s’en souvient, les pouvoirs publics avaient commencé à interner dans les centres médicaux fermés (CMF), sans droit de visite, les vieillards et les grands malades restés à la charge de l’État. Les richissimes échappaient aux rafles grâce à de coûteuses assurances privées, les membres de la Nomenclature avaient droit d’office à la carte Santé Plus, elle allait de pair avec le logement de fonction et le passeport A, c’est-à-dire le droit de résidence dans les grandes villes et les zones prioritaires. Tous les autres étaient dirigés vers ces centres médicaux fermés, bientôt rebaptisés « camps sanitaires », dès qu’on leur diagnostiquait une maladie grave ou contagieuse. Dans les milieux informés, chacun savait que dans les CMF on ne soignait aucune maladie, on se contentait d’euthanasier, mais c’était un sujet tabou. Un groupe d’opposition fit circuler une tribune intitulée Déportation et mise à mort, qui parodiait la directive n°417 du CMS. L’appel fut relayé par des médias et connut un certain retentissement. Pour la dernière fois le gouvernement fut obligé de s’expliquer devant le Congrès, mais aussitôt après il promulgua un décret spécifique punissant de prison ferme « toute mise en cause délibérée des politiques de santé publique ayant pour but de désinformer ou démoraliser les populations ».
Presqu’île isolée mise en quarantaine définitive après un terrible accident nucléaire, la Péninsule est un refuge et un cul-de-sac, sous les radiations aléatoires mais persistantes, où d’étranges communautés coexistent en attendant la fin de leurs vies, à l’égard du système, tout en repoussant chaque fois que nécessaires les assauts de délinquants et de vandales à la petite semaine qui essaient de s’implanter encore plus clandestinement qu’eux dans ce vrai-faux havre aux coutumes acérées où l’argent est roi, comme ailleurs. Dans cet univers restreint et largement hors d’âge où il doit vivre et composer avec d’incertains personnages tels que Oncle Ho, Ariston Pitt, Mathilde Van Meegeren, Guido Borsellini, Pomodoro, Wilkinson, ou, surtout, la belle Valentina Ordjonikidze (dont le violoncelle apportera ici une tonalité presque post-exotique), Jimmy Durante parviendra-t-il à trouver une place qui ne se réduise pas à un très provisoire strapontin susceptible de se rabattre à tout moment ? Et le souhaitera-t-il ?
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Partout ailleurs dans les bureaux, tout le monde se méfiait de tout le monde. Sauf pour nous qui connaissions les angles morts et les failles des systèmes de surveillance, les faits et gestes des uns et des autres étaient captés en permanence dans l’ensemble de l’espace public, toute dénonciation un peu circonstanciée pouvait être vérifiée, il suffisait d’éplucher les données des appareils de contrôle pour retrouver la phrase incriminée, eût-elle été chuchotée à l’oreille en pleine rue. Deux mots de travers, et la machine inquisitoriale se mettait en branle. Il pouvait arriver, à l’occasion d’une fête un peu trop arrosée, que quelqu’un se laisse aller à des plaisanteries sur des sujets délicats. Généralement on faisait comme si l’on n’avait rien entendu. Mais parfois la remarque imprudente parvenait à une oreille malveillante. Ainsi un jeune collègue fraîchement promu aspirant contrôleur, voyant notre décontraction et le cynisme de bon aloi qui avait cours dans notre service, avait été saisi d’une sorte d’euphorie, En somme, avait-il hoqueté sous l’emprise de produits stupéfiants, il suffit pour avoir la paix de passer sous silence le fait que les Chinetoques mènent le monde et qu’on achève les vieillards, du moins si j’ai bien compris… Il avait bien proféré les mots impensables, Les Chinetoques… On achève les vieillards… Le double sacrilège aurait pu se perdre dans le brouhaha, mais un témoin de la scène avait rapporté la phrase à l’échelon supérieur. L’aspirant contrôleur, qui entre-temps avait dessoûlé et ne se souvenait de rien sinon de s’être amusé comme jamais dans sa vie, avait reçu une citation à comparaître devant ces messieurs de la Commission interne. Il n’était plus jamais ressorti de leurs bureaux et personne ne savait ce qu’il était devenu, ou plutôt nous nous en doutions tous, mais sans savoir exactement quel traitement on lui avait infligé, dans quel camp intermédiaire ou de transit on l’avait interné. Telle était la règle du jeu : on encourageait chacun à la prudence, on évitait la délation, mais si par malheur quelqu’un tombait, plus personne ne le connaissait, on détournait le regard même lorsque par mégarde on lui marchait dessus.
