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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Marche-frontière » (Ahmed Slama)

Sans papiers mais avec écriture, une impressionnante contre-narration clandestine.

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Un doute au sujet du souvenir à partir duquel s’écrivent ces pages : portefeuille et papiers sont-ils absents dès le départ ? n’était-ce pas ce vol, justement, qui fut le début de tout. Perte des papiers, matérielle d’abord et à laquelle succèdera l’administrative – refus du renouvellement de la carte de séjour. Sans-papiers, dénué de toute socialisation, ça devait arriver, personne pour prononcer votre nom, c’est la pente glissante, pas de papiers pour le voir inscrit, le relire, se rafraîchir la mémoire.

Le narrateur a perdu ses papiers. Banal incident pour le déjà (bien) installé, accident potentiellement fatal pour l’émigré-immigré (les deux faces non commutatives du mirage-miroir des frontières, bien sûr). D’un statut toujours déjà bancal au commencement, entaché qu’il est par le soupçon qui accompagne une visite légale et par la méfiance qui entoure la velléité de prétendre au nom de réfugié, voilà le migrant provisoire qui oscille déjà au bord de la clandestinité, compte à rebours méticuleusement enclenché quant au temps dont il dispose pour s’extraire de la spirale sciemment infernale papiers-travail-papiers. Le plus souvent, témoignages épars, statistiques partielles et faits-divers éventuellement montés en épingle à l’appui, on n’en sort pas. Au fond du maelström, la bête attend. La crainte de l’expulsion, la dèche, la maladie, la mort peut-être. L’envie de surmonter et le volontarisme inusable ne suffisent pas. De l’aveu même de celles et ceux revenus de l’abîme, il faut en plus avoir rencontré de la bienveillance au-dessus du lot ordinaire et de la chance.

Rouler – pourquoi pas ? – engoncés dans l’habitacle crasseux, sursaut au passage des voitures policières, scruter les inscriptions sur capots et portières, danger incertain de la police municipale ? ou péril de la nationale ? pas de portefeuille ni de papiers d’identité en cas de contrôle. Risque permanent : se faire embarquer vers le CRA – Centre de Rétention Administrative – pas vu pour l’instant, pas pris. Pas vu en vrai ces camps, quelques papiers lus au sujet de la concentration d’immigré∙es qui en sont dépourvus. Détentions arbitraires, conditions misérables, attentes interminables en vue de l’expulsion. Embardées – gauche puis droite – rond-point, frontière de la ville, béton urbain qui se dissipe, reste le tapis de goudron qu’avale la gomme. Danger certain et péril. Policiers municipaux remplacés par les gens d’armes à qui l’on ne peut décliner l’identification arbitraire. Une fois pris, pas d’autres choix que de décliner identité et situation. Éviter tout regard alors. Se tasser plus profond dans la banquette.

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En s’appuyant sur un tragique fait divers et en y insufflant sa formidable empathie pudique, Arno Bertina nous avait offert en 2013 avec son « Numéro d’écrou 362573 » un impressionnant portrait, tracé d’aussi près que possible, d’un travailleur clandestin, infatigable et discret, mais pétri de démons intérieurs attendant que le corps et l’esprit, usés par les innombrables kilomètres parcourus à pied dans la crainte du contrôle, laissent la voie libre à la casse. En imaginant un « accident de la vie » ouvrant la voie à une déchéance économique et sociale pour un ex-libraire, Jean-Luc Manet, avec le sens de l’observation des humbles qui caractérise tous ses écrits rock et bouleversants, nous avait offert en 2015 avec « Trottoirs » (puis en 2018 avec « Aux fils du calvaire »), plus intense et moins baroque que la puissante saga « Vernon Subutex » de Virginie Despentes, qui débutait au même moment, une impressionnante et rude exploration d’un quotidien des (très) précaires et des sans domicile fixe. La troupe théâtrale des Entichés, avec Mélanie Charvy et Millie Duyé, nous avait montré de très près en 2016 avec leur vibrante écriture de plateau dans « Provisoire(s) » l’infernale mécanique productiviste insufflée désormais, et de plus en plus, dans les procédures d’accueil et d’asile en France, jusqu’à ne plus correspondre vraiment aux mots qu’elles sont censées recouvrir. Ce sont ces mêmes méandres filandreux et méticuleusement hypocrites que Dominique Dupart a pu tout récemment, avec son « La vie légale » de 2021, insérer dans un tissage politique redoutable, et d’autant plus paradoxalement humain.

Ahmed Slama, avec ce « Marche-frontière » publié en mars 2021 chez publie.net, nous propose une approche congruente et pourtant bien différente.

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Cortège de gens affairés, huit heures à peu de choses près, ça va en cadence sur les trottoirs. On s’y fond. On vous y remarque à peine. Avenue principale ; immeubles rénovés ; façades que rutile l’entretien régulier. Depuis la gare – routière ou ferroviaire – on y accède aisément, aller tout droit. Pas perdus parmi ces avenues qui se répètent de village en ville, le plus souvent baptisées République. Oui, y en a du public, rien de populaire, ou si peu, ou juste pour y dépenser son argent. Enseignes tire-l’œil et grands groupes ; cadres dynamiques et professions libérales. À suivre comme ça le flux, on finit fatigué, on se pose en ces terrasses trop soignées. Sourire compassé du serveur : – quatre euros le café.
Se calquer sur le pas des autres, mimer les postures austères, les mines que toutes et tous se composent ; bonheur imbécile que cristallise leur sérieux. Mêlé, se mêlant à l’agrégat dynamique. S’oublier, oublier l’errance. Se muer en homme banal porté par leurs normes. Neuf heures passées. Éparpillement progressif, torrent qui tarit. Goutte solitaire sur le pavé, fuyant le cadre petit-bourgeois, se réfugiant dans quelque bistrot ; quartier – encore et pour combien de temps ? – dit populaire.
Radio continûment rivée sur la station aux tubes éculés. Table huit. Commande rituelle. Chaise adjacente, journal local, il traîne tout gorgé de faits-divers, autant de diversions à portée de main – d’œil ? – on le sait bien, ça existe tout ça, c’est l’histoire, la bonne histoire, en un mot – comme en trois – la série noire. Apprendre, tous les jours, qu’il y a des gens qui meurent, assassinés et sauvagement, réconfortant ! ça relativise sa situation – plus de nom et pas de papiers – toujours ça de pris sur la vie. Se remettre aux feuillets, carnet de route griffonné au jour le jour, la tasse qu’on pose à côté, liquide noir et mousse brunâtre, ça tangue et lèche le liséré qu’on porte à ses lèvres. On aspire, repose. Dernière feuille maculée, reprise de l’écrit.

