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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « On ne joue pas avec la mort » (Emily St. John Mandel)

Une enquête soigneusement délirante dans laquelle les réalités se terrent dans les portes dérobées du récit.

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Publié en 2010, traduit en français en 2013 chez Rivages par Gérard de Chergé, le deuxième roman de la Canadienne anglophone Emily St. John Mandel confirmait, un an après « Dernière nuit à Montréal », une singulière capacité à offrir des thrillers policiers résolument déroutants, à l’écart des normes et des attentes un peu trop souvent calibrées (même si bien agréables) du genre, en jouant avec une rare maestria de la fiabilité narrative des protagonistes et d’une chronologie du dévoilement fort matoise.

Pour des raisons qu’il était difficile d’analyser en détail, et a fortiori d’expliquer à sa femme à New York, Anton avait loué une chambre sur l’île d’Ischia pour la morte-saison. Moyennant cent euros par mois et l’obligation de laver lui-même ses serviettes, il se vit offrir une petite chambre peinte en bleu qui donnait sur la mer Tyrrhénienne, avec les côtes de Capri qui se découpaient par temps clair à la lisière du ciel. Les premiers jours, le silence lui parut miraculeux et il se dit qu’il avait peut-être enfin trouvé ce qu’il cherchait.
Son mariage avait été célébré six jours avant son arrivée sur l’île, au terme de fiançailles très longues et franchement désastreuses : Sophie se dénicha une robe, l’acheta, fut prise d’une crise de panique quand elle l’essaya à la maison et annula la cérémonie. Ce fut une manœuvre incroyablement onéreuse qui entraîna plusieurs dizaines d’heure de thérapie à trois cents dollars la séance et l’envoi de deux cents annulations d’invitations : « Le mariage de Sophie Berenhardt et d’Anton Waker a été remis à une date ultérieure pour raisons personelles. Merci de votre compréhension. » Elle l’informa qu’il y avait deux n à « personnelles », se lança dans la méditation transcendantale en sus de la thérapie et vint le voir un mois plus tard pour lui annoncer qu’elle avait eu une révélation : ils étaient destinés à se marier. Deux cent cinquante faire-part de mariage tout neufs furent envoyés, dans des dégradés de violettes de printemps ; les fleurs qui s’épanouissaient dans les coins du carton d’invitation, lui dit-elle, symbolisaient la renaissance. Anton venait de lire un article où on expliquait qu’à une certaine époque, des violettes épinglées au revers d’une jeune fille symbolisaient le lesbianisme, mais il préféra garder cette information pour lui. Deux cent une réponses arrivèrent sans provoquer d’incident. Sophie se présenta en larmes au bureau d’Anton, pendant sa pause-déjeuner, serrant dans son poing la deux cent deuxième. Le message disait simplement « Nous sommes tellement heureux pour toi ! Nous serons de la fête ! » et provenait d’une quelconque tante incontournable, mais il sut avant même qu’elle ait ouvert la bouche que le mariage était de nouveau à l’eau. Elle avait le trac, expliqua-t-elle. Il n’y était pour rien. Elle avait juste besoin d’un peu de temps.

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Jouant à chaque instant avec un récit dont le contenu s’ancre résolument dans la farce, mais dont la tonalité adoptée, en démenti complet, cultive un sérieux imperturbable, Emily St. John Mandel nous invite à accompagner l’enquête conduite par Alexandra Broden, du Département d’État, à propos d’une certaine Aria Waker, soupçonnée d’être au centre d’un réseau d’envergure de faussaires voire bien pire, et de son frère Anton, dont la famille semble sans nouvelles depuis son récent voyage de noces en Italie.

L’enquête est un oignon formidable, que la lectrice ou le lecteur devront peler couche après couche, découvrant peu à peu, par un savant jeu de flashbacks, de reprises de bribes narratives déjà données en apparence et de non-dits brutalement révélés comme tels au détour d’une phrase, la duplicité volontaire et involontaire des différents acteurs de ce drame hilarant et presque métaphysique, dans lequel Corporate America, les entresols d’immeubles, les chats, les antiquités américaines, les assistantes dévouées, les diplômes, le Grand Nord canadien, la peinture à l’huile ou à l’eau et les bouges napolitains ont tous leur rôle à jouer.

– Vous avez tous de quoi être fiers, déclara le directeur d’Anton à son personnel réuni pour l’occasion. C’est votre bon travail qui nous a permis d’en arriver là.
Il était monté sur une chaise pour s’adresser à ses troupes. Le contrat pour New York City avait été annoncé la veille et une petite fête était organisée au bureau pour célébrer l’événement. Anton buvait du vin avec deux membres de son équipe : Dahlia, avec qui il aurait bien aimé boire un verre plus souvent s’il n’avait pas déjà été fiancé, et Elena, son assistante, dont il était secrètement amoureux depuis qu’il l’avait rencontrée dans des circonstances criminelles, deux ans et demi plus tôt.
– Maintenant, comme vous l’imaginez bien, poursuivit le directeur, les systèmes que nous allons être amenés à étudier présenteront un intérêt significatif pour des terroristes.
Il prononça le mot terroristes en baissant un peu la voix, comme s’il pensait qu’al-Qaida pouvait donner une petite fête concurrente dans un bureau voisin.

Un deuxième roman décapant, qui utilise à nouveau la sophistication narrative dont l’autrice avait déjà fait preuve précédemment, en l’appliquant dans un registre profondément différent, créant une hilarante confusion des sentiments à propos de drames américains bien contemporains.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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