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Publié en 2015 dans la collection Notab/lia des éditions Noir sur Blanc, le sixième roman du journaliste québécois Louis-Bernard Robitaille, qui vit à Paris depuis 1972, où il fut très longtemps le correspondant permanent du quotidien La Presse, nous propose une étonnante dystopie à tiroirs. Une société de surveillance ultra-dominatrice, société qui, malgré le vocabulaire souvent emprunté à l’ex-Union soviétique, est bien celle de l’ordo-libéralisme contemporain, sécuritaire, spectaculaire et marchand, sous des traits hélas pas si outrés que cela (que l’on songe par exemple déjà, dans la manière de manier le droit et la règle « pour le bien de tous », au superbe « À l’aide ou le rapport W » d’Emmanuelle Heidsieck), y coexiste avec un microcosme, refuge de rejets (jusqu’à quel point ?) du système, toléré car inoffensif (ou même utile, par des passages secrets toujours à découvrir), petite anarchie ploutocratique où le statut de la bienveillance demeure ô combien incertain, où la loi du milieu et celle de la nostalgie cohabitent sans accrocs majeurs, mais sans horizons définis non plus. Dans une atmosphère qui pourrait évoquer aussi bien le « Brazil » de Terry Gilliam que le « Bunker Palace Hotel » d’Enki Bilal, certains recoins ignorés d’une belle utopie telle que celle de Stéphane Beauverger, un roman de Julien Gracq où la violence aurait cessé d’être feutrée et intemporelle pour s’incarner décisivement, ou encore le redoutable « Cinacittà » de Tommaso Pincio, « La péninsule » dessine une forme rare de dystopie radicale et mélancolique.
Cette dernière évolution aurait pu être fatale aux médias traditionnels, mais ceux-ci avaient déjà pratiquement disparu. Grâce aux réseaux, on avait désormais accès dans la minute à la biographie, aux faits et gestes de toutes les personnalités dignes de mention, à tous les événements mondiaux, même les plus lointains et les plus anodins, il suffisait d’appuyer sur la touche « Bhoutan », « Helsinki », « Paraguay » ou « Galápagos » pour se trouver en prise directe avec les contrées les plus exotiques. Il était certes de plus en plus difficile de se faire une idée générale des situations en cause, tant elles étaient innombrables, confuses, lointaines et invérifiables, guerres de religions, guerres tribales, guerres d’indépendance, massacres de masse, bavures de masse, démi-génocides, quarts de génocides, catastrophes naturelles, émeutes raciales, mais à quoi auraient donc pu servir ces vieux professionnels du commentaire tout juste capables de gloser à perte de vue sur un projet de loi garantissant la pureté de l’air, le lapsus embarrassant du président ou d’un ponte de la finance ? L’un des plus célèbres commentateurs encore en activité profita de son show télévisé pour se suicider en direct. Il venait de diffuser un sujet constitué d’actualités mises bout à bout et montées dans le désordre, élections triomphales, coups d’État, Miss Univers, quadruplés issus d’une mère porteuse âgée, cadavres mutilés. Vous voyez ces images, disait le commentateur, certaines sont vraies, mais je ne sais pas ce qu’elles signifient, les autres sont inventées, mais je ne sais pas lesquelles. Quant aux pays dont il est fait mention, certains n’existent pas. Ne croyez plus à ce que vous voyez sur les écrans. Croyez à ce que vous pouvez toucher. Là-dessus il se tira une balle de revolver dans la bouche.
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