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Dans ce journal de bord d’une pérégrination dans la clandestinité discrète et toujours aussi potentiellement mortifère, dans ce slalom spécial pour échapper à la « Crevasse » de Pierre Terzian, dans cette quête de planches de salut qui doit affronter aussi bien, au fil des pages, l’imbroglio des autorisations préalables d’embauche que les rapides obsolescences de savoirs-faire (le passage, générationnel, d’une clientèle improvisée, en quelques mois, du couple ordinateur + logiciel à celui portable + app, est désespérément hilarant), une place centrale et singulière est offerte à la littérature.

De banquette de moleskine en chaise de formica, de fauteuil de skaï en tabouret de bois, un artisanat de l’écriture se développe en direct, principalement au café, bar ou bistrot, mais pas uniquement. Si Gilles Marchand par exemple (dans son « Une bouche sans personne » en 2016), ou Ken Bugul (dans son « Mes hommes à moi » en 2008), nous avaient montré bien joliment ce lien curieux entre l’espace cafetier « traditionnel » et la création littéraire parfois la plus « contemporaine », Ahmed Slama inscrit l’écriture – et de facto les circonstances matérielles de sa production – au cœur de cette « Marche-frontière », et va jusqu’à développer un langage quasiment spécifique, multilingue lorsque nécessaire, pour rendre compte de ce qui se passe lorsqu’un journal de bord potentiellement à coutures et à éclipses devient le support d’un travail intense de la narration poétique. Et c’est ainsi que se crée un fil à suivre désormais de près.

Deux pages, un peu moins. Quitter la chaise. Planter la tasse sur le zinc à l’entrée. S’adosser contre la façade du bistrot. Rouler son clope en y repensant, aux pages, à la saisie de la condition du sans-papiers, commencer par les dénominations, étranger en situation irrégulière ? catégorisations et tri de la population, foutue frontière qui même franchie – avec maigres profits et trop de pertes – vous suit, on est légal ou illégal, sa présence interprétée comme infraction, on est clandestin, destin d’un clan aux existences particulières, ça ne se voit pas à l’œil, clandestin, ça veut bien dire ce que ça veut dire, dissimulé au grand jour – clandestinus – on est parmi vous, partout, à côté, devant, caché∙es par la condition de sans, parce que désigné∙es par l’absence, ce qui manque, sans-papiers, et pas n’importe lequel de papier, pas celui-ci, extrait du carnet noir par simple pression du pouce, tout fin et grisâtre, ce papier, quasi translucide, juste les moyens d’acheter ces toutes petites feuilles de gomme arabique, quoi ? un euro vingt, un euro cinquante le carnet de 100 feuillets, ça en fait déjà du papier, ça en fera des clopes roulés avec mélange de tabacs puisés dans les mégots cueillis au hasard des rues, les frotter ces mégots, en extraire la sève granuleuse, des miettes ou de la poudre, c’est qu’on est peu de choses sans-papiers. Rouler les grains en tubes, tout cabossés, même après le recouvrement, on reste marqué par sa condition, sur la membrane, on les distingue encore les irrégularités de la tige. Allumer. Fumer. Alterner avec une gorgée âcre de café. Cendrier. Écraser le clope. Revenir aux papiers justement, feuilles griffonnées au jour le jour, tout ranger en laissant une pièce, ça payera le café, y penser quand même à son écrit, épaissir les descriptions ? adjoindre un personnage secondaire ? pourquoi pas.

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Discussion

6 réflexions sur “Note de lecture : « Marche-frontière » (Ahmed Slama)

  1. la famille de James Joyce en trois saisons (comme dirait l’autre)

    Ce qu’il y a de bien (entre autres) dans la lecture est que cela emmène souvent sur des pistes impensées avant la lecture. C’est la cas pour « La Fille de Joyce »de Annabel Abbs, traduit par Anne-Carole Grillot (2021, Editions Hervé Chopin, 416 p.).
    Il est vrai aussi que s’attaquer à James Joyce and Co…….

    Ce post, sur une biographie, ne peut éviter le spoiling. Il est cependant écrit pour comprendre la vie de la famille Joyce, c’est-à-dire James, Nora, les enfants Giorgio et Lucia. On renvoie systématiquement à ces personnes, et il convient de lire toutes les critiques sur chacun pour se faire une idée.

    Dont le livre de Carol Loeb Shloss « Lucia Joyce, To Dance in the Wake » (2003, Bloomsbury, 561 p.) et « Nora – La Vérité sur les Rapports de Nora et James Joyce » de Brenda Maddox, traduit par Marianne Véron (1990, Albin-Michel, 564 p.).
    Donc, comme je le fais souvent, j’essaye de lire d’autres ouvrages de l’auteur, afin de me faire une opinion sur son style, genre et autres ambitions littéromanes. Annabel Abbs est la fille d’un docte écrivain anglais, décédé en décembre 2020. Il est l’auteur d’un remarquable « Against the Flow : Education, the Art and Postmodern Culture » (2003, Routledge, 224 p.) dans lequel il soutient que l’éducation contemporaine ne tient pas assez compte de l’esthétique et de l’éthique. Elle serait partiellement asservie à l’économie de marché et aux impératifs managériaux et fonctionnels. En tant que tel, le système éducatif est hostile à la créativité et à l’apprentissage, se concentrant plutôt sur la mesure quantitative des résultats.
    Ces idées paternelles étant posées, je les trouve intéressantes, surtout dans le contexte d’écriture de sa fille Annabel Abbs et de ses deux livres bibliographiques. La vie romancée de Lady Chatterley, et la seconde plus récente « La Fille de Joyce » traduit par Anne-Carole Grillot (2021, Editions Hervé Chopin, 416 p.) qui vient d’être traduit et qui romance aussi le destin de Lucia, la fille de l’écrivain irlandais James Joyce. Fortement intéressé par Joyce, on ne peut que difficilement en faire l’impasse dans les auteurs du XXeme siècle, j’ai donc commencé par ce livre, avant d’attaquer celui proposé pour la masse critique.
    Donc, j’ai lu (avec intérêt) et commenté « La Fille de Joyce » de Annabel Abbs dès sa sortie en France, mais non sans avoir également lu certaines critiques littéraires, notamment irlandaises, là où James Joyce possède une aura nationale, et donc là où les idées portées par Annabel Abbs, idées légèrement iconoclastes, risquaient d’être les plus virulentes. D’autant que Samuel Beckett et Alexander Calder ont aussi beaucoup compté dans la carrière de la danseuse-chanteuse de Lucia Joyce.

