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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « Camp Zéro » (Michelle Min Sterling)

Y aura-t-il encore de l’air dans le Grand Nord ? Une fable climatique endiablée et rusée, aux confins de l’intime et de l’économique.

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Camp Zéro
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Les Fleurs reçoivent leurs noms le jour le plus court de l’année. Six jeunes femmes. De parfaites inconnues. Plantées sur un parking vide, elles attendent d’être enregistrées. La neige a lavé le paysage, recouvert le toit du centre commercial décrépit, l’un des rares bâtiments encore debout le long de cette route gelée.
La dernière Fleur de la file marque un temps d’arrêt pour profiter de l’air glacé. Il fait plus froid dans le Nord qu’elle ne l’aurait cru, avec une neige plus délicate. Elle ôte l’un de ses gants et regarde un flocon disparaître dans la paume de sa main. Elle n’avait jamais vu de neige. Le flocon lui rafraîchit la peau tel un linge humide posé sur un front fiévreux.
Lorsqu’elle atteint à son tour l’entrée du centre commercial, sa nouvelle Madame se présente sous le nom de Judith. Elle ne ressemble en rien à la précédente, qui arborait un caftan en lin et des sandales en vachette. Judith porte une parka fourrée, un pantalon de ski et des bottes à bout ferré, comme si on l’avait engagée pour démolir le bâtiment.
Judith consulte son bloc-notes.
— Tu t’appelleras Rose.
— Rose, répète la Fleur.
Un nom mièvre, sentimental. Un nom de grand-mère gardant toujours de la tarte aux pommes dans le congélateur. Elle avait pensé recevoir l’un des pseudonymes habituels donnés aux filles asiatiques dans l’Anneau, là où elle travaillait auparavant : Jade, Mei ou Lotus. Car qu’importent les stéréotypes, qu’importe qu’elle-même soit coréenne et blanche de peau. Là-bas, dans la Cité flottante, l’appartenance ethnique est une simple marque de fabrique.
— J’aurais aimé que les filles puissent choisir leurs noms, dit Judith en baissant la voix. Mais Meyer préfère cette méthode.
— C’est mon client ? demande Rose d’un ton volontairement désinvolte.
— Il ne veut pas entendre ce mot-là, Rose. Mieux vaut envisager Meyer comme ton partenaire. (Judith ouvre la porte et Rose la suit à l’intérieur du centre commercial.) Bienvenue au Millennium.
Les logements des Fleurs se situent au fond du bâtiment, dans une grande surface pillée depuis longtemps. Des présentoirs à vêtements en métal s’empilent en tas approximatifs et des taches souillent les miroirs destinés aux produits de beauté. Rose perçoit un vague effluve de gardénia artificiel près d’un rayon de parfums où subsiste une pub montrant une femme splendide appuyée sur la poitrine velue d’un mâle. La mère de Rose ne mettait jamais de parfum et l’avait interdit à sa fille. Il fallait exhaler son odeur naturelle, comme la brise salée de la péninsule.
— Ça a fermé quand ? demande Rose.
— Il y a quinze ans. Le premier endroit à baisser pavillon quand les forages ont cessé.
Judith guide Rose vers l’ancienne section des meubles, où les chambres des Fleurs ont été aménagées avec du contreplaqué le long d’une allée pleine d’échos. Chaque porte dispose d’un encadrement lumineux, et Rose entend les autres Fleurs défaire leurs valises derrière les cloisons.
Judith ouvre la chambre de Rose et dépose son unique bagage sur un lit à baldaquin en acajou. Une peau d’ours est étalée par terre, un vieux chandelier en plastique boulonné au plafond. Contre le mur, une coiffeuse avec un miroir et un tabouret rembourré. La pièce empeste le faux cuir humide.
Damien, le client qui l’a envoyée ici, l’avait prévenue que le camp serait rudimentaire, sans pour autant évoquer le squat d’un centre commercial abandonné. Mais il est trop tard pour se plaindre. Elle ne reparlera plus à Damien avant la fin de la mission. Elle bénéficie juste d’un contact dans le camp qui, d’après Damien, se manifestera en temps voulu. Rose se demande un instant s’il s’agit de Judith, puis décide que la femme au bloc-notes est trop franche pour une telle dissimulation.

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Pas de note de lecture proprement dite pour ce premier roman de Michelle Min Sterling, publié en avril 2023 et traduit simultanément en France chez Bragelonne par Claude Mamier, puisqu’il fait l’objet d’un court article de ma part dans Le Monde des Livres du jeudi 29 juin (daté vendredi 30 juin 2023), à lire ici. Simplement quelques remarques supplémentaires, donc, plus ou moins en forme de notes de bas de page à l’article suscité proprement dit.

☀️ Michelle Min Sterling utilise un certain nombre de motifs connus du roman d’apocalypse climatique, motifs qui se sont largement répandus dans la science-fiction ces dernières années, longtemps après des précurseurs hautement spéculatifs tels que, naturellement, la « Trilogie climatique » (2004-2007) de Kim Stanley Robinson. Mais elle prend soin de trafiquer fort habilement les marqueurs les plus évidents de la dégradation irréversible pour y inscrire avec force tout autre chose que ce auquel on s’habitue doucement. Son maniement des insertions économiques et féministes au cœur d’intrigues qui n’en prenaient pas d’abord le chemin, tout particulièrement, donne une tonalité bien spécifique – et fort intrigante – à ce « Camp Zéro ».

