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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Ada » (Antoine Bello)

Une hilarante et songeuse mystification autour des progrès de l’intelligence artificielle.

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Publié en août 2016 chez Gallimard, le huitième roman d’Antoine Bello devrait ravir lectrices et lecteurs, en nous proposant un rude et intègre policier américain, opérant dans la Silicon Valley dont il regrette les charmes d’avant le boom de la high-tech et du capital-risque, confronté à la mystérieuse disparition d’une employée de l’une des sociétés-phares de la vallée, justement, employée qui se trouve être une intelligence artificielle nommée Ada (en hommage bien entendu, comme le langage de programmation du même nom, à la fille de Lord Byron, Ada Lovelace, dont les travaux précurseurs, dès le XIXe siècle, avec ceux de Charles Babbage, jetèrent les fondations de la science informatique).

Avec ces prémisses situées précisément à la charnière de préoccupations contemporaines en voie de devenir « grand public » et de ce qu’il est convenu d’appeler la « science-fiction », il est important de rappeler un élément parfois mal connu du travail d’Antoine Bello : à la différence de la plupart (il y a d’heureuses exceptions) des autrices et auteurs de littérature « blanche » venant opérer sur cette marge frontalière entre genres littéraires, lui connaît réellement ses classiques, ne méprise aucunement le genre science-fictif, et a plusieurs fois vanté sans ambiguïté, lors d’interventions en colloques ou tables-rondes, notamment, la valeur littéraire intrinsèque d’auteurs tels que John Brunner, Norman Spinrad, Frank Herbert ou Orson Scott Card, pour ne citer que quelques-uns de ses favoris.

– Elle a un nom de famille, cette Ada ? demanda Frank Logan en se frottant les yeux.
Il avait été tiré du lit à l’aube par un appel de sa patronne. Une collaboratrice d’une entreprise de Palo Alto située à deux pas de chez lui avait disparu : pouvait-il s’arrêter sur le chemin du bureau et voir de quoi il retournait ? Frank avait raccroché en maugréant puis enfilé ses vêtements dans le noir afin de ne pas réveiller son épouse. Vingt minutes plus tard, il se garait devant un blockhaus de verre anonyme. Parker Dunn, le président du Turing Corp., l’attendait en faisant les cent pas sur le perron. Il avait escorté Frank jusqu’à son bureau, un doigt sur les lèvres pour lui imposer le silence dans les couloirs.
– Non, pas de nom de famille. Juste Ada.
Frank, qui était en train de mélanger son café, leva un sourcil interrogateur.
– Ada n’est pas une employée comme les autres, précisa Dunn. C’est une intelligence artificielle.
– Vous voulez dire un androïde ?
Frank avait vu Blade Runner à sa sortie en 1982. Il en gardait deux souvenirs : 1) Harrison Ford pourchassait des robots d’apparence humaine ; 2) il n’avait rien compris au film.
– Non, répondit patiemment Dunn qui avait dû essuyer cette question cent fois. Ada n’a pas d’enveloppe physique, c’est un programme informatique.
– Un programme qui sert à quoi ?
– Je n’ai pas le droit de vous le dire.
– Je croyais que vous dirigiez la boutique !
– En effet, mais les statuts de l’entreprise m’interdisent de révéler son objet social sans l’accord des actionnaires.
– Même quand la personne qui pose les questions est inspecteur de police ?
– Même. Vous pensez bien que j’ai vérifié.
Frank but une rasade de son café, posa le gobelet en carton sur le bureau de Dunn et se leva.
– Dans ce cas, je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Vous avez sûrement du travail.
– Attendez, s’écria Dunn en bondissant de son siège. Où allez-vous ?
– Enquêter sur la disparition d’une adolescente. Avec un peu de chance, les salopards qui l’ont kidnappée ne l’ont pas encore mise sur le trottoir.

