Singuliers et somptueux mémoires d’une guerre contre la belle irréalité naissant du désir et de l’imagination.
x
Desiderio est un authentique héros de guerre. Au soir de sa vie, il nous livre ses mémoires en un récit échevelé, mélange grisant et détonant d’humilité et d’épopée. Mais attention, il ne s’agit pas ici de n’importe quelle guerre, mais bien de celle qui opposa, durant un laps de temps indéterminé mais en tout cas de plusieurs années, l’État, ex-colonie sud-américaine à l’indépendance florissante, au Dr. Hoffman, chercheur iconoclaste en sciences physiques devenu ennemi mortel de la réalité telle qu’elle est dans toute sa – peut-être nécessaire – platitude.
Je me souviens de tout.
Oui.
Je me souviens parfaitement de tout.
Pendant la guerre, la ville était pleine de mirages et j’étais jeune. Aujourd’hui, tout est très calme. Les ombres tombent comme on s’y attend. Comme je suis vieux et célèbre, on m’a dit que je ferais bien de coucher sur le papier tous mes souvenirs de la Grande Guerre, et aussi parce que je me souviens de tout. Il me faut donc rassembler toutes ces expériences confuses et les remettre dans l’ordre, telles qu’elles se sont déroulées, en commençant par le commencement. Je dois démêler la pelote de ma vie et trouver dans cet écheveau le fil original et unique de mon moi, le moi qui était un jeune homme, qui est devenu un héros et qui a vieilli. Mais d’abord, laissez-moi me présenter.
Je suis Desiderio.
J’habitais la ville lorsque notre adversaire, le diabolique docteur Hoffman, la remplit de mirages pour nous rendre fous. Plus rien en ville ne ressemblait à ce qu’il avait été – rien du tout ! Car le docteur Hoffman, voyez-vous, menait une guerre sans merci à la raison humaine. Rien de moins. Oh, les enjeux de la guerre étaient immenses – bien plus que je ne le réalisais alors, parce que j’étais jeune et sardonique et que je n’aimais pas beaucoup la notion d’humanité, pour tout dire, même si on m’expliqua par la suite, une fois devenu un héros, que j’avais sauvé le genre humain.
x
Publié en 1972, traduit en français en ce début 2016 par Maxime Berrée pour les éditions de l’Ogre, ce sixième roman d’Angela Carter réussit le rare miracle d’être un trésor référentiel nourri d’expérimentations formelles, de théorie critique, de contre-culture radicale et de philosophie politique avancée, pleinement inscrit dans le post-modernisme comme dans la science-fiction radicale, tout en se présentant sous la forme savoureuse et enlevée d’un récit picaresque haut en couleurs, en humour noir et en beauté convulsive. Dans ce combat apparent contre l’irréalité envahissante, dont le narrateur Desiderio avoue l’issue dès les toutes premières pages, combat mené à grands coups de scepticisme et de fermeté langagière, mais aussi avec tout l’appareil dystopique qu’offre la tradition science-fictive des états policiers sûrs de leur de force et de leur droit, le carburant est le désir, le comburant est l’imagination.
C’est parce que j’ai survécu que je suis devenu un héros. Et j’ai survécu parce que je m’abandonnais pas au flux des mirages. J’étais tout bonnement incapable de fusionner avec eux, de me fondre en eux ; je n’arrivais pas à renoncer à ma réalité pour me laisser emporter, comme le faisaient tant d’autres que l’artillerie brutale de la déraison faisait sombrer dans le néant. J’étais trop sarcastique. Trop hostile. (…)
Le Ministre avait envoyé la police de la Détermination casser tous les miroirs afin de mettre un terme aux images frauduleuses qu’ils faisaient proliférer. Les miroirs offrant des alternatives, ils étaient devenus comme des brèches ou des fissures dans le monde solide de l’ici et du maintenant, et par ces brèches s’insinuaient en rampant toutes sortes d’apparitions amorphes. Sous leur déguisement, ces apparitions étaient les guérilleros du docteur Hoffman, des soldats, et bien qu’absolument irréels, ils étaient.
