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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Accelerando » (Charles Stross)

Singularité, Geek Paradise et économie politique 5.0. Un livre joueur et essentiel.

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RELECTURE

Accelerando VF

Publié en 2005, enfin traduit en français en 2015 par Jean Bonnefoy dans la nouvelle collection Incertain futur des éditions Piranha, le sixième roman de l’Anglais Charles Stross compilait en une trame puissante et cohérente neuf nouvelles parues entre 2001 et 2004 dans Asimov’s SF Magazine. Nominé l’année suivante pour le prix Hugo (le suprême « prix des lecteurs » en science-fiction et en fantasy, actuellement en grand danger de compromission et de désagrégation sous l’action d’infiltration déterminée de divers lobbies conservateurs américains), mais surtout récompensé alors par le prix Locus (décerné par les lecteurs du magazine éponyme, sans doute le meilleur et le plus solide au monde, depuis 1968, en ce qui concerne le champ littéraire SFFF – science-fiction, fantasy et fantastique), autrement plus fiable en général, ce roman peut à bon droit et sans exagération être considéré comme l’un des plus importants écrits ces vingt dernières années, que ce soit dans le champ science-fictif ou ailleurs. Dix ans après sa publication, il n’a rien perdu de son pouvoir saisissant et dévastateur.

Comme son titre le laisse entendre, et comme le premier chapitre l’explicite sans ambages, « Accelerando » traite principalement de la marche de l’humanité vers la « Singularité », ce moment – toujours considéré aujourd’hui comme hypothétique par une majorité des scientifiques concernés, et objet de débats relativement intenses au sein des communautés impliquées – où l’accélération quantitative du progrès technologique, d’une part, et la convergence de disciplines initialement éloignées, d’autre part, provoqueront l’apparition d’ordinateurs à la fois plus intelligents que l’être humain (et pas uniquement « disposant de davantage de puissance de calcul ») ET capables d’améliorer eux-mêmes leurs versions ultérieures (leur « descendance »). Apparue « officiellement » dans le champ science-fictif avec Vernor Vinge en 1981, après avoir été prototypée sous des formes moins discernables par plusieurs grands noms de la recherche en intelligence artificielle depuis le début des années 1960, la Singularité est bien entendu une question techno-scientifique extrêmement digne d’intérêt, en soi. Mais comme presque toujours lorsqu’un auteur réellement puissant s’empare d’un sujet techno-scientifique, ce sont les implications sociales, politiques, économiques, psychologiques, éthiques, voire religieuses, d’une rupture possible à l’échelle de l’humanité qui sont captivantes et essentielles. La grande science-fiction (et une immense partie de la grande littérature, tous « genres » confondus) est sans doute bien, avant tout, spéculation usant des atouts de la fiction sur la capacité de l’humanité à vivre et diriger son évolution, et à maîtriser (ou non) les conséquences – à établir et mesurer, justement – des situations auxquelles elle est amenée (ou pourrait être amenée) à faire face, que cette spéculation soit envisagée dans l’intimité des consciences individuelles ou portée au niveau de l’ensemble des sociétés.

Accelerando US

Face à un tel sujet, de moindres auteurs auraient pu soit effleurer le matériau et s’en servir comme d’une esthétique toile de fond, soit s’embourber dans l’essai, pour nous proposer des ouvrages éventuellement passionnants, mais in fine mineurs. Certains l’ont fait. Charles Stross a su échapper à ce double écueil et nous offre un roman magiquement composite qui devrait rester appelé à faire date. Sur un socle technologique largement partagé, le plus souvent, au sein de la communauté des écrivains de science-fiction (en tout cas, pour sa frange la plus pointue), mais particulièrement maîtrisé chez ce diplômé en pharmacie et en informatique, journaliste technique expérimenté et rôliste passionné avant de se consacrer à l’écriture, l’auteur associe étroitement trois atouts bien rarement réunis sous une même plume : une réelle compréhension de l’économie contemporaine, tant dans ses ressorts planétaires que dans ses dimensions les plus micro-économiques, à la manière d’un Cory Doctorow (avec lequel il co-signe d’ailleurs en 2012 l’étonnant « The Rapture of the Nerds ») ; une capacité à lire l’association entre cette économie et son environnement juridique, social et politique, d’une façon peut-être même plus fine (et plus rigoureuse) que celle de son ami Ken McLeod ; et une imagination organisée lui permettant de projeter ce tissu vers des conséquences potentiellement fort lointaines en leur conservant une réelle cohérence, comme son autre ami Iain M. Banks.

