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Notes de lecture 2014, Nouveautés

Note de lecture : « Bleu éperdument » (Kate Braverman)

Onze belles nouvelles, très dures et très tendres, de Los Angeles et de la chute, du sursaut vital et de la poésie.

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Bleu éperdument

Publié en 1990, le premier recueil de nouvelles de Kate Braverman, dont j’ai tant aimé le curieux roman « Lithium pour Médée » (1979), était inédit en français. Augmenté de deux nouvelles (« Nuit païenne » et « Crépuscule des pères ») extraites du recueil suivant, « Small Craft Warnings » (1998), le voici traduit en français début 2015 aux excellentes éditions Quidam, par Morgane Saysana.

Suzanne Cooper descend Wilshire Boulevard en voiture pour traverser Beverly Hills, et la ville n’est plus celle qu’elle connaît. C’est le début du mois de décembre. Du jour au lendemain, on a enrubanné de rouge les lampadaires, maculé de neige artificielle et de faux givre les vitrines et saturé les rues de cohortes de pins massacrés, décorés, livrés en pâture. On dirait que la terre s’est délestée de l’ordinaire pour révéler au grand jour son âme païenne. Ou peut-être le monde a-t-il cédé à la folie sans crier gare, décrète-t-elle, et, telle une forêt en sang au clair de lune, cédé au rouge criard, au vert et au gris argent. Un paysage salement esquinté, à la végétation corrompue. (« Lumière temporaire »)

Los Angeles, ses juxtapositions et ses paradoxes, nés d’une complexe et écrasante histoire politique, économique et sociale (si brillamment analysée par Mike Davis dans sa « City of Quartz » de 1990) servent de toile de fond omniprésente à ces onze nouvelles. Si l’araignée n’y est pas directement visible, les mouches se débattent, parfois avec la force du désespoir, parfois avec une mollesse dépressive. Femmes ayant atteint la quarantaine, ayant depuis longtemps dépassé le stade du bord de la crise de nerfs, femmes regardant l’inadéquation de leur être et de leur vie à une société qui les broie, et dont la ville aux innombrables highways augmente et contraste l’imagerie magnétique, femmes vues dans le regard de leurs enfants ou dans leur propre abîme sans concessions. Nouvelles de crise, de doute, d’effondrement, d’addiction, d’alcoolisme jamais surmonté et de désespoir existentiel plus ou moins insidieux, de poésie qui ne peut s’exprimer et de vie dans les bois désormais impossible. « Bleu éperdument » frappe fort, et insuffle pourtant peut-être encore plus de poésie sauvage – davantage encore que l’excellent roman « Lithium pour Médée » – dans le creux de ces existences, tirant un parti diabolique de cette forme courte qui sublime la phrase de prose de la poétesse qu’est par ailleurs Kate Braverman.

Squandering the Blue

Puis Beverly Hills nous a tendu ses bras verts, un vert propret et ordonné par contraste avec la densité excessive dans laquelle la jungle nous avait attirées. Il flottait dans l’air une impression de certitude et de fiabilité, à l’image de ce berceau dont, comme je le soupçonnais déjà, on m’avait plus ou moins privée. Je discute avec ma grand-mère sur la terrasse en brique près de la piscine carrelée de vert. Le jardinier joue du sécateur et de la tondeuse. Je nage avec Dominique. Je ne vois pas ma mère. Elle n’aime pas nager, elle n’aime pas le soleil. Dominique et moi sommes hâlées, des perles d’eau chlorée scintillent sur notre peau. Ma mère a choisi de rester en retrait dans un coin du jardin, à l’ombre. Elle scrute les oiseaux de paradis qui pointent le bout de leur tête orange et violette entre les bougainvillées. Elle est dénuée de toute expression. Carnet sur les genoux, stylo en main, elle n’écrit pourtant rien. Les pages sont vierges. Cette abondance de blanc ne présage rien de bon et je le sens. Bizarrement, j’ai peur que ça me retombe dessus, mais non. (« Bleu éperdument »)

Le lecteur songera naturellement, par moments intenses, aux résonances inscrites ici avec le Beverly Hills allant son cruel vau-l’eau derrière les persiennes closes chez Phyllis Yordan (« My America », 2014), avec le Culver City ou le West Hollywood crachant leur violence spontanée et induite à chaque coin d’avenue torve chez Larry Fondation (« Sur les nerfs », 1995), au mélange détonant de honte, de rejet, de tendresse et d’amour envers le père apparemment indigne chez Eleni Sikelianos (« Le livre de Jon », 2004) : Kate Braverman utilise toutes les ressources poisseuses de ces existences malmenées, sans coupable désigné mais fourmillant pourtant d’indices accablants, pour d’abord épuiser les remèdes obligatoires de la conformité triomphante, ensuite constater, au fil des flashbacks et des rêveries, l’inanité des fuites hippies, aussi séduisantes puissent-elles un temps apparaître, et enfin, inventer, par bribes instables, un courage glacé et poétique, nimbé d’une étrange et douce nostalgie néanmoins, à ses lutteuses improbables.