Quelques clients de Rose, dans l’Anneau, prenaient leurs vacances au-delà du cercle arctique, dépensant l’équivalent d’une année de son salaire pour naviguer sur un bateau à vapeur au sein de la banquise en débâcle. « Un paradis perdu », avait dit l’un d’eux en lui montrant des centaines de photos de glace bleutée. Il avait ajouté qu’il serait bientôt plus difficile de croiser la route d’un iceberg que de s’envoler pour la Lune.
Les prophéties sur les différentes façons de survivre – et sur qui survivrait – allaient bon train parmi les clients de Rose. Ils discutaient de la manière la plus efficace de préserver leurs richesses en temps de crise. Des banques offshores. Des villes offshores. Leurs obligations souveraines, trop volatiles, converties en or. Fin des investissements dans les combustibles fossiles, remplacés par de l’énergie propre, avec de belles sommes allouées en parallèle à la surveillance des données et à la recherche en cybernétique.

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🔭 Un motif particulièrement rare est ici utilisé avec une belle maestria, celui du commando d’élite entièrement féminin, projeté en pleine toundra subpolaire (mais convoquant ainsi au passage l’imagerie presque ancestrale de la station polaire, avec son cortège de possibilités, de spéculations et d’horreurs potentiellement en gestation – qui n’a pas en tête, instinctivement, en pareil cas, le John Carpenter de « The Thing », par exemple ?). Qu’il ne constitue pas un aboutissement, loin de là, mais au contraire une prémisse particulièrement habile, est tout à l’honneur de l’imagination et du talent de conteuse de Michelle Min Sterling.

⚙️ Alors qu’il est souvent tentant, chez trop d’autrices et d’auteurs, de manier en matière de fiction climatique contemporaine un manichéisme outré mais de bon aloi, Michelle Min Sterling, à l’image rusée et subtile d’un Kim Stanley Robinson (dans la « Trilogie climatique » déjà mentionnée, mais aussi dans « New York 2140 » et dans « Le ministère du futur », qui devrait arriver en français cet automne), se garde bien de cet écueil : les « méchants » ne sont pas toujours celles ou ceux que l’on croit, et vice versa, tandis que les gradients de température d’abjection sont par moments renversés, et que la politique (et sa lutte des classes de moins en moins larvée, logiquement) s’insinue – et ô combien à raison – dans les lieux les plus inattendus.

Grant est fier d’avoir été embauché sur ses propres mérites. Son père n’a tiré aucune ficelle, n’a appelé aucun ancien condisciple. Sortir de Walden n’a sans doute pas fait de mal sur le CV, mais c’est lui et lui seul qui a écrit – non sans peine – la lettre de motivation expliquant comment il souhaitait « diffuser l’éducation de Walden auprès d’un public n’y ayant pas accès ». Guère original, certes, mais cela lui avait valu de décrocher un entretien vidéo au cours duquel il avait persuadé le recruteur de sa grande capacité à assurer des cours de soutien en littérature anglophone.
N’importe quoi, pense Grant en se vautrant de nouveau sur le lit. Il n’a pas la moindre expérience d’enseignement et se réveille chaque jour à 3 heures du matin depuis deux semaines, hanté par un profond sentiment d’inaptitude. Tous ces braves Canadiens attendant d’être éduqués. Par lui.
Qu’a-t-il à leur apprendre ? Jusqu’à ce jour, il a mené une vie facile. Guidé par des choix faits pour lui avant même qu’il prenne conscience de leur existence. Or se reconnaître avec aigreur comme privilégié n’arrange rien. Il vient d’une famille dont le nom est gravé dans le marbre de la toute première bibliothèque publique du pays. Un nom présent sur des plaques de rue. Sur des lieux de culture. Sur des tours dédiées à la finance. Et, désormais, sur des villes privées bâties avec les fonds familiaux.
« Être un Grimley signifie s’armer contre la jalousie de ceux qui n’en sont pas », assenait souvent son père avant de se lancer dans une longue histoire commentée de leur lignée. Comment les Grimley avaient fait fortune en investissant dans le transport maritime d’opium, de rhum et d’esclaves. Comment, une fois ces marchandises devenues politiquement incorrectes, ils étaient passés au textile, ouvrant des usines célèbres pour la qualité de leurs vêtements en coton et la rudesse de leurs conditions de travail. Suite à de grosses grèves, les usines avaient fermé avant de réapparaître dans des pays où les ouvriers coûtaient moins cher, ce qui avait poussé les Grimley à se reconvertir dans l’immobilier, prenant en main les destinées des quartiers de Back Bay et Beacon Hill, puis plaçant le reste de leurs fonds dans des puits de pétrole situés dans des zones rongées par la guerre et la dictature. Lorsque le pétrole était lui aussi devenu politiquement incorrect, la famille s’était diversifiée dans les énergies vertes et les villes privées, finançant la première Cité flottante dans le port de Boston, sans oublier quelques mines de terres rares. La fortune des Grimley était si colossale, si indiscutable, que le père de Grant n’y songeait même plus en termes monétaires : la famille faisait tout simplement partie de l’histoire américaine.

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Min Sterling

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À propos de Hugues

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