L’amitié pudique entre deux sans-papiers jusqu’à la prison et au drame pour l’un d’eux. Un grand livre.
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J’ai reçu comme un véritable et bénéfique choc ce travail du romancier Arno Bertina et de la photographe Anissa Michalon, publié en avril 2013 aux jolies éditions du Bec en l’air.
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S’appuyant sur un gros travail de terrain autour d’un authentique « fait divers », comme le mentionnent désormais à peine les journaux aux ordres, « Numéro d’écrou 362573 » nous raconte, par la voix belle, curieuse et subtilement désenchantée du sans-papiers malien Idriss, une aussi superbe qu’improbable amitié avec l’Algérien Ahmed, rencontré au hasard de longues pérégrinations pédestres en banlieue, indispensables à qui ne peut affronter les risques permanents de contrôle, de rétention et de reconduite à la frontière liés aux transports en commun.
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Amitié nourrie de la digestion presque tranquille d’innombrables malheurs quotidiens, du sentiment d’étouffement et de désespoir qui les saisit parfois, des rencontres avec de bien belles personnes, aux limites de la marginalité (le rocker dur-à-cuire Raymond et son coeur d’or, tout particulièrement), le perpétuel déséquilibre intime entre le « bled » (publiquement enjolivé chez Ahmed, lucidement au bord du désaveu chez Idriss) et la rue parisienne, l’écart infranchissable entre la survie et la vie. Jusqu’au moment où, cédant à cette vague obscure jusque là refoulée, Ahmed craque et finisse incarcéré… croupissant deux ans en prison en attente d’un jugement…
Le récit est subtilement rythmé par le monologue intérieur d’un organiste, exécutant des œuvres de commande lors de la messe d’enterrement d’un ministre, bouillonnant de rage contenue en pensant à la mort de son voisin déshérité, qu’il vient d’apprendre.
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Les photographies d’Anissa Michalon qui illustrent ces 75 pages d’une grande densité poétique créent le contrepoint parfait, images simples d’ici ou de là-bas, images qui montrent peut-être encore mieux que les mots attribués à Idriss ou à Ahmed l’intense pudeur, le formidable refoulement feignant le plus possible une certaine joie de vivre, le risque intime de la chute, qui sont le lot de ces sans-papiers, images magnifiées par la complicité et l’empathie qu’Arno Bertina a visiblement su développer avec ces réalités africaines, et que l’on percevait déjà tout au long de son « Je suis une aventure ».
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Magnifique et bouleversante, toute en retenue et sans effets spéciaux indécents, une lecture à recommander absolument, tant au plan esthétique qu’au plan socio-politique.
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« (C’est Raymond qui disait cela souvent : « à la mode d’Ahmed ». Du jour où il m’a expliqué cette expression je l’ai beaucoup aimée. J’ai cru pouvoir la rapporter, mais Ahmed est devenu sombre : peut-être Raymond se moquait-il de lui… J’avais l’impression, moi, que c’était la marque des amis, ces détails qui font des surnoms – un truc qui enveloppait l’amitié.) »
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Ce qu’en dit fort justement ma collègue et amie Charybde 7 est ici.
Je me réjouis par ailleurs d’accueillir Arno Bertina, en compagnie de Carole Zalberg et de son « Feu pour feu », le vendredi 28 mars prochain à la librairie Charybde, pour une rencontre autour de ce qui est infiniment plus qu’un thème littéraire : la question des sans-papiers. Et ce sera aussi l’occasion d’évoquer « SebecoroChambord », le journal qu’a tenu Arno Bertina à propos de sa résidence d’écriture qui produisit ses deux derniers romans.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
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