    Actuellement, je ne sais pas trop penser de ce qui est histoire littéraire, familiale, ou managériale sur cet ouvrage. Je me donne une quinzaine de jours (juste après la sortie de la traduction en France) pour me faire une idée. Mais je comprends pourquoi les photos de James Joyce le représentent avec un chapeau : Ces idées décoiffent.
    Un peu de faits pour commencer, et tout d’abord James Joyce (1882-1941), de Dublin à Zurich donc, avec des escales à Trieste, Zurich pendant la guerre (1915-1920), puis Paris et à nouveau Zurich. Il commence à écrire à Dublin et publie « Dedalus » (Portrait de l’artiste en jeune homme) en 1916. « Ulysse » date de 1922 et « Finnegans Wake » de 1939. Voilà pour les grandes dates. Du point de vue famillial, il y a le 16 juin 1904, jour James Joyce rencontre Nora Barnacle, qui sera sa femme, date gravée sur sa tombe, à l’origine du « Bloomsday » qui le célèbre chaque année à Dublin. A Trieste, nait Giorgio, le fils en 1905 et Lucia, la fille au printemps 1907. De cette époque aussi, des doutes sur la fidélité de Nora et des rumeurs sur la paternité de Giorgio. Il quitte Trieste pour Zurich en 1915, et commence à gagner un peu d’argent, souvent par l’intermédiaire de l’éditrice et féministe anglaise Harriet Shaw Weaver qui devient vite sa mécène, par Ezra Pound interposé.
    Travail acharné, alors avant de partir pour Paris en 1921, où ils cohabitent tous dans des hôtels du 7eme arrondissement, notamment square de Robiac (j’y reviendrai) puis, avec un peu plus d’aisance, la famille part dans le 8eme, puis le 16eme. C’est la grande période jusqu’à la fin des années 30 où il devient célèbre. C’est la grande période, également, après la guerre, où les américains fortunés font la fête à Paris. C’est le lieu de rencontre entre les Joyce, Beckett, Alexander Calder et autres, dans la bande de Raymond Duncan, mais aussi Kay Boyle et Robert McAlmon qui ont publié ensemble « Being Genius Together » (1938), véritable biographie de la « Lost Generation and Literary Modernism » réimprimé depuis (1984, The Hogarth Press Ltd, 368 p.). C’est dans cette bande de Raymond Duncan, le frère de Isadora et Elisabeth Duncan, que Lucia Joyce va découvrir la danse. Tombée amoureuse de Samuel Beckett qui va la guider en écriture, la voilà qui va s’enticher de Alexander Calder qui l’oriente sur le dessin.
    Mais ses conditions, à la fois santé et mentale, empirent et James Joyce la confie à Carl Jung, alors au faîte de ses recherches psychologiques. Chez lui, Lucia entre en consultations fréquentes à Zurich. Toute cette période, commencée avec l’abandon de la dance en 1929, les années de sanatoriums ou cliniques diverses jusqu’en 1932 n’arrangent rien. En 1935, elle entre en asile psychiatrique, puis d’asile en asile, sous la tutelle de Harriet Shaw Weaver, elle termine sa vie à St Andrews Hospital, Northampton en 1982.
    De façon assez incompréhensible, tous les documents concernant ces années de cliniques, ses traitements et sa correspondance ont été détruits sur ordre de Stephen James Joyce, le petit-fils de l’écrivain, hélas décédé en janvier 2020. L’œuvre de Joyce tombe dans le domaine public 50 ans après sa mort, soit en 1991, mais la règlementation européenne reporte cette protection à 70 ans. En 2012, les droits de l’œuvre sont entrés dans le domaine public. Mais Stephen Joyce ne coopère pas vraiment et réclame des sommes faramineuses et s’indigne des critiques. « Je suis un Joyce, vous n’êtes que des joyciens ! C’est toute la différence ! ». Cela montre le niveau des débats. En 1998, Brenda Maddox publie « Nora, The real Life of Molly Bloom » (1988, Houghton Mifflin, 512 p.) dans lequel elle décrit l’intimité familiale de l’écrivain, de sa muse peu instruite, et qui n’a jamais lu « Ulysse ». En particulier elle dévoile Lucia Joyce, danseuse reconnue, mais en proie à de graves perturbations psychiatriques. Cela déplait aux adulateurs, et surtout au légataire de James Joyce. A Venise, lors d’un congrès « Bloomsday », Stephen révèle qu’il a détruit une partie de la correspondance de sa tante Lucia, dont le courrier avec Samuel Beckett de la fin des années 1920. Malgré tout cela, Carol Loeb Shloss, professeur de littérature à Stanford projette de publier une biographie de Lucia « Lucia Joyce : To dance in the Wake » (2003, Farrar Straus Giroux, 576 p.). En particulier, elle insinue que l’écrivain aurait entretenu avec sa fille des relations incestueuses. Puis procès intenté par Stephen. Procès que la bibliographe gagne d’ailleurs.
    Le livre de Annabel Abbs est évidement romancé, surtout dans sa partie terminale en temps, dont l’hypothèse présentée est, et reste, une hypothèse. Je me garderai bien de prendre une position ou l’autre, n’ayant, de loin pas, les données (si elles existent encore) en mains. Néanmoins, on peut se faire une opinion (ou même plusieurs) à la lecture de spécialistes de James Joyce, ou de psychiatres, voire même de mages nécromanciens ou oniromanciens, comme cela devient très tendance de nos jours. Etant données les natures mêmes des protagonistes, leurs implications nationalistes, ou leurs penchants divers, on a le choix. Il est vrai que pour ces derniers, les irlandais catholiques ont très vite dénoncé James Joyce comme auteur pornographique, mettant en scènes des demoiselles de petite vertu, où des personnages centraux. « Que celui qui n’a jamais commis la faute freudienne, me jette la première excuse ! ». Dans « Ulysse » par exemple, ces personnages se livrent à diverses scènes de masturbation ou de jouissance bruyante (Maman, pourquoi la dame elle crie, ou pourquoi le monsieur, il garde ses mains dans ses poches). C’est lors des échanges visuels entre Leopold Bloom et Gerty MacDowell, la boiteuse sur la plage de Sandymount Strand, dans le chapitre « Nausicaa ». Plus tard, dans « Finnegans Wake », il existe des jeux de mots douteux sur « insect » et « incest » ou des notes de bas de page. Jeu de mots qui sera repris par Brenda Maddox comme titre pour un article sur Lucia Bloom dans le « Time Literary Supplement ». On aura donc vite fait de dénoncer celui qui justement dénonce les mœurs d’une société irlandaise sous la coupe d’une Eglise catholique toute puissante. (Ma Sœur, que faisiez vous dans vos couvents d’enfants ; filles ou garçons ?). Il y a des tas de références à ces pratiques, sans remonter aux nonnes sanglantes et moines lubriques des Romans Noirs et Gothiques Anglais (voire et lire par exemple la série du « Domaine Romantique » des Editions José-Corti).