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Ada Lovelace (1815-1852)

Aussi, en toute connaissance de cause, sur un « sujet » comme l’intelligence artificielle, il ne cherche pas ici à émuler la spéculation socio-scientifique pointue d’auteurs tels que Charles Stross (« Accelerando », 2005), Cory Doctorow, Ken McLeod ou même Iain M. Banks, mais bien plutôt, rejoignant par certains aspects le Philippe Vasset de l’excellent « Exemplaire de démonstration » (2003), à tisser serré une machination littéraire qui allie avec maestria les préoccupations socio-politiques de l’auteur vis-à-vis de l’information en ligne (que l’on voyait poindre avec bonheur dans son récent « Les producteurs »), la capacité à décrire de l’intérieur le vécu d’une industrie emblématique (dont son excellent « Roman américain » témoignait à propos du monde de l’assurance-décès), et l’art machiavélique de déployer une intrigue en couches superposées (dont son hommage à Agatha Christie, le redoutable « Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet », représentait un bien bel exemple).

Frank se garda une nouvelle fois d’intervenir. Pour lui, un romancier puisait son inspiration dans sa vie, pas dans les statistiques de l’état civil. Mais Snyder ne l’avait pas mis sur cette enquête pour ses vues littéraires.
– Diriez-vous qu’Ada était sur le point de réussir ?
Weiss prit le temps de la réflexion avant de répondre.
– Oui, je le crois. Elle progresse à une vitesse ahurissante. Bien sûr, nous la reprogrammons encore chaque soir pour corriger des points de détail. Rien de bien grave : ses dialogues sont un peu abrupts, elle abuse des notations temporelles, puise parfois ses mots dans le mauvais registre lexical, mais quel auteur n’a pas ses petites idiosyncrasies ?
Frank ignora la question. Ses jambes lui faisaient mal. Il ne songeait plus qu’à abréger l’entretien, à présent.
– Quelle est l’étape suivante ? demanda-t-il. Vendre 1 million d’exemplaires ?
– Non. Dès qu’Ada aura atteint son objectif, elle s’essaiera à d’autres genres, comme le policier ou le thriller. Puis, quand elle maîtrisera tout l’arsenal de la narration, nous l’orienterons vers des marchés plus lucratifs : jeux vidéo, cinéma, télévision…
Pour la deuxième fois de la journée, Frank se demanda si les ravisseurs d’Ada n’avaient pas rendu un fier service à l’humanité.

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Alan Turing (1912-1954)

Placé d’abord en clin d’œil sous l’ombre tutélaire du mathématicien Alan Turing (qui donne son nom à l’entreprise ayant développé Ada), convoquant en arrière-plan dans plusieurs pages savoureuses les fantômes de Shalmaneser, d’Hal, de Jane et des trois lois de la robotique (dont la confrontation évolutive au maquis juridique des entreprises contemporaines est un régal), le roman développe aussi, poursuivant l’évolution observable chez Antoine Bello, au-delà des aspects joueurs et foncièrement drôles désormais familiers, une subtile critique socio-politique qui a le mérite évident de ne pas céder à la facilité – mettant en scène avec beaucoup plus d’empathie que d’ironie, par exemple, la femme française de notre policier américain, post-soixante-huitarde acharnée luttant de toute son énergie au sein d’un système toujours aussi froidement soupçonneux vis-à-vis des mots « socialisme » ou « communisme ». Et si le roman préféré de l’inspecteur Frank Logan, par ailleurs authentique amateur de poésie japonaise fragmentaire, est « La source vive » (1943) d’Ayn Rand, l’industrie californienne du capital-risque est ici traitée beaucoup plus cruellement, par un auteur dont la connaissance intime des États-Unis et du business contemporain était déjà apparue précédemment (au risque de me répéter : lisez « Roman américain »), que, par exemple, chez le Neal Stephenson de l’excellent « Cryptonomicon » (1999).