Manfred, de nouveau sur la route, pour enrichir des inconnus.
C’est un mardi estival torride et il se tient sur l’esplanade devant la Centraal Station, les mirettes allumées, éclats de soleil jonglant sur le canal, flots de moto-trottinettes et de cyclistes kamikazes, hordes de touristes bavassant de tous côtés. La place a des relents d’humidité, de crasse, de métal brûlant et de flatulences de pots catalytiques à froid ; cloches de trams qui tintent en bruit de fond et vols d’oiseaux dans le ciel. Manfred lève les yeux et intercepte un pigeon, le shoote en plein vol et le balance sur son weblog comme preuve qu’il est bien arrivé. Le débit est impec dans le coin, s’avise-t-il. Et pas que le débit. L’ensemble. Amsterdam lui donne l’impression qu’on le désire déjà, quand bien même il vient de débarquer du train en provenance de Schiphol : le voilà infecté par l’optimisme dynamique d’un autre fuseau horaire, d’une autre métropole. S’il continue sur cette lancée, il y a quelqu’un dans le secteur qui va devenir très riche, à coup sûr.
Va savoir qui.

accelerando

Cette compréhension riche et fouillée d’une situation globale résolument orientée vers l’avenir pourrait néanmoins rester à un faible niveau d’intensité, ou se révéler largement inopérante, si elle n’était pas associée chez Charles Stross à un réel talent de bâtisseur de scénarios et d’intrigues, héritage possible de ses années de rôliste acharné et qualitatif, et à une personnalité affirmée de styliste, pas si fréquente dans le champ science-fictif, avec une écriture nerveuse aux ornements nombreux mais jamais gratuits, que Jean Bonnefoy a dû souffrir à rendre en français pour « Accelerando », le plus ambitieux et le plus foisonnant des textes de l’auteur, y parvenant le plus souvent, et échouant sans doute en cinq ou six occasions au long de ces 540 pages.

Dans les cercles de geeks du web, Manfred est une légende ; c’est le gars qui a déposé la pratique commerciale de transférer son e-business là où le régime de propriété intellectuelle est le plus souple, pour s’éviter les difficultés d’octroi de licences. C’est le gars qui a déposé l’utilisation d’algorithmes génétiques pour breveter tout ce que l’on pourra obtenir par simple permutation de la description initiale d’un problème dans un domaine donné – ainsi, non seulement le brevet d’une meilleure tapette à souris, mais de l’ensemble de toutes les meilleurs tapettes à souris imaginables. À la louche, un tiers de ses interventions est légal, un tiers illégal et le reste légal mais deviendra illégal sitôt que le législatosaure aura ouvert l’œil, senti l’odeur du café et fait un caca nerveux. A Reno, des avocats spécialistes en brevets vous jureront que Manfred Macx est un pseudo, un alias numérique masquant une bande de hackers anonymes cinglés armés de l’Algorithme Génétique Qui A Dévoré Calcutta : une manière de Serdar Argic de la propriété intellectuelle, voire un nouveau groupe Bourbaki réincarné sous la forme d’un cyborg mathématique. D’autres avocats de San Diego et de Redmond sont convaincus que Macx est un saboteur économique porté sur la destruction des fondements du capitalisme, et il y a des communistes praguois qui voient en lui le rejeton bâtard de Bill Gates et du Pape.
Manfred est en pointe dans sa profession, qui se résume en gros à pondre des idées saugrenues mais exploitables puis à les refiler à des gens qui, grâce à celles-ci, feront fortune et s’en mettront plein les poches. Quant à lui, il fait tout ça gratis. En retour, il s’offre une immunité virtuelle contre la tyrannie du liquide ; après tout, l’argent est le symptôme de la pauvreté et Manfred n’a jamais à payer pour quoi que ce soit.
Il y a toutefois des inconvénients. Traficoter dans les mèmes sur le mode pronoïaque, c’est se prendre en continu le décalage temporel du choc du futur – il lui faut assimiler quotidiennement plus d’un méga-octet de texte et plusieurs gigas de contenu audiovisuel rien que pour se tenir au courant. Les inspecteurs du fisc l’ont continuellement dans le collimateur parce qu’ils ne croient pas qu’on puisse avoir un tel train de vie sans se livrer au racket. Et puis il reste tout ce qui n’est pas monnayable : le respect de ses parents, par exemple. Trois ans qu’il ne leur a plus parlé, son père le considère comme un parasite hippie, sa mère ne lui a toujours pas pardonné d’avoir laissé tomber son cursus simili-Harvard bas de gamme (ses vieux restent toujours coincés dans leur paradigme bourgeois XXe siècle de la trajectoire obligée grande école – belle situation pour leurs mômes). Sa fiancée, et quelque part dominatrice, Pamela, l’a plaqué six mois plus tôt, pour des raisons qu’il n’a toujours pas vraiment élucidées. (Ironie de l’histoire, elle travaille comme chasseur de têtes pour le fisc, déplacements continuels en jet aux frais du contribuable pour tenter de convaincre les chefs d’entreprises devenues mondialisées de payer leurs impôts at home pour complaire au ministère des Finances.) Pour couronner le tout, les Conventions baptistes du sud le qualifient sur tous leurs sites web de petit chouchou de Satan. ce qui serait plutôt une farce vu que, devenu athéiste régénéré, Manfred ne croit pas en Satan, mais ce serait sans compter les cadavres de chatons que quelqu’un s’obstine à lui envoyer par la poste.