    Il est alors important d’aller voir ce qu’en ont dit des spécialistes de Joyce, et ils sont nombreux, et surtout d’examiner leurs réactions selon qu’ils sont américains, anglais, irlandais, ou autres. On fera la différence selon leur chapelle. Dans le même effort, il est intéressant d’aller lire ce que les psychiatres ou neurologues pensent de ces interprétations. Pour cela, il est évident qu’il faut lire la biographie de la famille, en particulier sur ce que l’on dit des rapports entre le père, la mère et les enfants. Le livre de Brenda Maddox « Nora. La Vérité sur les rapports de Nora et de James Joyce », traduit par Marianne Véron (1990, Albin Michel, 566 p.), ainsi que celui de Carol Loeb Shloss, « Lucia Joyce : To dance in the Wake » (2003, Farrar Straus Giroux, 576 p.) illustrent très bien les relations à l’intérieur de la famille. On y ajoute les livres plus centrés sur la vie de James Joyce, soit l’immense pavé bibliographique de Richard Ellmann, « James Joyce » (1982, Oxford University Press, 906 p.) et celui de Jen Shelton « Joyce and the Narrative Structure of Incest » (2006, University Press of Florida, 157 p.). Le tout est argumenté par de nombreux articles spécialisés dont le « James Joyce Literary Supplement » et le « James Joyce Quarterly » revues qui sont là pour cela.
    Il est évident que la liaison entre Nora et James n’est pas une pure liaison platonique. La jeunesse même de Nora Barnacle est marquée par la mort de sa mère lorsqu’elle a cinq ans. Elle est alors placée chez sa grand-mère, puis à 19 ans, mort de cette dernière, elle va chez son oncle maternel qui la bat. Elle veut tout de même vivre sa vie, et sort le soir habillée en homme, ce qui était interdit. Elle part finalement pour Dublin, travailler comme femme de chambre au Finn’s Hotel. Lorsqu’elle rencontre James Joyce, ils vont se promener et sur les bords de la Liffey, Nora masturbe Jim. Scène rapportée dans « Ulysse » entre Molly et William Mulwey, avatars de Nora et Willie Mulvagh, lors du long monologue de Molly « comment avons-nous fini ça oui O oui je l’ai fait jouir dans mon mouchoir ».
    Le couple s’embarque séparément pour l’Italie et débarquent finalement à Venise. Très vite Nora est enceinte de Giorgio. Il s’agissait pour le couple de fonder une famille. Lucia Anna, la fille naitra 2 ans plus tard à Trieste. Lucia est en l’honneur de sainte Lucie, alors qu’elle a un défaut à l’œil (elle louche) comme Peg, la sœur de Nora. Elle suit la famille à Zurich pendant la première guerre, avant d’aller à Paris, avec un peu plus d’argent au début des années 20. La famille parle alors l’italien, ou plutôt le triestin, dialecte local. Lucia va donc être ballottée entre sa famille, les pays et les langues jusqu’à sa majorité. Sa vie intime souffre aussi d’instabilité. Tout d’abord folle amoureuse de Samuel Beckett, alors assistant en anglais à l’ENS. Elle le presse de se déclarer en 1930, ils ont 23 ans chacun. Mais Beckett répond plus que mollement à ses avances, plus intéressé par les lectures du père et son attente de Godot. Quelques aventures plus tard, c’est Alexander Calder sur qui elle jette son dévolu. Mêmes effets ou plutôt de non-effets.

