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Notes de lecture 2010

Note de lecture : « Saturne » (Serge Quadruppani)

Dans le nid de serpents de l’Italie contemporaine, l’apparition d’une commissaire hors normes.

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Saturne

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Les thermes de Saturnia, villégiature de luxe dans la grande banlieue romaine, en 2010. Un tueur abat trois personnes avant de prendre la fuite. Une enquête anti-terroriste téléguidée démarre sur les chapeaux de roue, avant de partir en joyeux et diablement sérieux carambolage, pour notre plus grand plaisir de lectrice ou de lecteur, contre toutes les attentes des commanditaires de ce qui est à la fois bien plus et bien moins qu’un tragique fait divers.

Autour de la table où se tenaient d’ordinaire les réunions du conseil d’administration des thermes de Saturnia, il y avait une douzaine d’hommes et trois femmes. Une seule, la commissaire, était assise.
– C’est qui, la petite grosse à cheveux blancs ? s’enquit Febbraro à l’oreille du patron de l’Agence d’information et de sécurité intérieure. On me l’a présentée, mais j’ai déjà oublié.
– Commissaire principale Simona Tavianello, elle est cul et chemise avec le proc Bianchi. Une chieuse de première.
– C’est elle qui va mener l’enquête ?
– Je le crains.

C’est le plus italien de tous les auteurs français contemporains, Serge Quadruppani, qui signait ainsi au Masque, en 2010, son retour à l’écriture, après plusieurs années consacrées essentiellement à la traduction (celle, somptueuse, d’Andrea Camilleri – dont il a su, petit miracle, rendre en français la langue italo-sicilienne si spécifique et si savoureuse, celles aussi des Wu Ming, de Giancarlo de Cataldo, de Carlo Lucarelli, ou encore de Valerio Evangelisti) et à la direction de collection (la magnifique Bibliothèque italienne des éditions Métailié).

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Le procureur général de la DNA, qui était revenu après s’être fait photographier au début de la conférence de presse du ministre, se leva en flattant sa cravate bleu pétrole :
– Bianchi a raison. Pour l’instant, je lui laisse le soin de superviser l’enquête de la dottoressa Tavianello, dont nous connaissons les qualités professionnelles. Tous les services, y compris le lieutenant Licata et ses hommes, seront à sa disposition. Comme l’a dit le ministre, nous comptons sur votre collaboration à tous, carabiniers et services d’information compris. Demain à 14 heures, nous ferons un premier bilan. Inutile de vous dire qu’on attend des résultats.
Le lieutenant Licata tarda un peu à se mettre debout. La commissaire lui adressa un sourire qu’elle voulait amical, mais, craignant qu’il y voie de la moquerie pour le rôle secondaire auquel on l’assignait, elle reprit aussitôt une expression neutre. Celle du patron des services d’information était toujours aussi peu déchiffrable.
On échangea des poignées de main.
Et seul un narrateur omniscient, mal venu dans une époque postmoderne, aurait pu nous faire savoir qu’en serrant dans sa grande main énergique et manucurée les cinq doigts dodus de la commissaire, Febbraro pensa « Sale pouffiasse rouge, on va te niquer la gueule », tandis que Simona songeait « Fasciste de merde, tu crois que je ne te vois pas venir ? ».

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Fin connaisseur des noirceurs italiennes contemporaines, à travers la fréquentation assidue de ses fictions comme de ses luttes sociales, Serge Quadruppani, dont l’on connaît par ailleurs la longue vigilance vis-à-vis des dérives des systèmes anti-terroristes (dans « L’antiterrorisme en France » en 1989 et dans « La politique de la peur » en 2011), nous offre une redoutable machine à lire les lignes de fracture d’une société qui d’un côté ne s’est jamais vraiment remise des expérimentations anticommunistes du réseau Gladio et qui d’un autre côté a poussé plus loin que toute autre la confusion des genres entre politique, économie et crime, comme le rappelait si durement et si courageusement, encore récemment, le juge Roberto Scarpinato (« Le retour du Prince -Pouvoir et criminalité », 2008), lignes de fracture qui sont désormais, plus que jamais, parfaitement transnationales.

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L’insigne du SISMI.

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– Qu’est-ce qu’il m’a fait de bon, mon petit mari ? lança-t-elle en direction d’une porte entrouverte d’où arrivaient des senteurs.
Coda alla vacinara, dit le petit mari en surgissant sur le seuil. Et gnocchi à la romaine, ajouta-t-il en essuyant ses mains de pianiste sur le tablier protégeant sa chemise blanche et son pantalon de lin.
Il lui tendit les lèvres. Il n’était pas si petit, le mari, car elle dut se mettre sur la pointe des pieds pour caresser les cheveux blancs coupés court, la joue rugueuse et la grosse boucle d’or à l’oreille gauche.
– Spécialement pour toi, j’ai oublié le céleri et j’ai mis double ration d’ail, ajouta-t-il en lui prenant les fesses à pleines mains. Et le bœuf m’a cédé un bout de joue, en plus de sa queue.
– Tu veux vraiment me transformer en grosse vache imbaisable, protesta Simona en s’écartant pour lui sourire.
– Tu vas voir tout à l’heure si t’es imbaisable… attends, faut que je baisse le feu.
Il lui tourna le dos pour saisir une cuillère en bois et s’affairer au-dessus d’une marmite de cuivre. La cuisinière, vaste meuble aux parois carrelées, au plateau combinant la cuisson au gaz et la vitrocéramique, occupait le centre d’une pièce aussi grande que le salon.

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Surtout, peut-être, il nous offre ici l’une des plus belles créations récentes de personnage en matière de roman policier, ce qui ne nous surprend guère, au fond, de la part d’un auteur capable de distiller la subtile poésie et l’intense humanité dans des romans tels que « Les Alpes de la Lune » (2000) ou « Vénénome » (2005)  : la commissaire Simona Tavianello, entre deux âges, sensuelle et rondouillarde, aimant les petits plats cuisinés par son mari et les bons vins qui les accompagnent, héroïne fort peu classique à la grande gueule avérée et au flair affûté, revigore puissamment un paysage fictionnel qui se laisse fréquemment ailleurs envahir peu à peu par les clichés ressassés. Subtile synthèse d’un Salvio Montalbano (Andrea Camilleri fait d’ailleurs une apparition en cameo dans le roman) et d’une Grazia Negro qui aurait pris de l’expérience et des galons, cette policière pas tout à fait comme les autres est là, on l’espère déjà de tout cœur, pour durer.

Ce qu’en dit Jean-Marc Laherrère sur son blog Actu du Noir se trouve ici, et je ne résiste pas à l’envie de vous en citer ce bref extrait : « Serge Quadruppani prouve ici qu’on peut écrire un thriller politique, mêlant de très nombreux thèmes d’actualité, sans pour autant être obligé de pondre un pavé de 600 pages. Sans écrire des pages et des pages pour décortiquer tous les mécanismes, tous les liens entre mafia et pouvoir politique, sans démonter par le menu les effets de la crise financière sur la politique et/ou les avoirs financiers du crime organisé. « 

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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