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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Robopoïèses » (André Ourednik)

Provocantes, érudites et alertes, les investigations rusées à propos d’intelligences artificielles et de nature de l’éclectique poète-philosophe et technicien tchéco-suisse.

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Ourednik

Les deux mélodies fondamentales
Si nous essayions de percevoir le siècle en cours – notre siècle – avec nos oreilles… si nous essayions d’entendre ce siècle, nous entendrions un bourdonnement assourdissant, composé du tambourinage  de cent milliards de doigts sur dix milliards d’écrans tactiles ; le cliquetis de leurs ongles, la succion de leurs doigts humides qui se détachent de l’écran. Nous entendrions cette friction des rumeurs propagées à travers les réseaux sociaux, ponctués d’explosions plus ou moins éloignées, du vrombissement des forêts en feu, des eaux de rivières déchaînées et du craquement des banquises. Et dans les fréquences basses, nous entendrions les serveurs informatiques s’essayer à fredonner la syllabe sacrée om̐ dans les alvéoles des datavernes.
À la première écoute, une telle symphonie du siècle sonnerait comme une cacophonie désordonnée. Mais cela fait plus de vingt ans qu’on l’écoute, et deux thèmes musicaux majeurs, deux mélodies fondamentales commencent à s’en dégager : celle de la dégradation de l’environnement naturel, et celle de l’émergence des intelligences artificielles. Si tout va mal, ces deux processus culmineront dans un désastre stéréophonique. Cela pourrait se passer ainsi, par exemple :
L’automatisation des processus de production, de distribution et de vente des produits mènera à la suppression de plus de deux tiers des emplois, y compris dans le secteur tertiaire. La baisse des charges salariales réduira les coûts de production, sans pour autant diminuer les prix. Le capital se concentrera de manière exponentielle dans les mains de quelques individus. Lorsque les masses de consommateurs ne pourront plus payer leurs dettes, elles seront réduites en esclavage et deviendront les jouets sexuels des puissants. Nous vivrons les 120 jours de Sodome à l’échelle planétaire. La planète dévastée par l’extractivisme ne sera plus que terre-morte-eau-morte, à l’exception de quelques jardins paradisiaques habités par les gagnants du processus. Jeff Bezos et Travis Kalanick, les maîtres d’Amazon et d’Uber, entourés de leurs plus proches concepteurs de systèmes et entraîneurs de robots, allongés sur des poufs géants, au  milieu d’une ménagerie de paons et d’antilopes transgéniques ; Jeff et Travis assisteront pas écran interposé à un jeu de gladiateurs avec cent mille protagonistes habillés en costard-cravate. Des drones filmeront les détails des combats pour les transmettre en direct. Les plus chanceux des esclaves, parmi nous, s’occuperont de la régie vidéo…
Nous ne sommes bien sûr pas obligés d’en arriver là.

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Géographe spécialisé dans les représentations de l’habitat, chercheur et enseignant à l’EPFL de Lausanne, data scientist pour le gouvernement suisse, né à Prague voici quarante-deux ans, André Ourednik poursuit avec cet essai que l’on est tenté de qualifier d’essai poétique, publié chez La Baconnière en 2021, le chemin très personnel et fort intéressant entamé en poésie en 2002 et poursuivi en prose de plus en plus développée ces dernières années, jusqu’à son passionnant roman « Omniscience » de 2017, superbe métaphore ramifiée et productive de la notion même de data mining.

Annonçant ici d’emblée la couleur par un sous-titre en forme de vrai-faux oxymore, « Les intelligences artificielles de la nature », l’auteur confronte, avec une ferveur joliment obsessionnelle nourrie d’une vaste culture tous azimuts ou presque, la notion même, toujours plus omniprésente dans la sphère conceptuelle et médiatique contemporaine, pour le meilleur et pour le pire, d’intelligence artificielle avec les prémisses jamais dites (et rarement pensées) des affirmations la concernant, et notamment la part nécessairement construite de ses modi operandi.