    Un autre élément déstabilisant intervient alors qui est la notoriété soudaine de son père après 1922 et la parution d’« Ulysse ». Le rôle du père est difficile à cerner, car celui-ci peut être pris au sens physique ou moral. Dans le premier cas, la contrainte existe et elle est normalement réprouvée. Par contre, au sens moral, le père peut exercer une contrainte, synonyme de la dynamique de pouvoir. C’est la thèse de Shelton. Cela expliquerait l’émergence du thème en tant que narration dans le roman, soit un thème latent sans passage à l’action. Ce sont les fantasmes attribués à Gerty MacDowell ou Cissy Caffrey dans « Ulysse », mais aussi à Milly Bloom et bien sûr Issy dans « Finnegans Wake ». Celles que Shelton appelle « filles figuratives de Joyce ». il est vrai que cette période est aussi celle où il rédige « Les Bœufs du Soleil », avec Circé la magicienne, après « Nausicaa », le chapitre XIII
    Plus tard, Lucia devient une belle femme, malgré son strabisme. Elle s’appelle ainsi en référence à la lumière qui commence à affecter la vue de James, mais lumière qui fait de l’ombre, si l’on peut dire à son œuvre. Le rôle de Nora, la mère, est plus simple. Les débuts de la famille sont difficiles. Quand Nora arrive à Trieste en 1907 avec ses deux enfants, elle a pour toute fortune une lire, ce qui est peu pour une famille de quatre bouches.
    Celles-ci sont essentiellement orales, et surtout la discipline est encore à ses balbutiements. Dans un premier temps James Joyce et Carl Jung ne s’apprécient pas. Ce dernier, écrit, en 1932 dans « Europaische Revue » à propos d’« Ulysse » : « J’ai lu jusqu’à la page 135 avec le désespoir dans mon cœur, m’endormant deux fois en chemin ». Cela commence mal. « Le style de Joyce a un effet monotone et hypnotique ». Et pour finir « Il ne faut jamais fourre le nez du lecteur dans sa propre bêtise, mais c’est exactement ce que fait « Ulysse» »…Joyce se moquera de la psychanalyse de Jung (et de Freud), dans « Finnegans Wake ». II les appelle « le Tweedledum suisse à ne pas confondre avec le Tweedledee viennois »
    Cependant Carl Jung va découvrir Joyce un peu plus tard, lorsque le père vient pour sa fille Lucia, déjà en proie à de graves troubles de la personnalité. En 1932, C.G. Jung lui fait parvenir un essai sous forme d’une longue lettre de 40 pages. « Votre livre dans son ensemble n’a aucun terme à mon trouble et j’y ai réfléchi pendant environ trois ans jusqu’à ce que je réussisse à m’y mettre » qui se termine par « Je suppose que la grand-mère du diable en sait tellement plus sur la vraie psychologie d’une femme, je ne le savais pas ». Habile rétropédalage du psychanalyste qui soutient que certains éléments des poèmes de Lucia montrent des dispositions schizoïdes. Alors ? Maladie ou livre anticipant une nouvelle littérature ? Plus tard, Jung jugera de même les néologismes et les mots-valises de « Finnegans Wake ». Et de plus, il déclare que Lucia, la danseuse selon lui, était une innovatrice dans son genre, pas encore comprise et appréciée à sa juste valeur. Pirouette finale du docteur et analyste. Le père et la fille étaient comme deux personnes allant au fond d’une rivière, l’une tombant et l’autre plongeant.
    En fait, Carl Jung veut faire de Lucia la femme inspiratrice de James. A cet effet, le premier chapitre du livre de Annabel Abbs est d’une platitude rare, pour ne pas en dire plus méchamment. Je crois que, ayant un peu étudié la situation des Joyce, la seule lecture de ces 6-7 premières pages m’aurait fait l’effet des 135 pages de « Ulysse » pour C.G. Jung. Toutes les conversations entre Jung et Lucia sont très fortement orientées, avec des questions essentiellement fermées. Il est d’ailleurs surprenant que environ un tiers du livre résume les entretiens entre Lucia et Jung. Sachant que ce genre de conversation est essentiellement orale, donc sans notes, et que les quelque notes, prises par Jung ne sont pas abordables, les seuls documents de Jung concernent son analyse de « Ulysse » et de l’influence possible de Lucia sur la rédaction de « Finnegans Wake », qui ne paraîtront que bien après les consultations de Küsnacht. Il y a même une scène, fortement imaginée, pour ne pas dire fantasmée, dans laquelle Lucia subtilise le carnet de notes de Jung et y lit (très rapidement) le mot « insect ». Ce mot est à l’origine de l’hypothèse incestueuse entre le père et la fille. Toute cette écriture n’est que de la surinterprétation romancée.
    D’ailleurs le courant ne passe pas, même dans le roman de Annabel Abbs, faisant de Jung le « vingtième docteur » de Lucia, montrant son dédain pour la psychanalyse. Je veux bien que cela ait pu être le cas en 1934. Par contre, on a l’impression que Jung insiste sur le côté « prophétique » de Lucia, ce qui corrobore d’autres remarques de Brenda Maddox. Il est vrai que Lucia est alors en pleine ascension artistique, suite à sa fréquentation de l’école de danse de Isadora Duncan.
    Dans ses séminaires Jacques Lacan aborde le cas Joyce « Le Séminaire XXIII. Le Sinthome » (2005, Le Seuil, 254 p.) en citant ces mots de James qui « ne cessait de répéter que sa fille était clairvoyante […] et plus intelligente que tout le monde », « qu’elle le tient miraculeusement informé de tout ce qui arrive à un certain nombre de personnes, que pour elle, ces personnes n’ont pas de secret ». Par la suite, il attribue à la fille quelque chose qui est « dans le prolongement de son propre symptôme ». Ce sera le « sinthome » selon Lacan. Cela se traduit entre James et Lucia par l’écriture de « lettrines », sorte d’enluminures en couleurs, très jolies et d’un poème qui suit. Bel exemple de « transfert » et de « contre-transfert » entre le père et la fille. Ceci dit, il est plus facile de forger un nouveau mot, souvent plus par jeu de mot, que d’expliquer un phénomène que l’on ne comprend pas.

    Il est difficile de conclure sur une bibliographie, ne serait-ce que pour un simple accès aux documents présentés. Ces bibliographies font état de la lecture d’une abondante correspondance entre les membres de la famille Joyce, leurs parents et amis. En général, une abondante liste de références ou de lectures est jointe, ainsi qu’un index. Ce n’est pas le cas dans le livre de Annabel Abbs. C’est donc un roman et non une biographie. Il est donc illusoire de formuler une hypothèse argumentée sur les conclusions avancées. On peut cependant émettre des suggestions sur certaines assertions qui reposent plus sur des on-dits, ou qui sont avancées en fonction d’un mode de raisonnement actuel, ou au moment de la rédaction, déconnecté d’une réalité passée dans un environnement différent. Cette hypothèse d’inceste me parait avoir été amplifié dans la version de Annabel Abbs, en particulier par le jeu de mots, dans « Finnegans Wake », donc daté des années 30 plutôt que 20. A ce moment Lucia n’est donc plus une adolescente, mais une femme proche de la vingtaine d’années. La dégradation de sa santé commence en effet en 1931. Son frère Giorgio est déjà marié, il peut être mis hors cause. Le père est surtout absorbé par l’écriture de son nouveau livre. Reste une rivalité entre mère et fille, ce qui est fréquent, d’autant plus que la fille est alors reconnue comme danseuse et commence à faire ombrage à Nora. Que ces désordres aient été accentués par les consultations chez Carl Jung à Zurich ne sont peut-être pas anodines non plus, en insistant sur l’inceste. Je conclurai donc par un jeu de mot similaire, non pas en irlandais-anglais, mais adapté des canadiens, sur les parents, le Padre et la Madre, focalisant donc sur cette dernière, du moins pour la version d’Annabel Abbs.

    la suite à venir (la mère Nora, le père James)

    Publié par jlv.livres | 11 Mai 2021, 12:19
  2. Après Lucia Joyce, la fille, Nora Barnacle (Nora Joyce) la mère

    « Nora – La Vérité sur les Rapports de Nora et James Joyce » de Brenda Maddox, traduit par Marianne Véron (1990, Albin-Michel, 564 p.) est une biographie de Nora Joyce, la femme de James Joyce, auteur notamment de « Ulysse » et de « Finnegans Wake » au début du XXème siècle, et considéré comme un auteur majeur de cette époque.

