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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Les marins ne savent pas nager » (Dominique Scali)

Un immense roman de la mer, de l’amitié, de l’amour, de l’Histoire et du pouvoir politique, servi par une technique narrative de grande ruse et une inventivité langagière hors du commun.

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Même les sirènes doivent apprendre à nager
Nous vivions sur une île où tous dépendaient de la mer, où même les terriens se vantaient d’être marins. Et pourtant personne ne savait nager.
Pour les Grecs de l’Antiquité, la capacité de nager était une vertu militaire et civique. Les gamins étaient bercés de récits de batailles gagnées ou d’échappées réussies grâce aux talents des guerriers-nageurs de leur cité. Pour les Romains, la natation devait figurer sur tout curriculum au même titre que l’écriture et la lecture. Un citoyen digne de ce nom ne craignait ni de plonger ni de se mettre à nu face à des adversaires perses ou barbares qui refusaient de se démunir de leur plastron et restaient enchaînés à la côte.
À Ys, ceux qu’on appelait les Premiers hommes furent les premiers à renouer avec cette idée. Leurs poupons étaient baignés dans l’eau si jeunes qu’ils n’oubliaient jamais ce qu’ils avaient appris dans le ventre de leur mère. Ils avaient l’instinct de bloquer leur respiration lors de l’immersion. Avec un peu de pratique, ils se retournaient sur le dos ou pataugeaient vers une cible pour l’agripper. Ainsi, leurs petits entraient dans le métier avec une aptitude que peu de gens possédaient.
Ce don, Danaé Berrubé-Portanguen dite Poussin le possédait. Selon nos archives, elle est née cinq ans avant le Massacre des Premiers hommes et décédée quatre ans avant la Grande Rotation. On nous dit qu’elle a été enfant du rivage, naufrageuse sans scrupules, secoureuse sans limites, fille de pilotes, mère d’orphelins, héritière d’une arme dont elle ne sut jamais se servir à temps.
Nous sommes réunis ce jour à la demande du citoyen Augustin Joybert afin d’examiner la valeur de cette grande nageuse. Qui était Danaé Poussin ? Quel rôle at-elle joué dans les événements qui ont permis d’abolir le régime des Saines Rotations, de libérer Ys de la tyrannie du mouvement ? Car il ne suffit pas de savoir se mouiller pour être issois ni d’avoir vu le jour du bon côté de la muraille. Encore faut-il se tenir du bon côté de l’Histoire.

Dans ce XVIIIème siècle-là, Ys, une grande île fière trône au milieu de l’Atlantique. Balayée deux fois par an par de monstrueuses marées d’équinoxe qui lui donnent sa géographie et son organisation sociale bien particulières, elle représente la quintessence de la puissance maritime, avec son peuple bigarré de marins pêcheurs, de marins marchands, de marins corsaires et de marins militaires, partageant (presque) tous assez largement une connaissance intime de la mer et un tempérament de feu lapidairement résumé par la formule « être issois ».

Entre la ville des citoyens protégée par ses hautes murailles et les grèves submersibles deux fois par an des non-citoyens, que seuls un embarquement ponctuel  -ou, pour les plus pauvres, le refuge aléatoire dans les grottes des falaises – peut alors préserver, c’est à travers la vie de l’orpheline Danaé Poussin, personnage central à l’abord aussi mystérieux que profondément attachant, que nous sommes invités à parcourir une tranche d’Histoire qui inclura, par un art miraculeux de la narration enchâssée, toutes les autres, déplaçant le projecteur tour à tour sur les personnages ayant le plus marqué l’existence de Danaé, qui donnent leur nom aux cinq grandes parties de l’ouvrage (« Le duelliste », « Le prince voleur », « Le prince joueur », « Le prince nageur » et « Le bâtisseur »), résonnant comme autant d’appels différenciés à l’aventure.

