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Notes de lecture 2018

Note de lecture : « La Vie fantasmagoriquement brève et étrange d’Amadeo Modigliani » (Velibor Čolić)

Dans les cauchemars et les rêves de l’artiste réputé maudit.

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CONVEXE, CONCAVE
Le miroir reflète pour la dernière fois la modeste veste marron, l’épais cache-nez gris, le mur nu et lépreux, la chaise bancale et rongée par les vers. Il se regarde dans les yeux mais n’aperçoit que des orbites creuses.
Ses mains, grues épuisées, blanches, livides, impuissantes, malades, affamées. De la gauche, il se masse la rotule ; la droite déplie une large toile vierge.
Amadeo Modigliani (1884-1920) tousse et peint.
Il observe les yeux et n’aperçoit que des orbites creuses.
Jeanne Hébuterne, à nouveau nue, car elle a ôté la chemise bien trop grande pour elle, approche de l’homme à pas hésitants, tel un veau blessé. Elle lui pose un baiser sur le sommet du crâne.
Elle le regarde dans les yeux et n’aperçoit que des orbites creuses.
C’est un autoportrait ? demande-t-elle.
Évidemment, répond-il.
Elle se couche ensuite et s’endort. Elle rêve de sa fille, la petite Jeanne qui a un an. L’homme, pendant ce temps, continue à s’observer dans la glace et à travailler.
Deux heures plus tard les choses s’appesantissent et la nuit tombe brusquement.

Bien avant de nous parler – et en beauté efficace – de guerre (« Sarajevo omnibus », 2012) ou, déjà, d’accueil des réfugiés politiques (« Manuel d’exil », 2016), à une époque où il n’écrivait pas encore directement en français, le poète et romancier Velibor Čolić, yougoslave originaire de Bosnie-Herzégovine (puisqu’il faut depuis vingt-cinq ans préciser ce point), nous offrait cette brève incursion dans les possibles rêves et cauchemars d’un exilé plus ancien, arraché à dix-huit ans de sa Livourne natale par la maladie chronique, le peintre et sculpteur Amedeo Modigliani (1884-1920). Traduites du serbo-croate en 1995 par Mireille Robin, au Serpent à Plumes, ces 80 pages lancinantes, cruelles et paradoxalement flamboyantes, dressent vivement le singulier portrait onirique d’une folle course à l’abîme, entre drogues et alcools, sexe et amour, innocence et culpabilité, sous le regard jaune et fiévreux de l’omniprésente tuberculose, en d’incessants allers-retours entre le Montmartre et le Montparnasse des années 1918-1920.

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Jeanne Hébuterne, par Amedeo Modigliani

RENOIR, ÉTOILE
Dans la nuit enclouée de ce 5 décembre 1919, jour où le peintre Renoir, désormais trop las, avait rendu l’âme, seul dans son atelier, Amedeo Modigliani (1884-1920), le « petit Juif de Livourne » comme l’appelaient ses contemporains, dessinait à grands traits chantants, au crayon noir, le visage oblong et blême d’une douce vieille femme, Eugénie Garsin-Modigliani, sa mère.
Sur la table, près du carton contenant ses esquisses, une bouteille de vin.
Dehors, il gelait.
La rue de la Grande Chaumière avait revêtu sa chemise d’hiver, comme dans les récits anciens et dans les contes.
Le peintre toussait.
Il sentait pousser sur son visage, aussi vite que l’herbe au printemps, sa dernière barbe.
Modigliani posa son crayon sans faire le moindre bruit, comme s’il ne hantait plus ce monde, comme s’il était déjà passé dans celui des souvenirs et des ombres. Il s’approche du lit et, poussant un profond soupir, se coucha tout habillé.
Au moment où sa respiration se transforma en bruissement régulier et calme, où il sombra dans le sommeil, une étoile, la plus brillante, se détacha du ciel de Paris et tomba.
Renoir.

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La petite Marie, par Amedeo Modigliani

Entre poésie affûtée, songe alcoolisé ou opiacé sublime et démoniaque, et chocs sourds des barreaux psychiques et physiques, Velibor Čolić nous distille une subtile méditation, sous les violences exprimées, sur la notion même, sans doute, d’artiste maudit, utilisant de main de maître un contexte particulier pour nous proposer une cinglante généralisation, intégrant un ensemble de non-dits, enfouis sous les couches du mythe artistique, travaillant la maladie et la mort juste au bord du précipice de la folie, pour en dégager une étrange et poignante histoire d’amour.

JEANNE, ÉMIGRÉS
Autant que je sache, raconta Jeanne Modigliani à trois Polonais barbus qu’elle avait rencontrés à Florence en 1958, les ennuis de mon père ont commencé le jour des Rois en 1920, lorsque à la Rotonde, il a vendu à l’archange Gabriel le dernier morceau de ses poumons au demeurant ravagés.
Avec une partie de l’argent, il acheta du poisson et du vin.
Il but le reste.
Il rentra à la maison ivre mort.
Pendant des jours, il cracha le sang.
Il mourut avant la fin du mois.
Et c’est à peu près tout.
Jeanne Modigliani but son café avant de se fondre dans la foule qui envahissait les rues brûlantes. Quelle calamité, dit le premier Polonais, dont l’haleine sentait la vodka, que devoir toute sa vie porter le nom de MODIGLIANI.
Pour sûr, acquiescèrent les autres.
Ils trinquèrent et vidèrent leurs verres.