    On sait que James Joyce introduit dans ses livres des rapports pas toujours faciles avec les femmes. Il fait de Nora Barnacle, sa femme, un modèle pour Molly Bloom, la femme de son héros Leopold Bloom dans « Ulysse ». Comme il la définit dans ses écrits, Nora Barnacle était serveuse dans un hôtel de Dublin. Belle Irlandaise de vingt ans, aux yeux bleus, et cheveux brun-roux, avec une voix grave. Rencontrée à Dublin, en juin 1904, c’est le coup de foudre, et le couple s’enfuie vers la Suisse, puis l’Italie et Paris. C’est un couple, qui finalisera leur union par un mariage qu’un presque trentaine d’années après.
    A 20 ans, Nora a déjà vécu deux ruptures qui l’ont marqué. A 5 ans, elle est envoyée chez sa grand-mère maternelle. Il y a trop de monde dans le couple Barnacle. Cet épisode est vécu comme l’abandon par sa mère. A 19 ans, c’est au tour de la grand-mère de la quitter. Elle est alors recueillie par un oncle maternel, qui la bat accessoirement. Il faut dire que Nora sortait nuitamment, habillée en garçon, pour échapper à son oncle. Elle part de Galway pour Dublin travailler comme femme de chambre au Finn’s Hotel. Elle quitte aussi son premier béguin, William Mulvagh, qui deviendra Mulveys dans une version du long monologue de Molly dans « Ulysse ». Mais elle est encore apparemment vierge. Leur rencontre a lieu le 10 juin 1904, finalisé le 16 juin 1904. Le couple se promène sur les berges de la Liffey, rivière qui traverse Dublin. Et c’est là que Nora masturbe James. C’est cette date qui marque leur vraie rencontre et qui sera gravée sur la tombe de James Joyce, à l’origine du « Bloomsday » qui le célèbre chaque année à Dublin. Le couple part pour l’Italie.

    Mais avant de s’embarquer, James Joyce, qui boit beaucoup se bat dans une taverne. Il est recueilli par un ami de son père, Alfred H. Hunter. Ce dernier, juif et marié à une femme qui le trompe, servira de modèle pour Leopold Bloom. Puis James rencontre Oliver St John Gogarty, étudiant en médecine, qui lui fournira le caractère de Buck Mulligan. James reste six jours chez Gogatry, qui vit dans une tour Martello, sur les rives de Dublin. Altercation et menace de pistolet. Toutes les bases du début d’« Ulysse » et de ses personnages principaux sont là.
    Le couple arrive finalement à Trieste le 20 octobre. Nouvelle rixe à Trieste, arrangée par le consul britannique. La vie de couple commence. Une lettre de James à Stanislaus, son frère « Elle n’est pas encore vierge, elle est touchée ». Et elle est enceinte presque aussitôt d’un garçon Giorgio. Il faut dire que la correspondance du couple vaut largement les romans érotiques avec force détails. Le couple avait envie, et besoin, d’une vie de famille.
    Voilà pour le couple, il s’agit alors d’examiner les rapports avec les enfants. A noter de suite que Brenda Maddox, outre ce livre « Nora », a beaucoup travaillé sur Lucia, produisant des articles pour des revues littéraires spécialisées dont une pour le « Time Literary Supplement » (TLS #5283, July 2, 2004) intitulée « A Mania for Insects », en référence au jeu de mot entre « insect » et « incest » dans « Finnegans Wake ». On pourra également lire le livre de Carol Loeb Shloss « Lucia Joyce, To Dance in the Wake » (2003, Bloomsbury, 561 p.) ainsi que « La Fille de Joyce » de Annabel Abbs, traduit par Anne-Carole Grillot (2021, Editions Hervé Chopin, 416 p.).

    Pour ce qui concerne Giorgio, les faits sont plus complexes. Il nait en 1905. Cependant en 1909, James Joyce fait une scène de jalousie à Cosgrave, lui écrivant même « Est-ce que Giorgio est mon fils ? », lettre impliquant que Nora aurait eu une liaison avec Cosgrave, et expliquant la nuit de « très peu de sang », première nuit entre James et Nora. Il soupçonne que Nora était déjà enceinte. Il est vrai que Giorgio nait neuf mois et seize jours près leur premier rapport à Zurich. Débuts difficiles donc pour le fils. Ceci d’autant plus qu’il s’appelle ainsi en souvenir du frère de James qui était mort. Ceci dit, l’ainé aurait pu devenir un baryton reconnu si il avait pu s’échapper de l‘emprise du père et sombrer dans l’alcool. Il se marie en 1931 avec Helen Kastor une femme de New York, divorcée de10 ans son ainée. Il mourra à 70 ans dans une clinique de Constance en Allemagne.
    Son fils Stephen James Joyce devient alors le légataire des archives de James Joyce. Après des chicaneries juridiques avec Carol Loeb Shloss et la sortie de son livre « Lucia Joyce: To Dance in the Wake », livre accusé de plagiat, pour lequel on lui donne tort, il se vante d’avoir supprimer une partie des archives familiales.
    Le cas de Lucia, la fille, est encore plus délicat. Cadette de 2 ans de son frère, elle nait à Trieste en 1907, où elle grandit, il faut le dire dans une famille pauvre et toujours non déclarée en tant que couple marié. Elle suit la famille à Zurich pendant la première guerre, avant d’aller à Paris, avec un peu plus d’argent au début des années 20. La famille parle alors l’italien, ou plutôt le triestin, dialecte local. Lucia va donc être ballottée entre sa famille, les pays et les langues jusqu’à sa majorité. Un autre élément déstabilisant intervient alors qui est la notoriété soudaine de son père après 1922 et la parution d’«Ulysse ».
    Il convient de voir Nora, dans la famille Joyce non pas comme Pénélope, mais comme la Clytemnestre dans la tragédie grecque. L’« Odyssée » est l’histoire du retour du héros, Ulysse, après la guerre de Troie. C’est le héros qui retrouve Pénélope et se venge de ses amants potentiels. Par contre Eschyle écrit les « Orestie » qui racontent le retour d’Agamemnon. Ce dernier revient, emmenant avec lui Cassandre, une esclave devenue sa maitresse. Il va retrouver Clytemnestre, qui pour sa part a aussi pris un amant, Egisthe, brutal et arrogant. Clytemnestre accueille Agamemnon et Cassandre qui ne lui répond pas. Laissée seule, Cassandre prophétise que Clytemnestre la tuera par jalousie, ainsi qu’Agamemnon. Puis qu’Oreste, le fils, la vengera en tuant sa mère et, à cause de ce matricide, tombera. Egisthe revendiquera le meurtre d’Agamemnon, revanche du meurtre de son père, Thyeste, par Atrée, le père d’Agamemnon.

    Publié par jlv.livres | 11 Mai 2021, 12:22
  3. Et pour en terminer avec les Joyce, voici James, le père (non pas le père Noel, mais presque, un peu retardé par la pandémie qui a sévi sur ses rennes).