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La péninsule nord-ouest avait de tout temps été la partie de l’île où le plus grand nombre de débris de mer venaient s’échouer. Ils y étaient poussés par les vents dominants, par des forces qui se frôlaient, s’opposaient et s’épousaient, tassant tout ce qui flottait sans gouverne vers ce littoral. Entre les langues de roc, ses criques recueillaient toujours plus de planches de bordage, éclisses de mâts et autres résidus d’épaves.
Cette côte était appelée, jusqu’à récemment, les Échouages. Un nom maladroit, une faute toponymique entretenue par la tradition pendant des siècles. Un échouage est un acte volontaire. Un navigateur peut décider de s’échouer contre un banc de sable pour immobiliser son navire si le vent le drosse vers un récit plus dangereux. Il peut mettre son bateau en échouage sur la plage le temps de son hivernement ou le temps d’en gratter la carène. Ceux qui ont baptisé cette côte voulaient sans doute faire référence aux échouements : ce qui touche terre par erreur. Lorsqu’un capitaine distrait a surestimé l’eau que le navire a sous le ventre et qu’il reste coincé contre un haut-fond, indélogeable jusqu’à la prochaine marée et parfois à jamais. Lorsqu’un veilleur a détecté la mince ligne blanche des brisants trop tard, qu’un timonier se fait prendre par un contre-courant.
Lors de notre dernière révision cartographique, nous avons décidé de renommer la péninsule par sa juste appellation, celle qui évoque l’image de tous ces rebuts rejetés au pied des riverains avant d’être repêchés puis réutilisés. Le moindre grelin pouvait servir, le moindre morceau de bois pouvait brûler et réchauffer. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se sèche. La moindre ferrure, le moindre objet étrange pouvait décorer, comme cette roue de coche posée au-dessus du cadre de porte d’une masure dans une baie inaccessible par la terre. Ou comme cette pierre recueillie par un pêcheur du Cul-de-l’île et dont on ignore encore la provenance trente ans plus tard. Plate et rectangulaire, elle avait la forme des stèles utilisées pour marquer les tombes des chrétiens sur les continents, mais celle-là n’avait aucune inscription. Sans doute avait-elle été transportée parmi la cargaison d’un marchand d’on ne savait où ni pourquoi.
Il en était ainsi avec la plupart des épaves : la conclusion d’une histoire dont on ne connaissait ni le début ni le milieu. Seulement son aboutissement sur le rivage des Échouements, là où tout se terminait dans la honte.

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Sept ans après son premier roman, le western alternatif « À la recherche de New Babylon », la Québécoise Dominique Scali nous offre une somme totalement différente avec son deuxième, également publié à La Peuplade (mais cette fois également en France), en août 2022. « Les marins ne savent pas nager » pourrait aisément incarner l’idée même de roman maritime alternatif, tant il intègre avec habileté (mais aussi avec une certaine férocité joyeuse) tout un corpus littéraire pouvant aller des grands romans navals et militaires de Cecil Scott Forester et de Patrick O’Brian (éventuellement subtilement revisités par un Gilberto Villaroel) aux aventures pirates immortelles de Robert Louis Stevenson (revues si nécessaire par le grand Björn Larsson), même si le soin apporté à ne garder du hauturier et du lointain que son pouvoir d’évocation et de structuration pour mieux se concentrer sur le proche et le côtier, voire sur la grève et sur l’estran, nous rapprocherait plus in fine, dans ce domaine, des sauvetages insensés du « Remorques » de Roger Vercel, des sarabandes contrebandières et naufrageuses de « Hell Bay », du trop méconnu (en France) Sam Llewellyn, des aménagements côtiers de phares et balises dépeints par le Henri Queffélec de  « Un feu s’allume sur la mer », des sacripants du « Capitaines des sables » de Jorge Amado, de la communauté contemporaine de pêcheurs du « En pleine tempête » de Sebastian Junger, ou même (par plusieurs clins d’œil également) des « Travailleurs de la mer » de Victor Hugo – sans oublier la tonalité joueuse presque vancienne (celle de « Lyonesse », dans un espace géographique fort proche) souvent adoptée ici en matière d’humour à contre.