Il se plongea dans l’étude des documents. Le déséquilibre entre le rapport étriqué de Doug et les renseignements réunis par Dunn le démoralisait. Que les entreprises disposent de moyens supérieurs à la fonction publique ne datait pas d’hier, mais ces derniers temps l’écart avait pris des proportions terrifiantes. En quelques heures à peine, O’Brien avait passé au crible les finances de la famille Suarez, mis la main sur ses factures d’électricité, de câble et de téléphone et reconstitué, Dieu sait comment, le nombre de kilomètres au compteur de la Toyota de Carmela. Le pire, pensa Frank, c’est que O’Brien ne s’était probablement même pas sali les mains ; il avait dû passer par une officine dirigée par un ancien barbouze, qui déposerait son bilan à la première descente de police.

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Si le roman peut aisément se lire, rétrospectivement, comme un gigantesque « grandeur nature » de test de Turing (ce concept célèbre, même si sa scientificité n’est pas totalement avérée, consistant à déterminer la « conscience » d’une intelligence artificielle par sa capacité à se faire passer pour un humain dans une conversation menée en aveugle), justement, il surprendra sans doute, durant ses 80 ou 100 premières pages tout particulièrement, la lectrice ou le lecteur attentifs aux détails de registre et de langue, au point parfois de les faire sursauter. Rassurez-vous : les voix du policier, de sa supérieure, de son épouse, des dirigeants de Turing Inc. comme de leurs financeurs, et celle d’Ada elle-même, toutes trouvent leur rôle dans la construction d’une intense et magnifique supercherie qui questionne avec ferveur – comme souvent chez Antoine Bello – la nature même de la littérature.

– Passons, bougonna-t-il. Qui t’a donné l’idée de déterrer des ragots sur le compte de Snyder ?
– Le courrier des lecteurs de Cosmo.
Frank faillit éclater de rire mais Ada avait prononcé ces mots aussi sérieusement que tantôt quand elle disséquait la jurisprudence.
– Ce n’est pas forcément la source la plus fiable, dit-il.
– On fait avec ce qu’on a. Je n’ai encore avalé que 0,5 % de la Toile.
– Tu gagnerais à lire quelques traités de sociologie des organisations. Et troque Cosmo pour le New Yorker, tu veux ?
– Aye aye, sir.

Ce qu’en dit fort joliment Garoupe sur son blog est ici.

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Discussion

20 réflexions sur “Note de lecture : « Ada » (Antoine Bello)

  1. J’ai détesté ce livre. Pas parce que je l’ai trouvé intrinsèquement mauvais (sans aller jusqu’à la qualifier de bon). Mais parce que se lisent en filigranes trop de choses qui me déplaisent, du mépris affiché pour un genre considéré comme inférieur et entièrement associé, rattaché aux femmes en passant par quelques remarques qui m’ont hérissé le poil. Le livre sans ce sous-texte m’aurait juste paru insignifiant (si Antoine Bello connaît ses classiques, pourquoi écrit-il quelque chose de si prévisible?)(pour le plaisir d’une analyse littéraire qui n’apporte rien au schmilblick?), mais avec ces petites pointes sexistes et autres qui surgissent au détour d’une phrase, il m’a juste rebutée. Très peu pour moi. Pardon.

    Publié par Sophie | 30 septembre 2016, 12:37
    • Ah, je n’en ai pas du tout cette lecture-là, mais ça arrive…

      Publié par charybde2 | 30 septembre 2016, 18:35
    • Voilà qui est bien parlé !

