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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Dernière nuit à Montréal » (Emily St. John Mandel)

Une intense vie de fugitive qui déjoue les attentes, en beauté rusée.

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Publié en 2009, traduit en français en 2012 chez Rivages par Gérard de Chergé, le premier roman d’Emily St. John Mandel joue délicieusement et profondément avec nos nerfs, concevant un thriller sobre et intense, sans recours aux effets spéciaux ou aux facilités, mais pétri d’une fort dense humanité étrange, perdue entre rêves et cauchemars.

La majorité des langues, lui annonça-t-il solennellement, sont appelées à disparaître. Voyant qu’elle semblait toujours aussi intéressée, Eli dégaina ses statistiques favorites, comme il l’eût fait d’une Rolex : sur les six mille langues actuellement parlées sur terre, quatre-vingt-dix pour cent sont en danger et la moitié n’existeront plus d’ici la fin du siècle prochain. Quelques rares optimistes nourrissent l’espoir d’en sauver une poignée ; la plupart se contentent d’espérer qu’on pourra garder la trace d’une fraction de ce qui aura été perdu. Son travail, lui expliqua-t-il, était en partie une reconstitution, en partie une thèse, en partie un requiem. Elle écoutait en silence, apparemment captivée, en posant des questions intelligentes juste au moment où il se disait que son intérêt ne pouvait en aucun cas être sincère. Elle lui dit d’un ton badin qu’elle était habituée à des escamotages beaucoup plus localisés : individus, chambres de motel, voitures. Elle n’avait pas l’habitude des disparitions à plus grande échelle. Imaginez, lui dit-il, qu’on perde la moitié des mots utilisés sur terre. Mais ce qu’il essayait d’imaginer, en réalité, à cet instant, c’était l’effet que ça ferait de l’embrasser dans le cou. Elle hocha la tête sans le quitter des yeux.

Un beau matin à Brooklyn, Lilia fait irruption dans la vie d’Eli, thésard récalcitrant et spécialiste des langues mortes et moribondes qui rêve sa vie en attendant de – peut-être – la vivre comme son jeune frère parti depuis des années errer sur les routes humanitaires d’Afrique. Lilia lui avoue rapidement, durant leur intense histoire d’amour, être une professionnelle de la disparition, ne restant jamais plus de quelques semaines ou quelques mois au même endroit, habitude prise lorsqu’elle fuyait les recherches avec son père l’ayant enlevée enfant à la garde de sa mère – alors même que, désormais majeure, ces précautions ne sont absolument plus nécessaires.

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Le lapin connut une brève renommée sur le plan local : deux journaux régionaux publièrent des photos de lui, ses yeux ronds tournés vers le ciel. Ce fut Simon qui le récupéra, cet après-midi là, une fois que les photographes eurent terminé leur travail. Il le déposa dans la baignoire et resta un moment assis sur le bord à observer la petite flaque d’eau bleutée qui se formait tout autour, après quoi il le mit dans le sèche-linge. Assis sur une caisse de lait retournée, il regarda par le hublot le pain tournoyer dans tous les sens. Lorsque Simon le sortit de la machine, le lapin était tout chaud mais encore humide, alors il le remit dans le sèche-linge et le regarda encore tourbillonner jusqu’au moment où, la vue brouillée, il dut détourner les yeux. Sa mère pleurait à gros sanglots dans la cuisine, parlant de Lilia et du père de la fillette, expliquant qu’il avait toujours su qu’il ferait une chose de ce genre et que c’était pour cette raison, au départ, qu’elle avait obtenu l’ordonnance restrictive du tribunal. Il y avait des agents de police partout, et certains d’entre eux voulurent parler à Simon. Il répondit aux questions d’une voix polie, monocorde, proférant essentiellement des mensonges ; quand ils eurent fini avec lui, il emporta le lapin dans sa chambre et le posa sur une serviette pliée, dans le coin du lit. Le lapin n’était pas encore complètement sec, mais Simon n’avait pas envie de rester plus longtemps en bas.

Autour de cette fulgurante et belle rencontre, dont une subtile série de flashbacks semble poser presque toutes les cartes sur la table, au bénéfice de la lectrice ou du lecteur, Emily St. John Mandel a su tisser un hallucinant carrousel de devinettes innocentes et de faux-semblants coupables, nous rappelant insidieusement – et sans jamais forcer le trait – que si les souvenirs ne sont pas toujours fiables, les assignations de lecture en termes de culpabilité et d’innocence ne le sont guère davantage – et que le bonheur ou le malheur, comme le susurrent à notre oreille aussi bien le Henry James de « Ce que savait Maisie » que le Marcel Proust de « À la recherche du temps perdu » dépendent bien souvent de la capacité à savamment déformer la mémoire pour l’adapter à un désir.

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– En rentrant, je t’ai acheté une grenade.
Il se pencha vivement pour l’embrasser sur le front avant de se rasseoir sur le couvercle des toilettes, la sueur de Lilia sur sur ses lèvres.
– Merci, dit-elle. c’est gentil.
Il l’observa un moment en silence.
– Pourquoi tu les aimes tant ?
– Quoi donc ?
– Les grenades.
– Ah !
Suivit une longue pause, durant laquelle elle devint méthodiquement moins poilue. Il observait le point où l’eau touchait la peau de Lilia. Elle avait les membres légèrement bronzés, mais le reste de son corps était plus pâle de plusieurs tons. Ventre blanc, eau verte, pince argentée dans sa main qui bougeait sous la surface, distordue par les ondulations, rythme méditatif de ses mouvements. Elle ne semblait pas tout à fait humaine : pâle créature au corps rasé, mi-sirène mi-jeune fille. Mon amour aquatique. L’eau, comme d’habitude, était beaucoup trop chaude ; une perle de sueur laissait un sillage entre ses seins. Sa peau semblait glissante.
– Je ne sais pas, répondit-elle. Je les ai toujours aimées.
– Es-tu toujours aussi évasive ?

Fournissant au passage, comme en se jouant, d’authentiques raisons d’aimer Brooklyn et de détester Montréal, pour une écrivaine ayant vécu dans les deux villes, ce premier roman propose un ton résolument original et une écriture rusée jusque dans ses euphémismes pour déjouer les attentes de la lectrice ou du lecteur, et proposer un thriller psychologique pas du tout comme les autres.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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