    James Augustine Aloysius Joyce est né à Dublin en 1882, et mort à Zurich en1941. Il est habituellement considéré comme un des auteurs majeurs du XXeme siècle, avec surtout deux gros romans « Ulysse » (1922) traduit sous la direction de Jacques Aubert (2004, Gallimard, 994 p.) et « Finnegans Wake » (1939) traduit par Philippe Lavergne (1982, Gallimard, 660 p.). Le tout est dans La Pléiade en deux tomes (1982, La Pléiade, #300, 2096 p. et 1995, La Pléiade #420, 2096 p.).
    James Joyce introduit beaucoup de sa propre histoire dans ses livres. Ainsi dans « Ulysse », Nora Barnacle, sa femme, est le modèle pour Molly Bloom, la femme de son héros Leopold Bloom qui est lui-même. Sa fille Lucia est censée être en partie l’inspiratrice, ou la muse de son écriture, principalement pour ce qui concerne « Finnegans Wake ». On ne peut comprendre ces deux ouvrages, il est vrai difficiles d’accès, qu’en comprenant la biographie de la famille Joyce.

    Richard Ellmann « James Joyce » traduit par André Coeuroy et Marie Tadié (1987, Gallimard, Tel #118 et #119, 518 et 574 p.)
    Sheldon R. Brivic « Joyce Between Freud and Jung » (1980, Kennikat Press, 226 p.)
    Jolanta Wawrzycka et Serenella Zanotti « James Joyce’s Silences » (2019, Bloomsbury Academic, 272 p.)
    Carl J. Jung « Ulysses: A Monologue » (1982, Haskell House Publishers Inc., 40 p.
    Jacques Lacan « Le Séminaire XXIII. Le Sinthome » (2005, Le Seuil, 254 p.)
    Brenda Maddox « Nora – La Vérité sur les Rapports de Nora et James Joyce » traduit par Marianne Véron (1990, Albin-Michel, 564 p.)
    Carol Loeb Shloss « Lucia Joyce: To Dance in the Wake » (2003, New York: Farrar, Straus and Giroux, 576 p.)
    Annabel Abbs « La Fille de Joyce » traduit par Anne-Carole Grillot (2021, Editions Hervé Chopin, 416 p.)

    Comme il la décrit dans ses écrits, Nora Barnacle était serveuse dans un hôtel de Dublin. Belle Irlandaise de vingt ans, aux yeux bleus, et cheveux brun-roux, avec une voix grave. Leur rencontre a lieu le 10 juin 1904, finalisée le 16 juin 1904. Le couple se promène sur les berges de la Liffey, rivière qui traverse Dublin. C’est le coup de foudre, et le couple s’enfuie vers la Suisse. Le couple finalisera leur union par un mariage une trentaine d’années après. C’est cette date qui marque leur vraie rencontre et qui sera gravée sur la tombe de James Joyce, à l’origine du « Bloomsday » qui le célèbre chaque année à Dublin.
    Mais avant de s’embarquer, James Joyce, qui boit beaucoup se bat dans une taverne. Il est recueilli par un ami de son père, Alfred H. Hunter. Ce dernier, juif et marié à une femme qui le trompe, servira de modèle pour Leopold Bloom. Puis James rencontre Oliver St John Gogarty, étudiant en médecine, qui lui fournira le caractère de Buck Mulligan. James reste six jours chez Gogatry, qui vit dans une tour Martello, sur les rives de Dublin. Altercation et menace de pistolet. Toutes les bases du début d’« Ulysse » et de ses personnages principaux sont là.
    Arrivé finalement à Trieste le 20 octobre 1904, le couple vit pauvrement, il faut le dire. Nouvelle rixe, suite à la boisson à Trieste, arrangée par le consul britannique. La vie de couple commence. Nora est enceinte presque aussitôt d’un garçon Giorgio. Il faut dire que la correspondance du couple vaut largement les romans érotiques avec force détails. Le couple avait envie, et besoin, d’une vie de famille. Une fille Lucia suit en 1907. Elle deviendra vite une danseuse renommée, après avoir suivi les cours de danse de Isadora Duncan et Loïe Fuller.
    Arrive la guerre, la première, celle de 14/18, la famille part à Zurich. En 1916, la première édition américaine de « Dubliners » et le premier « Portrait de l’artiste en jeune homme » sont publiés. Ils fréquentent les familles Pound, Yeats, Wells. Et Ezra Pound le signale à l’éditrice et féministe anglaise Harriet Shaw Weaver, qui deviendra sa mécène. C’est elle qui lui fournira l’argent pour vivre sans avoir à enseigner. Puis en 1920, Ezra Pound persuade Joyce de venir habiter Paris.

    Giorgio, le fils, qui a une belle voix de baryton tente de devenir chanteur d’opéra. Il se marie en 1931 avec Helen Kastor une femme de New York, divorcée de10 ans son ainée, mais riche et hystérique. Giorgio s’éloigne de la famille après son mariage et la naissance de son fils, Stephen. Il part vivre pour un temps aux États-Unis, éloignement que Joyce le patriarche ne supporte pas. La famille revient en France, et il mourra à 70 ans dans une clinique de Constance en Allemagne.