      Publié par SardinaKawkaw | 4 octobre 2016, 08:37
      • Il est toujours étonnant de constater comment chaque lectrice ou lecteur, à partir d’un angle particulier qui lui est propre, aboutit à des opinions fort différentes les unes des autres… C’est aussi ce qui fait la richesse de l’exercice évidemment. J’ai plutôt trouvé ici une confirmation de l’ironie à la fois acérée et presque « tendre » qui apparaît chez Bello depuis « Roman américain »…

        Publié par charybde2 | 4 octobre 2016, 08:40
  2. (PS: j’ai oublié de rechanger ma connexion, c’était Cachou donc…)

    Publié par Cachou | 30 septembre 2016, 12:38
    • J’ai l’impression que j’ai oublié d’étayer mon point de vue du coup ^_^. Il est vrai que je suis particulièrement sensible aux remarques gratuites sur ce que les femmes font ou sont, elles me saoulent d’autant plus qu’elles sont de plus en plus récurrentes ces derniers temps. Ici il y en a beaucoup, sur la femme de l’enquêteur, sur les lectrices de romances (sur les romances et la manière dont elles sont associées exclusivement au lectorat féminin)(d’ailleurs, le choix du genre en lui-même est assez symptomatique, il serait amusant de relire le livre en remplaçant dans sa tête « romance » par SF, on n’est pas loin de la caricature quand on en vient à la description d’un genre sous la plume de « l’auteur » ^_^). Il y a plein de petites piques qui doivent sûrement ne troubler que quand on est sensible au sujet mais les « femme qui dit peut-être consent » (je l’ai retenue parce que celle-là m’a particulièrement hérissée, on est à deux doigts de l’excuse « oui mais un « non » chez une femme veut dire « oui ». ») et autres « on change de sexe pour un oui ou un non de nos jours » (je cite de mémoire, je n’ai pas le livre sous la main) qui fleurissent au détour des phrases m’ont fait perdre le respect que j’avais eu pour l’auteur en lisant l' »Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet ». Même au vu de l’explication finale, j’ai du mal à les percevoir comme liées au narrateur et non à l’auteur mais ça pourrait être le cas. Je ne connais pas assez l’auteur pour percevoir l’ironie, peut-être y en a-t-il aussi dans cette manière de présenter les choses (et les personnages féminins ou les positions un peu passéiste de l’enquêteur?)? (C’est une vraie question, je ne sais pas si Bello dégaine ce genre de clichés sexistes pour illustrer la manière dont un un esprit nourri d’un certain type de littérature penserait ou si c’est juste un hasard et des pensées toutes faites sortant de l’esprit de l’auteur lui-même)(en attendant, si un lecteur qui ne connaît pas assez l’auteur ne peut savoir où se situer par rapport à ce genre de prise de position, c’est un peu loupé, non? Mais je conçois que ça pourrait juste être une subtilité lié à la manière de percevoir le monde de celui qui nous raconte l’histoire)(en tout cas, le côté sexiste, je ne vois pas ce que la remarque transphobique viendrait faire dans tout ça).

      Publié par Cachou | 5 octobre 2016, 07:43
      • Il me semblait que les romances Harlequin sont truffées de clichés sexistes et (aussi) homophobes / transphobes, plus discrètement, et que du coup, comme l’IA s’est intensément nourrie de ce matériau pour réaliser sa mission…

        Publié par charybde2 | 5 octobre 2016, 08:33
  3. (pardon, je n’ai pas écrit ça pour envenimer le débat, promis, c’est parce que je me demande dans quelle mesure les idées présentées sont celles de l’auteur ou du narrateur, et si ce sont celles du narrateur, pourquoi choisir celles-là)(la remarque transphobique pourrait être associée au côté passéiste du narrateur maintenant que j’y pense mais pourquoi le présenter comme étant assez à gauche puis lui faire dire des choses comme ça? Je ne suis pas sûre de comprendre, c’est pour ça que je n’arrive pas à associer ce type de pensées à la narration et que j’ai du coup tendance à les lier à l’auteur plutôt)

    Publié par Cachou | 5 octobre 2016, 07:52
  4. Ada est le nom du programme informatique mondial mis au point par mon frere Jean Ichbiah en 1980 helas decede et le nom protege
    Une citation aurait ete le minimum

    Publié par Ichbiah | 19 octobre 2016, 14:07

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