Renaturer l’intelligence
La loi est un programme exécuté par l’appareil judiciaire d’une société. Comme un code informatique, une loi cherche à régler un maximum de situations effectives tout en demeurant aussi concise que possible.
Mais une loi est toujours dogmatique, car limitée à imposer ses décrets sans prouver leur justesse. Le sens de la loi et sa raison d’être ne sont pas contenus dans la loi, mais proviennent d’un raisonnement mené en amont ; souvent d’une simple tradition dont on a oublié l’origine ou du caprice fiévreux d’un roi. Aucun appareil judiciaire ne contient une loi qui se fonde elle-même. Aucune loi n’est sa propre créatrice. Aucune loi ne naît d’elle-même. Aucune loi ne contient une vie propre. La loi n’est pas physis. La loi n’est pas natura. Toute loi est un artifice. Il n’y a pas de lois naturelles.
Comment, alors, réinjecter de la vie dans une pensée déclinée en préceptes ? Comment faire en sorte que nos mots continuent à porter la vie qui nous a menés à les prononcer, lorsqu’il ne restera d’eux plus que des rayures sur une surface lisse ? Quel shem trouver pour notre golem, c’est-à-dire pour notre informe, pour notre inachevée pensée ? Comment retrouver la nature dans l’artifice de la loi ?
Faut-il commencer en créant une pensée capable de démonter ses propres dogmes ?

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André Ourednik porte son questionnement technique, philosophique et artistique en 150 pages à peine (auxquelles il faut ajouter les 50 pages de notes et de références, particulièrement précieuses, et en elles-mêmes captivantes) : mécanisation de la pensée, mathématisation de la nature microscopique avec ses limites observées (avec l’exemple des fractales et de leur caractère fallacieux lorsque l’ordre des développements augmente), modélisations précoces des premiers chercheurs en intelligence artificielle, lorsque le nom n’existait pas encore et qu’il s’agissait d’articuler divers domaines de la toute jeune science cybernétique, avec le copieur-constructeur universel de Von Neumann ou le Jeu de la Vie de John Horton Conway, remontant aussi un chemin généalogique jusqu’au canard digérateur de Vaucanson, à la machine de Babbage et à la première programmation par Ada Lovelace (il faut lire par ailleurs la remarquable biographie, « Ada ou la beauté des nombres », que consacre Catherine Dufour à cette dernière), spéculations adroites sur l’imitation langagière et sur la possibilité de la création authentique en matière de textes (rejoignant par exemple les travaux fictionnels du Philippe Vasset de « Exemplaire de démonstration » ou de l’Antoine Bello de « Ada »), arts plastiques proposés, calculés et transfigurés par Robbie Barrat ou Christoph Morlinghaus (comme la photographie ci-dessus, extraite de son « Motherboards »), ébauches de poétiques des langages de programmation (comme chez le Hugues Leroy de « Sur les vertus de la concision dans certains textes que personne ne lit »), jusqu’à tester la frontière de l’irréductible avec Ian Soliane et son « Basqu.I.A.t », vertiges du machine learning et ambitions de l’OpenAI, l’intrication des angles et des approches est conduite à cent à l’heure, et nous entraîne dans le tourbillon des contradictions sémantiques, des paradoxes liés à la notion centrale d’artificiel et de naturel, des vertiges politiques qui pourraient en découler rapidement (on songera alors au superbe « Mécaniques sauvages » de Daylon). Érudit et malicieux, historique et spéculatif, technique et poétique, voici sans doute l’un des ouvrages les plus stimulants du moment autour des réalités et des fantasmes de l’intelligence artificielle, à rapprocher certainement, pour mieux s’en différencier, du Dominique Lestel de « Machines insurrectionnelles ».

Mais il existe de nombreuses formes d’intelligence artificielle ; de nombreuses façons de matérialiser une manière de voir le monde dans la parole, dans l’écriture ou dans un système de lois. Le monde est traversé de pensées contradictoires, incarnées en autant d’agencements symboliques et machinels.
– Les machines, écrit David Dunn, ne sont pas des objets neutres, mais des vestiges de pensée auxquels la force de l’intention donne une puissance.
Nos intelligences artificielles de la nature sont plurielles. Elles s’affrontent en permanence.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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