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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Les variations Sebastian » (Emily St. John Mandel)

Les vies qui sont et celles qui auraient pu être. Un somptueux thriller de la vie aveugle.

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Publié en 2012, traduit en 2015 chez Rivages par Gérard de Chergé, le troisième roman d’Emily St. John Mandel, après « Dernière nuit à Montréal » (2009) et « On ne joue pas avec la mort » (2010), nous propose à nouveau un étonnant thriller, dans lequel le passé officiellement perçu et connu par le narrateur principal se révèle résolument autre – d’une manière à la fois diabolique et terriblement ordinaire -, un thriller qui questionne avec une acuité machiavélique les redoutables expressions que sont « le monde est petit » et « passer à côté des choses ».

Au lycée en Floride, dans la petite ville de Sebastian, Gavin (tellement peu fait pour l’État de l’été permanent qu’il n’en supporte absolument pas la chaleur, qui cause régulièrement chez lui de sérieux malaises et évanouissements) est trompettiste d’un quatuor de jazz, le Lola Quartet, en compagnie de Jack au saxophone, de Daniel à la basse et de Sasha à la batterie – avec la fantasque sœur cadette de laquelle, Anna, il sort par ailleurs.

À quelques jours de la fin de l’année, Anna disparaît brutalement, et Gavin prend son envol vers New York et l’université Columbia où il a obtenu une bourse pour poursuivre des études de journalisme. Dix ans plus tard, il travaille au prestigieux New York Star, journal phare qui connaît désormais comme tous ses confrères les affres de la crise de l’audience payante, de la concurrence des news en ligne et de la succession des réductions d’effectifs.

Dix ans plus tard, en février, la douche de la salle de bains de Gavin commença à fuire. Cela tombait particulièrement mal. Sa rédactrice en chef lui avait confié un reportage sur le problème posé par la faune exotique en Floride et il quittait New York le lendemain matin. Désemparé, il resta un moment à regarder l’eau chaude goutter à un rythme régulier. C’était le genre de complication dont Karen se serait occupée, avant qu’elle ne le quitte, et il s’aperçut tout à coup qu’il ne savait même pas où était le numéro de téléphone du propriétaire. Sur un papier quelque part, mais les papiers avaient envahi son bureau et dégringolé en avalanche sur le plancher du salon a cours des trois semaines qui avaient suivi le départ de Karen. Au bout d’une demi-heure, il tomba sur un carton de vêtements pour bébé qu’il avait oublié de porter chez Goodwill, après quoi il n’eut plus envie de chercher. Il battit en retraite dans sa chambre et se remit en quête de chaussettes propres. Il n’aurait qu’à appeler le propriétaire à son retour.

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De passage incidemment, pour un reportage, dans sa ville natale où vit toujours sa sœur, désormais professionnelle de l’immobilier, il a la surprise de découvrir par celle-ci qu’il existe quelque part dans les environs une petite fille nommée Chloe qui lui ressemble étonnamment, et dont la mère s’appelle Anna… Une information ténue et parcellaire qui suffit pourtant, en créant un doute irrépressible, à lancer la terrifiante mécanique d’une chute personnelle dans l’abîme et d’une quête dans le passé pour exhumer, derrière les apparences simples, un écheveau de circonstances particulièrement tordues.

Mais pour les victimes d’Alkaitis, le désastre continue ses ravages. Amy Torres et son mari ont perdu les économies de toute une vie. « J’ai l’impression de vivre un mauvais rêve, dit-elle de l’escroquerie d’Alkaitis. C’est comme un cauchemar dont on n’arrive pas à se réveiller. J’ai le sentiment qu’il y a moins de bon dans le monde que je ne le croyais. C’est difficile à accepter, pour tout vous dire. Je ne sais pas comment je vais pouvoir payer les frais médicaux de ma mère, à présent. »
– Sacrée citation, lui dit Julie quand ils se croisèrent le lendemain matin dans la cuisine réservée au personnel.
Gavin prenait sa troisième tasse de café. Il n’avait pas dormi de la nuit.
– Merci, dit-il.
Il regagna son bureau en ayant l’étrange sensation de flotter. Personne ne pourrait prouver qu’aucun épargnant ne lui avait tenu ces propos ; néanmoins, ça lui donnait la nausée chaque fois qu’il y pensait. Amy Torren était le nom du professeur d’anglais qu’il avait eu en première.
Voyant les jours s’écouler sans incident, il en conclut que ce mensonge et celui de la voisine de Floride qui ne se prénommait pas Chloe étaient passés inaperçus. Mais le problème, Gavin en avait conscience, n’était pas de savoir si la femme qui était montée dans le taxi avec Lander était une épargnante, ni même de savoir s’il pourrait échapper aux conséquences de l’avoir présentée comme telle en lui écrivant un dialogue sur mesure et en lui inventant un nom. Le problème, c’était que Gavin avait ouvert une porte, juste un peu, et qu’il pouvait voir par l’entrebâillement la disgrâce et les ombres tapies de l’autre côté. Dès lors que vous dites un mensonge, il est facile d’en dire un autre. Un abîme s’ouvre subitement sous vos pieds. Le soir, de retour chez lui, il regardait la vacillante lueur bleutée de la télévision et il ne ressentait presque rien.