x
Lutte policière, administrative, palliative et prophylactique face à l’assaut impliquant les machines à désir qui sont comme autant, à leur manière, de machines désirantes anti-oedipiennes, échappée sur le fleuve, dans le langage et l’anthropologie d’un possible salut dit primitif, ignorant le réel comme l’irréel, pérégrinations sous couverture d’un cirque où pourraient encore songer bien des cristaux, en éclaireurs outranciers et secrets d’une révolution des sens, voyages gullivériens en diable, pirateries obscènes et débridées, trônes improbables nichés loin au cœur des ténèbres : Angela Carter peut convoquer jouissivement au détour de pages qui saisissent vifs lectrice ou lecteur (la lecture à voix haute de très nombreux passages du texte proposé par Maxime Berrée procure à elle seule une expérience fortement sensationnelle) aussi bien Gilles Deleuze, Félix Guattari et Claude Lévi-Strauss que Theodore Sturgeon et Jonathan Swift, aussi bien Philip José Farmer que Joseph Conrad, ou encore tant Adolfo Bioy Casares et Jorge Luis Borges que Robert Louis Stevenson, H.G. Wells et George Orwell.
C’était une ville imposante, austère, mais pas désagréable. Le commerce y prospérait. Elle était lourdement, obtusément masculine. Certaines villes sont des femmes qu’il faut aimer ; d’autres, des hommes qui ne veulent qu’être admirés et faire des affaires. Ma ville était un parvenu en pantalon de toile vulgairement affalé dans un fauteuil en cuir, les poches remplies de billets et la panse de nourriture trop grasse. Historiquement, il avait suivi un chemin tortueux pour parvenir à un niveau d’aisance et de suffisance aussi incompréhensible ; il avait démarré dans la vie comme négrier, proxénète, trafiquant d’armes, meurtrier et pirate, parmi les gueux et la canaille, la lie exilée d’Europe – et regardez comme il se pavanait ! La ville avait été construite sur les rives d’un fleuve soumis à la marée, et les bas quartiers ainsi que la zone autour des quais pullulaient toujours de Noirs, de métis et d’Orientaux vivant dans une misère pittoresque que les fondateurs de la ville s’arrangeaient pour ne pas voir depuis leurs terrasses dans les faubourgs. La ville était riche désormais, à défaut d’être propre ; mais ça ne l’empêchait pas de rester nerveuse.
x
L’amour, le sexe, le genre, le désir et le refoulement sont les moteurs, les joies et les contraintes de cette épopée de l’intime reconnu ici, fût-ce par le biais d’une gigantesque métaphore au long cours, comme pleinement politique. Et il faut tout le grand talent de conteuse authentique de celle qui nous offrait aussi les nouvelles inquiétantes de « La compagnie des loups », par exemple, pour parvenir à inscrire dans les mêmes phrases un formidable récit d’aventure chamarré et haletant (même si son suspense fondamental a été joueusement abandonné d’emblée) et une fable philosophique et politique de haute volée, aux multiples ramifications fractales. « Les machines à désir infernales du Dr. Hoffman » offrent cette rare et puissante richesse, dont on sait, à peine referme-t-on le roman, que l’on y reviendra avec bonheur et souvent.
Et peut-être cherchais-je en effet un maître – peut-être toute mon aventure pourrait-elle avoir pour titre « Desiderio en Quête d’un Maître ». Mais si je voulais trouver un maître, le Ministre, le comte, le bai, c’était uniquement pour pouvoir m’appuyer sur lui et, après un temps, le renier.
Ce qu’en dit puissamment Lou et les feuilles volantes est ici.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
x
Discussion
Rétroliens/Pings
Pingback: Note de lecture : « London Overground (Iain Sinclair) | «Charybde 27 : le Blog - 25 août 2018
Pingback: Note de lecture : « Le magasin de jouets magique (Angela Carter) | «Charybde 27 : le Blog - 15 décembre 2018
Pingback: 4 x 3 packs découverte pour votre curiosité de lectrices et de lecteurs | Charybde 27 : le Blog - 27 mars 2021