    « Ulysses », au titre anglais parait tout d’abord dans le magazine américain « The Little Review » entre mars 1918 et décembre 1920. L’intégralité sort le 2 février 1922, jour anniversaire de Joyce. Le livre est publié par la librairie « Shakespeare and Company » fondée par Sylvia Beach et l’édition comporte 1000 exemplaires, dont 100 sur papier de Hollande fait main et signés et 750 copies sur papier lin. Les mille exemplaires sont vendus en un mois. Le manuscrit sera commenté en 1922, puis traduit en français par Valéry Larbaud. Le livre est attaqué et interdit aux Etats unis par la « New York Society for the Suppression of Vice ». Le chapitre « Nausicaa » qui inclue une scène d’onanisme est jugé obscène et provoque l’interdiction du livre aux Etats Unis. Il sera cependant introduit par des étudiants américains qui achètent le livre à Paris et l’importe irrégulièrement. Cette interdiction place James Joyce sur le même plan que Walt Whitman et ses « Leaves of Grass » traduit en « Feuilles d’Herbe » (2009, Grasset, 602 p.) soupçonnées d’apologie de l’homosexualité en 1855.
    A propos du livre « Ulysse », Valéry Larbaud a ce jugement : « Un lecteur non lettré ou à demi-lettré abandonnerait « Ulysse » au bout de trois pages », et de plus « aucun des personnages ne porte ce nom, et même le nom d’Ulysse n’y apparaît que quatre fois ». Et en effet, ce n’est au chapitre 4, que le lecteur fait la connaissance de Leopold Bloom qu’il va suivre pas à pas toute la journée et une partie de la nuit, c’est-à-dire pendant les quinze chapitres qui suivent ». Pourtant Stephen Dedalus est Télémaque, et Leopold Bloom est Ulysse. Il est vrai que dans l’« Odyssée », Ulysse n’apparaît qu’au chant V. il est question de lui dans les quatre premiers chapitres, mais il est absent, Télémaque est le personnage en scène dans la Télémachie. Chez Joyce, c’est Stephen Dedalus, le fils spirituel d’Ulysse et son héritier qui joue ce rôle. Puis, du chant V au chant XIII se déroulent les aventures d’Ulysse. Joyce en distingue douze qui forment les épisodes centraux de son livre. Enfin, les derniers chants racontent le retour d’Ulysse à Ithaque, le massacre des Prétendants et sa reconnaissance par Pénélope. Cette partie, ou le Retour, correspondent aux trois derniers épisodes qui font pendant aux trois épisodes de la Télémachie.
    En ce sens, le « Ulysse » de Joyce n’est pas une ré-écriture de l’« Odyssée » comme on pourrait le croire, et qui fait que le lecteur est a priori désorienté. Et ce que Valéry Larbaud soulignait lors de sa traduction c’est en fait « une transposition culturelle ». Ce n’est pas non plus un « rhabillage » des statues antiques, mais un voyage initiatique, reprenant en ce sens le texte de Charles Lamb (1775–1834), que Joyce a lu à sa ré-édition en 1921 « The Adventures of Ulysses » (2013, Cambridge University Press, 156 p.). C’est la souffrance et les déboires d’un père, à travers des épreuves (géants, sirènes, femmes, prétendants) qu’il a du affronter avant de retrouver sa famille, Pénélope et Télémaque.

    Cependant, la santé, en particulier la vision de Joyce, se détériore, il est atteint de glaucome et les crises d’iritis deviennent fréquentes. La famille Joyce vit alors à Paris, mais déménage souvent. Les conditions matérielles de la famille s’améliorent, alors que les relations internes se détériorent. James est totalement occupé à la rédaction de « Finnegans Wake », avec sans doute une influence littéraire de la part de Lucia.
    Lucia, la fille préférée de James, est devenue une danseuse de talent, mais montre des signes alarmants de schizophrénie. Après le mariage de son frère en 1931, Lucia en devient quasiment jalouse en quelque sorte, n’étant pas mariée, et ayant rompu avec Samuel Beckett, trop préoccupé par les œuvres de James, et Alexander Calder, le sculpteur. Influence prenante du père, abandon par la mère, difficile position à se situer par rapport à son frère, Giorgio. Son père l’envoie en consultation chez Carl Jung, à Zurich. Ce qui ne règle rien, et lui fait perdre sa liberté à laquelle elle tient tant. Commencée avec l’abandon de la dance en 1929, les années de sanatoriums ou cliniques diverses jusqu’en 1932 n’arrangent rien. En 1935, elle entre en asile psychiatrique, puis d’asile en asile, sous la tutelle de Harriet Shaw Weaver, elle termine sa vie à St Andrews Hospital, Northampton en 1982.

    Il est surprenant de voir James Joyce faire appel à Carl Jung pour soigner Lucia. Dans un premier temps James Joyce et Carl Jung ne s’apprécient pas. Ce dernier, écrit, en 1932 dans « Europaische Revue » à propos d’« Ulysse » : « J’ai lu jusqu’à la page 135 avec le désespoir dans mon cœur, m’endormant deux fois en chemin ». Cela commence mal. « Le style de Joyce a un effet monotone et hypnotique ». Et pour finir « Il ne faut jamais fourrer le nez du lecteur dans sa propre bêtise, mais c’est exactement ce que fait « Ulysse» »…Joyce se moquera de la psychanalyse de Jung (et de Freud), dans « Finnegans Wake ». II les appelle « le Tweedledum suisse à ne pas confondre avec le Tweedledee viennois ».
    Cependant Carl Jung va découvrir Joyce un peu plus tard, lorsque le père vient pour sa fille Lucia, déjà en proie à de graves troubles de la personnalité. En 1932, Carl Jung lui fait parvenir un essai sous forme d’une longue lettre de 40 pages. « Votre livre dans son ensemble n’a aucun terme à mon trouble et j’y ai réfléchi pendant environ trois ans jusqu’à ce que je réussisse à m’y mettre » qui se termine par « Je suppose que la grand-mère du diable en sait tellement plus sur la vraie psychologie d’une femme, je ne le savais pas ».

    Commencé en 1923, « Finnegans Wake » s’appelle tout d’abord « Work in Progress ». L’écriture se termine en 1939 avec la publication (1939, Faber & Faber, 628 p.) et une tête d’édition de 425 ouvrages. Il faut voir le livre comme une suite de la théorie cyclique de l’Histoire de Giambattista Vico (1668-1744) dans laquelle les civilisations naissent du chaos. Puis s’ensuivent des phases théocratiques, aristocratiques puis démocratiques avant de retourner au chaos. Et en effet, la première phrase « erre revie, pass’Evant notre Adame, d’erre rive en révière » commence sur la dernière page oùu la dernière phrase se termine sur la première page « au large vire et tiens bon lof pour lof la barque au l’onde de l’ », faisant ainsi du livre un cycle. Il est vrai que le reste du livre n’est pas évident à lire, même pour un lecteur averti.
    Pour la petite histoire, le premier vers du chapitre 12 « Three quarks for Muster Mark », traduit par Philippe Lavergne en « Trois quarts à la pie pour Maître Marc » est à l’origine des quarks en physique nucléaire, particules élémentaires qui s’associent entre eux pour former des hadrons, soient les protons ou neutrons.
    Lors de la seconde guerre, la famille retourne à Zurich en 1940. La santé de James ne s’arrange pas et il doit être hospitalisé. Il décède rapidement d’un ulcère perforant au duodénum le 13 janvier 1941.

    Publié par jlv.livres | 11 Mai 2021, 12:25
  4. non pas pour en finir avec les Joyce, mais une reflexion sur la lecture

    c’est vrai qu’aborder Ulysse ou Finnegans Wake de but en blanc est plus que difficile
    lire après avoir aussi lu les bibliographies de la famille est une chose ardue
    il faut du temps
    mais cela permet de découvrir des parties « sombres » de l’histoire de la famille
    et de mieux comprendre les différentes allusions
    en résumé, une période intense, très enrichissante
    a recommender
    on comprend mieux pourquoi un auteur peut devenir un génie
    bonnes lectures

    Publié par jlv.livres | 11 Mai 2021, 12:30

Rétroliens/Pings

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