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À propos de Hugues

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Discussion

2 réflexions sur “Note de lecture : « La Vie fantasmagoriquement brève et étrange d’Amadeo Modigliani » (Velibor Čolić)

  1. que dit ma grenouille ?? elle coasse ! et vous que faisiez vous aux temps chauds ??

    Non pas un, mais deux tomes de William T. Vollman sur le climat. Le premier « No Immediate Danger » (2018, Viking, 601 p.) ou (Y’a pas le feu) et le second (No Good Alternative » (2018, Viking, 667 p.) ou (Y‘a pas le choix). Avec cela, on peu rendre sa carte à EELV et postuler sans souci pour un poste de testeur de produits de beauté à « Ushuaia ».
    Donc 1200 pages à absorber, en deux gorgées heureusement. Il est vrai que W.T. Vollman nous a habitué avec ses 3000 pages de « Rising Up and Rising Down » (2003, McSweeney’s Books, 3352 p.), en 7 volumes sur la violence à travers les portraits de Napoléon, Gandhi, Staline, Robespierre et autres. Tout cela a été traduit par Jean-Paul Mourlon et condensé en « Le Livre des Violences » (2009, Tristram, 944 p.), mais ce n’est pas une raison pour remettre le couvert.
    Donc, voyageons avec l’auteur. Tout d’abord le Japon, il faut bien rentabiliser le voyage assez surréaliste à Fukushima, avec un vieux compteur-dosimètre. Résultat, c’est « Fukushima. Dans la zone interdite » (2012, Tristram, 96 p.). Le sujet est un peu en dehors du propos sur le climat dans la mesure où «il n’y a pas de production de gaz à effet de serre » dans l’énergie nucléaire. Néanmoins, l’auteur voit les villages abandonnés et les sacs de déchets encore amoncelés. C’est aussi vite oublier la production et l’enrichissement en amont. Il constate aussi que le niveau de radioactivité est « cent fois supérieur à celui de sa cuisine à Sacramento ». La zone ne sera pas sûre avant plusieurs centaines d’années. Puis il se rend en Virginie, chez les mineurs de charbon. Monde qui s’éteint car les mines déclinent. D’où un chômage en hausse, de même que des ressources aux drogues opiacées. Le dieu carbone a remplacé la religion. « Le charbon a presque disparu, alors nous aussi on disparait ». Quand on prétend que tout fout le camp….. L’eau potable est presque un souvenir, par contre les cancers du poumon sont toujours présents.
    Et Vollman passe au gaz naturel, donc à la fracturation hydraulique. Séismes induits, pollution des nappes et émission de méthane. Et que cela soit en Oklahoma ou dans le Golfe Persique. Et donc suivant les personnes interviewées, soit « les énergies fossiles sont encore là pour des centaines d’années », soit « le changement du climat a du bon, car les compagnies pétrolières vont fermer ». Par contre le petit peuple, celui qui travaille à extraire le gaz ou le pétrole, lui n’est pas à l’abri de la pollution. Les témoignages que Vollman recueille dans la péninsule arabique ou au Bangladesh sont éloquents à ce sujet. D’autant plus que le plus souvent, les retombées économiques de ces mines de charbon ne profitent pas, ou si peu, aux populations locales. Il n’oublie pas le bilan carbone des différents moyens de production de ce qu’il est commode d’appeler les technologies modernes. Lui qui n’a ni portable, ni même d’e-mail. Et qui s’en passe fort bien. Et si cela était le vrai message de son livre ? Abandonner aussi ces mineurs, qui à une époque ont été glorifiés, tels des vétérans d’une bataille sans doute perdue d’avance. « Ils ont donné leur sueur en échange de la fumée, et on a acheté leurs fumées pour en faire ces magnifiques jouets. Leurs vies ardues et à hauts risques mériteraient d’être célébrées par les poètes ». On reconnait bien là les envolées de l’auteur qui a aussi célébré l’histoire de son pays dans son anthologie « Seven Dreams », encore en cours d’écriture.
    Alors pourquoi avoir écrit ces deux tomes ? Initialement WT Vollman reconnait ne pas être un climato-sceptique. « I was a climate change denier », mais il ne veut pas être accusé d’avoir laissé une terre en mauvais état après sa mort. Cela revient plusieurs fois dans ses écrits, et pourtant il n’a que 59 ans. C’est un texte pour « le lecteur inconnu du futur ». Léo Ferré aurait dit « Je parle pour dans dix siècles et je prends date ». Il y a donc urgence, dit il. Le titre même de son premier tome est celui d’un texte pour le futur « Il n’y a pas de danger immédiat ». Alors est-ce texte qui donne des recettes pour sauver la planète ? Non. Est-ce un texte qui jette l’anathème sur telle partie de la société ou des politiques ? Non plus. D’ailleurs est-ce vraiment la raison d’être des écrivains de dénoncer ces affaires, et surtout de donner des solutions. Texte long, certes. Peut être trop long pour son éditeur qui voulait quelque chose de court.

    Et dire que demain il va pleuvoir. Raison de plus pour rester chez soi et lire.

    Publié par jlv.livres | 10 septembre 2018, 18:28

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