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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « C’était » (Joachim Séné)

Dans le vide de l’open space, personne n’entendra crier et rêver le codeur.

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C’était subir chaque matin la stridence du radio-réveil, l’appel au lever, au garde-à-vous et avoir, à ce moment, depuis son lit, la vision du bureau, là-bas, et du temps à y passer, assis, tête baissée vers l’écran.
C’était d’arriver le matin pour trier les mails, passer du temps, classer en listes. Jusqu’à la première sonnerie du téléphone, ou jusqu’au premier mail urgent.
C’était lancer une blague, potache, à travers l’openspace, et dépressuriser d’un coup tout le bureau, pendant cinq minutes, avant que l’entrechoc plastique et liquide des claviers ne reprenne.
C’était mettre le casque pour visionner une vidéo tout juste reçue par mail, et ne pas rire trop fort. La faire suivre, éventuellement, choisir à qui.

La première version de « C’était » est issue d’un travail dans le cadre du Convoi des Glossolalies, un blog d’écriture collective administré alors par Anthony Poiraudeau. Entre juillet 2010 et juillet 2011, Joachim Séné écrit au quotidien – décalé – un an de pérégrinations physiques et mentales dans une entreprise d’informatique où il a effectivement travaillé, ce qui donnera lieu à publication en 2012, et à réédition fin 2017, à nouveau chez publie.net.

C’était voir les délégués du personnel raser les murs, de leurs affichages syndical ou CE, de leur permanence hebdomadaire à laquelle personne n’osait se rendre, tout comme eux n’osaient pas passer dans les bureaux à la recherche des revendications. C’était se dire « nous sommes en France, c’est pire ailleurs, tenons bon, encaissons, tenons bon encore un peu ».

Imaginons que le radical « Planning » (2007) de Pierre Escot s’hybride plus ou moins frauduleusement avec le lancinant « Souviens-moi » (2014) d’Yves Pagès : le fruit de leurs amours interdites serait sans doute à même, comme « C’était », d’irriguer d’un souffle curieusement poétique, entre désenchantement sauvage et quête insensée d’un ailleurs, la vie ordinaire de bureau – ou plus précisément, ici, la vie de codeur informatique, soumis aux aléas du marketing et du commercial, mais disposant de moyens de pression bien à soi, vie et non-vie d’ingénieur telles qu’elles se transfigurent par exemple dans les premières années des comic strips « Dilbert » (1989) de Scott Adams.

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C’était un jour de vrai retour aux choses du quotidien, douche froide et oublier, pour un temps, les délices du jeu de la veille autour d’une de ces présentations Powerpoint qui veulent contenir, en quelques « bulletpoints », vos tâches des semaines à venir, la stratégie d’entreprise sur les cinq prochaines années, l’économie mondiale.

À partir de ce matériau de base, Joachim Séné a toutefois su créer un cheminement bien spécifique, qui est loin de se contenter d’aligner rêveusement les veuleries ambiguës de la vie d’esclave salarié ou les petits plaisirs coupables de la micro-guérilla face à la productivité à outrance qui tient lieu, ici comme ailleurs ou presque, de leitmotiv. Si le signe du Bartleby d’Herman Melville et de son « préférer ne pas » est explicitement présent en plusieurs occurrences, « C’était » ne néglige pas, et c’est aussi sa force, les authentiques plaisirs et la trouble adrénaline des défis techniques surmontés, des solutions élégantes de codage surgies d’un angle inattendu voire d’une distraction quasiment volontaire, les alignements spontanés des intérêts des uns et des autres, oeuvrant dans la même direction pour des raisons fondamentalement différentes. La phrase de Joachim Séné dissèque et rêve, mais ne trahit guère le réel par simplification excessive, et cela est suffisamment rare pour mériter d’être soigneusement souligné. Et puis il y a cette manière douce et cinglante de rendre compte de l’échappée belle, de la ligne de fuite de la lecture, de moments volés en discipline féroce pour maintenir son espace, pour s’accrocher coûte que coûte à cette ligne de vie qui préserve la possibilité d’une autre existence, et qui permettra, un jour, le départ. Une féroce beauté à l’œuvre, intime et politique.

C’était lire, lire en entrant dans le métro et du métro en sortir en lisant. C’était poursuivre sa lecture sur le trottoir, ne pas s’arrêter, impossible dans ce passage-là, une scène coupe-souffle qui fait tourner les pages et c’était donc marcher en lisant et en évitant les obstacles, levant les yeux de la page le moins possible, utiliser sa vision périphérique, trottoirs (hauteur), rues (feu), voitures (vitesse), piétons (trajectoire), détritus (degré de salissure), crottes (éviter) et arriver dans la rue du bureau toujours lisant, ralentir le pas, lire, lire dans le hall, lire dans l’ascenseur, lire, il fallait bien, ensuite, s’arrêter de lire.

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