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Sur ces prémisses apparemment simples, dans lesquelles le rocambolesque se fait tout d’abord fort discret, Emily St. John Mandel a bâti, comme elle nous y a désormais presque habitués, après ses deux premiers romans, un hallucinant tourbillon qui, en compagnie de Gavin, parfois témoin, parfois prétexte, parfois jouet, parfois caution, nous emmène à la folle redécouverte du passé et au triple constat, doux ou violent, de l’extrême précarité des choses que l’on croit acquises, de l’extrême malléabilité de la réalité couramment acceptée, et de l’aspect contourné que peut prendre ce que l’on appellera, faute de mieux, le « karma ».

S’étant longtemps déplacé aveugle dans les villes et dans la vie, avant qu’un choc et un rappel au réel ne le forcent à ouvrir les yeux et à commencer à discerner ce qui l’environnait pourtant déjà, Gavin, aux rêves de journaliste et de détective privé, est pour nous le guide parfait dans ce réseau de coïncidences qui n’en sont peut-être pas, et semblent longtemps se dérober à la raison.

Gavin dressa une liste des choses dont il n’avait plus besoin. Primo : l’électricité. Il acheta des bougies dans un drugstore et les ficha dans de vieilles canettes de bière, qu’il remplit d’eau à moitié pour en contrebalancer le poids ; ainsi préparé, il put accueillir sereinement l’extinction des lumières. Secundo : le téléphone de l’appartement, mais c’était redondant puisque cet appareil à affichage numérique se branchait sur une prise et, par conséquent, ne fonctionnait plus depuis que l’électricité avait été coupée. Tertio : le gaz. Là, ça allait de soi. Il ne faisait plus la cuisine et, de toute façon, il n’avait pas ouvert le frigo depuis les jours où les interrupteurs avaient cessé de fonctionner. Au début, il avait envisagé de le vider, de le nettoyer et de déposer la nourriture avariée sur le trottoir ; en ce moment, il songeait plutôt à en condamner la porte avec du gros scotch.

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Curieusement rythmé par une obsession musicale sous-jacente, qui mêle la musique jazz à un décorum des années 1960-1970 qu’incarnerait au mieux sans doute le film « Chinatown » si cher à Gavin, « Les variations Sebastian » dessinent un minutieux labyrinthe technique et sentimental parmi les vies qui auraient pu être et celles qui ont réellement été – et autour de la possibilité sérieuse ou non du changement. Un thriller captivant et un roman vertigineux à nouveau à l’actif d’Emily St. John Mandel.

Jack pensait à un film qu’il avait vu naguère. Il ne se souvenait pas du titre, mais l’histoire se passait au XVIIIe siècle sur un navire : un marin qui avait déçu ses compagnons sautait par-dessus bord, un boulet de canon dans les bras. Fermant les yeux, Jack vit le matelot s’enfoncer, pâle silhouette dans l’eau sombre, un nuage de bulles argentées autour de lui, le poids du boulet l’entraînant vers les grands fonds. « La vérité, déclarait le capitaine lors des funérailles du marin, c’est que nous ne devenons pas toujours les hommes que nous avions espéré devenir. » Ou une phrase dans ce goût-là. Jack n’était pas sûr de se la rappeler précisément. – C’est vrai, dit-il à son reflet dans la fenêtre obscurcie, en réponse au capitaine du film. C’est exactement ça.

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Discussion

5 réflexions sur “Note de lecture : « Les variations Sebastian » (Emily St. John Mandel)

  1. Haha un nouvel Emily St. John Mandel. Intéressant tout ça !

    Publié par Collectif Polar : chronique de nuit | 19 août 2016, 15:45

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