Charles Stross

En collant au plus près à une famille extraordinairement dysfonctionnelle, entre geeks de la « nouvelle économie » se préparant à de nouvelles ruptures, avocats acharnés du « législatosaure » en expansion continue, politiciens curieusement visionnaires et cadres dirigeants corporate en mal de sens, au début du XXIème siècle, et en la projetant sauvagement, en direct et à travers ses enfants que l’on peut à bon droit désormais considérer comme « mutants digitaux », vers l’avenir singulariste et ses inévitables extensions spatiales, Charles Stross nous régale de ces chemins combatifs, tortueux, machiavéliques et néanmoins si drôles qui font une grande partie du sel tant du grand Iain M. Banks de la Culture que de la C. J. Cherryh des Company Wars et de « Cyteen », et accomplit cette synthèse malgré tout si rare entre la formidable ambition du propos spéculatif et la jouissive qualité littéraire et romanesque du vecteur, dans une aura de scepticisme éclairé et sérieusement joueur, loin des faussement naïfs et potentiellement frelatés enthousiasmes d’un Ray Kurzweil et de ses bagages transhumains bien peu innocents politiquement.

Ce très grand roman pourra, il est vrai, dérouter les lectrices ou les lecteurs moins familiers du type de maelstrom total, dense, virevoltant, que les meilleurs représentantes et représentants de la science-fiction contemporaine sont capables aujourd’hui de déployer, alors même que ces spectaculaires et réjouissants léviathans se sont sans doute raréfiés ces dernières années au cœur de la littérature dite « générale », où trop d’assemblages maladroits et hâtifs de « Que sais-je ? » et de pages wikipedia rencontrent un succès de complaisance parfois bien difficile à comprendre. Celles et ceux qui entreprendront gaillardement ce beau voyage en seront mille fois récompensés par l’intelligence aiguë et synthétique comme par l’émotion diffuse et gouailleuse que leur confie si généreusement ici Charles Stross.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

11 réflexions sur “Note de lecture : « Accelerando » (Charles Stross)

  1. Bonjour , je suis en train de le lire , je commence juste le chapitre 3 . Certains lecteurs osent le qualifié de « difficile  » , une fois lut du Neal Stephenson , c ‘est l’inverse . Ce roman est autant une mine d ‘ idée , que la double suite non avouée de Snow Crash ( pour la dérégulation économique d’abord subite , puis détruite par Macx ) , que de Cryptonomicon , dans ces aspects technologiques et sociales ( on sent que l’auteur n’est pas favorable au mariage et sa suite logique : le divorce ) . Stross , héritier de Stephenson et de Gibson , grande question

    Publié par Darklinux | 18 septembre 2022, 04:05

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