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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Fonctions Bartleby, bref traité d’investigations poétiques » (Frank Smith)

Non pas pour saluer Melville, mais pour établir le potentiel poétique et critique de son Bartleby.

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Flux ouverts. Lignes, dans quelqu’un au pluriel, du dehors. Qui se tordent. Sans début, ni fin. Lignes de mots océaniques et aériennes. Lignes de océaniques mots tout court. Lignes de mots de vie en dehors et perspective. Qui se développent et se tordent. En puissance du dehors. Aériennes. Bartlebying : un processus toujours en cours qui s’incruste dans une pensée de lecteur à vif.

Cent dix-neuf paragraphes numérotés, pouvant compter une ligne comme plusieurs pages, pour travailler, en artisan inventif et exigeant, la matière épaisse et collante de l’un des personnages pourtant les plus diaphanes de la littérature, le Bartleby d’Herman Melville., celui qui s’efface dans les ombres bureaucrates et s’anorexie en prison, celui dont la phrase « I would prefer not to » a pris au fil des décennies l’aura singulière d’une ligne de vie, d’un mantra personnel, d’une ode à la résistance passive et à l’effacement efficace.

Un salaud, Bartleby ? Et si oui, parce qu’il aurait renoncé à défendre la liberté humaine et le mot même de liberté ? Un paria, un saint, Bartleby ? Et si oui, car ayant fait don de sa personne pour signifier, grandeur nature, la toxicité de l’idéologie néolibérale dominante dont la plus haute perfection est de paralyser conjointement notre parole et notre imagination ?

Cent-dix neuf paragraphes pour conduire patiemment et rigoureusement, comme le titre l’indique avec une saine malice, une paradoxale investigation poétique d’une figure pourtant constamment chargée d’attendus avant tout philosophiques et politiques, parfois – souvent ? – au-delà du raisonnable, ou simplement en dépassant sa charge utile : c’est aussi ce bagage encombrant dont Frank Smith nous invite finement à prendre toute la mesure.

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La phrase – mais est-ce encore une phrase ? – ne procède pas comme étant dite depuis un corps et sa voix personnelle. C’est ce que l’on sait que l’on croit. Par elle, B. passe les limites des conventions, du cursus traditionnel de la réponse (malheur soi-disant de toute interrogation) : le corps de B. mute en franchissant cette frontière, le regard de B. change de focale et d’objectif, la densité de l’air s’altère et les parfums indolores, les bruits craquent et se décomposent singulièrement, jusqu’au soleil lui-même qui fait une autre tête.

Jean-Yves Jouannais, avec ses « Artistes sans œuvres », son compère Enrique Vila-Matas, avec son « Bartleby et compagnie », avaient interrogé avec bonheur certains des interstices laissés par la figure melvillienne à côté de – ou derrière – l’évidence résistante, potentiellement si fallacieuse, pour chercher à ramener à la surface tout le potentiel artistique et littéraire du « I would prefer not to ». Frank Smith, d’une manière fort différente, entreprend et réussit largement l’exhumation – qui est ici tout sauf mortifère – d’un contenu authentiquement révolutionnaire, sauvage, par la force poétique presque pure du langage mis en œuvre, machiné et dé-machiné, policé et dépoli, miroir presque insoutenable d’une absence de reflet poursuivie avec acharnement.

Il n’agit pas pour son compte selon une manière de voir ou de dire qui serait celle de l’opinion courante opérant par slogans, fatwa, mots d’ordres, injonctions, mais aussi celle d’une classe, d’un genre, d’un personnage typique, d’un héros de roman mainstream raisonnant par thèse, hypothèse, paradoxe, ou même mauvaise blague. B. va des uns aux autres, cassant les conventions grammaticales et la langue usuelle pour y substituer de la diversité, de la difformité, un courant d’air salutaire. B. développe ainsi de nouveaux rapports avec la pensée du tout-venant : l’effacement d’un système classique pétrifié au profit de mots-trous issus de ce qui ne dépend pas d’eux, qui s’insèrent au-dedans, la désinscription d’un récit comme déroulé dans tout livre au profit d’un discours tremblé. L’effacement de l’unité de l’homme et du monde, au service d’une séparation qui ne nous accorde plus qu’une croyance vague et incertaine en ce monde-ci. C’est pour ce motif qu’il faut transmettre et prolonger la parole révolutionnaire de B. Il faut le suivre et lui survivre, ce qui est mieux que de le pardonner. Pour le sauver de la terre blême et nous sauver avec.

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Cette démonstration, construite sous nos yeux, avec ses allers et ses retours, ses approximations initiales qui s’affinent au fil de la mobilisation d’un arsenal heuristique de toute beauté, établit davantage que bien des essais plus lourds la puissance politique proprement monstrueuse que détiennent poésie et écriture, contre vents et marées. Et Frank Smith nous en fournissait d’ailleurs l’an dernier, dans un tout autre registre, une éclatante illustration avec son troublant et fort « Katrina – Isle de Jean Charles, Louisiane ».

B., intempestif, minoritaire, non-historique, sans composantes ni modèles et usager du langage de la vie. Entre contemplation et action, sans préférence dont il ne cesse de repousser les contours et qu’il refonde toujours à une échelle plus haute. Un humain dans le magma cosmographique. Sans totalité ni principes.

La curieuse petite collection « Les Feux Follets », aux éditions Le Feu Sacré, a entrepris le beau projet de proposer à divers écrivains de s’emparer d’un autre auteur et de lui consacrer un bref essai à leur manière. Le titre de Frank Smith, paru en novembre 2015, est le deuxième de la série, après celui d’Alain Jugnon, sur le « Rigodon » de Céline, et en attendant, par exemple, celui de Juan Francisco Ferré sur Don DeLillo, ou celui de Pacôme Thiellement sur « Le roi Lear ».

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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