Entrais-je le matin dans la cuisine, vêtue de mon uniforme rassurant, c’était pour trouver ma mère plantée près du four, en robe de chambre, l’air ailleurs, fumant cigarette sur cigarette. Des plateaux de cookies refroidissaient sur le plan de travail. En général, il n’était pas rare qu’elle passe la nuit à en préparer, juste avant de céder à nouveau à la tentation de boire. Et durant des semaines, voire des mois, c’en était fini des cookies. Ma mère était occupée à picoler, la porte de sa chambre verrouillée, une bouteille de vodka sur sa table de chevet. La radio diffusait les Rolling Stones ou les Eagles.
Puis, tout à coup, les cookies réapparaissaient par plateaux entiers ou enveloppés dans du papier aluminium et empilés. Elle reprenait les réunions et observait les trois premières étapes. Elle admettait avoir perdu la maîtrise de sa vie. Elle priait pour qu’une puissance supérieure à sa personne lui rende la raison. La troisième étape lui donnait du fil à retordre, car il lui fallait confier sa volonté et sa vie aux soins de Dieu tel qu’elle le concevait. L’ennui, c’est que ma mère ne concevait point Dieu. (« Bleu éperdument »)

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Elle tente d’élucider pourquoi tant de poètes américains se sont auto-détruits et ce que cela révèle de notre société. Elle a choisi Hart Crane, Anne Sexton et Sylvia Plath comme exemples. Entre-temps, elle doit mélanger de la farine et de l’eau afin d’obtenir une pâte pour les collages de Flora, des photographies découpées dans des revues que la petite plaque ensuite sur du papier gris cartonné. Entre-temps, Erica doit changer sa fille, trouver un chandail, une deuxième et une troisième paires de chaussettes montantes. Elle doit lui brosser les cheveux et les dents, aussi.
Erica songe à Hart Crane sautant d’un navire au large de Cuba. Elle voudrait soudain s’agenouiller et prier pour les poètes. Elle imagine leurs visages immaculés ravagés, des colliers de lunes mises à sac, des chicots noirs en guise de dents. Les poètes, ces collections de croissants de lune et de bandages inutilisés, d’images confuses et d’adieux éprouvants. Qui portent des camées vénéneux. Qu’accompagne la prophétie de ponts et de trains lointains.
Flora lui tire la manche. Lui demande de changer les habits de sa Barbie. Erica s’échine à glisser le bras de la poupée dans le vêtement miniature. Puis Flora veut de la glace. Erica lui dit d’aller la chercher toute seule.
— Je suis trop petite pour l’attraper, explique Flora.
Elle reste patiente.
— Prends une chaise, crie Erica. Utilise tes deux mains.
Elle n’arrête pas de dire à Flora d’utiliser ses deux mains. Possible que la symétrie ne soit pas un phénomène naturel. Qu’elle relève, somme toute, de l’acquis.
— Je ne peux pas, concède Flora. Je ne peux pas, c’est tout.
Elle a l’air surprise et apeurée. Elle se met à pleurer.
C’est plus tard, bien après la crème glacée. Erica boit de la vodka russe pure. Elle soupire. Elle se dit souvent que le seul moyen de se réfréner serait qu’on la capture et qu’on lui couse la bouche. Quatre mois plus tard, quand elle apprend que le réacteur nucléaire de Tchernobyl a fondu, son premier réflexe est d’écumer les magasins de Cotati pour se constituer un stock de vodka russe. Juste au cas où la contamination de l’eau ou de l’air en Russie aurait une incidence sur les exportations d’alcool. Juste au cas où ils cesseraient d’en produire. (« Blues d’hiver »)

Un recueil intense et singulier, souvent particulièrement cruel (« Moments décisifs », « Par-delà la colline », « Crépuscule des pères »), insidieusement ironique (« Tu veux que j’te raconte le Mékong ? »), tristement lucide (« Blues d’hiver », « Lumière temporaire », « Dire ce qui est »), radicalement abyssal (« Nuit païenne »), ou paradoxalement rédempteur (« Bleu éperdument », « Une touche d’automne », « Divination des ruines »), qui dégage à chaque page la puissance d’écriture de Kate Braverman, plongeant au cœur du doute précieux, de la terreur intime et du songe volontariste de la lectrice ou du lecteur.

Il y a un bruit sec non identifié puis les lumières s’éteignent. Plus d’électricité pendant six jours. Et plus de bois de chauffage. Elle reste assise, seule, dans le noir.
Erica pense aux vies des poètes américains de ce siècle. Ils sautent depuis des ponts et des navires. C’est un mois de janvier élastique, un mois de janvier tissé d’inventions dissolues, de deuils perpétuels et d’amulettes. Les poètes enfoncent leurs têtes dans les fours. Attirés qu’ils sont par le pouls de la flamme bleue. Leurs crânes sont des plazas de chagrin et de pourriture. Ils ont au fond des yeux des entrepôts et des jetées. Il y a le déchirement atroce du coeur au moment de partir. Puis ils s’enquillent du monoxyde de carbone par la bouche. N’ont de cesse de tomber malades sous l’évangile fielleux de la lune. C’est une saison de crimes. Ils portent leurs pathologies comme on porte des guirlandes, des colliers de fleurs de frangipanier. Ils tournent en rond dans les centres commerciaux. Ils sont en quête de quelque chose d’inéluctable et n’ont jamais la moindre certitude. Alors ils font de leurs enfants des orphelins. (« Blues d’hiver »)

Dès que ce très beau livre sera disponible (janvier 2015), pour l’acheter chez Charybde, ce sera ici.

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Kate Braverman

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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