Ys est une île. On ne dit pas « les îles d’Ys » ou « l’archipel d’Ys », car il n’y a que sur l’île principale, ce gros morceau de terre égaré entre Saint-Jean-de-Terre-Neuve et Ouessant, où l’on peut vivre à l’année. Les rochers qui en gardent les parages et les dunes qui en barrent l’accès par le sud partagent la particularité d’être submergés lors des grandes marées d’équinoxe. Ces écueils n’ont jamais été de vrais îlots et on leur a donné des noms comme on donne des noms humains aux animaux de compagnie. Ys est une île, Ys est unique.
Aux origines, elle ne figurait sur aucun portulan. Elle n’était connue que des chasseurs de baleines prêts à poursuivre le cétacé jusque dans ses lointaines fugues. Ils étaient les marins les plus hardis de leur époque. Ils n’avaient pas intérêt à ce que leurs concurrents pussent situer sur l’île sur une carte mais tout avantage à ce que les puissants crussent sa route jalonnée de sirènes venimeuses et de chutes abyssales. L’île avait eu plusieurs noms, un dans chaque langue et dans chaque patois. C’est son nom breton qui, marée après marée et décennie après décennie, finit par être adopté de tous, peut-être parce qu’il était le plus court ou parce qu’il frappait l’imaginaire, ressuscitant le souvenir d’une cité mythique et sublime engloutie sous les eaux pour avoir été trop païenne.
C’était avant le temps des découvrances, avant que les galions espagnols revinssent de l’autre côté de l’océan chargés de trésors, avant que les Portugais y construisissent une muraille percée de bouches à feu, avant que l’île devînt le principal relais au coeur des traversées, le repaire de ravitaillement des pirates, le lieu de liquidation clandestine des corsaires qui ne souhaitaient pas voir l’entièreté de leur butin confisquée par des fonctionnaires tatillons. C’était avant que les Anglois et les François se la disputâssent et la ceinturâssent encore davantage de remparts toujours plus nombreux et élevés. Les Portugais avaient érigé un fortin sur la pointe du Vieux. Quand les François s’en saisirent, ils en érigèrent un deuxième en face, sur la pointe du Longcouchant, leurs tirs croisés venant verrouiller l’entrée de la baie de Partance. En s’emparant des deux places fortes, les Anglois purent donc se rendre maîtres d’Ys et construire à leur tour une série de flanquements sur les multiples îlots qui servaient d’avants-postes à l’île.
Qui contrôlait les forts et la muraille contrôlait Ys. Qui contrôlait Ys contrôlait l’Atlantique. Mais personne ne parvient jamais à contrôler les Issois.

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Si les 700 pages de « Les marins ne savent pas nager » peuvent d’emblée être dévorées comme celles d’un (très) grand roman d’aventure maritime – et d’amour archipélagique, pourrait-on peut-être dire -, elles constituent une œuvre encore plus unique par la magie d’une technique narrative de haute subtilité et d’une langue extraordinairement goûteuse.

Technique narrative, d’abord : Dominique Scali enchâsse finement, dans les heurs et malheurs de son héroïne, un roman résolument politique, passant discrètement et pourtant profondément en revue les ressorts de l’aristocratie, de la méritocratie et de la démocratie, les méthodes de gouvernement et celles de révolution, leurs rapports étroits à la géographie et là l’histoire, en proposant à la lectrice et au lecteur une somptueuse enquête (car certains éléments-clé de cette leçon de sciences politiques appliquées ne seront dévoilés que presque incidemment) philosophique dont bien entendu les personnages qui la composent et l’illustrent n’auront pas de conscience directe.

Langue, ensuite et peut-être bien surtout : Dominique Scali a su créer de toutes pièces, en usant aussi bien de lexiques anciens que de détournements plus modernes, une communauté soudée par le langage, tous statuts et toutes classes sociales confondues. « Être issois », c’est ainsi aussi être capable, dès l’enfance, d’associer dans la même phrase quelque vocable presque ordurier et une tournure impeccable de l’imparfait du subjonctif. On se souviendra peut-être de l’incroyable travail de Patrick Couton, puisant dans les ressources des patois poitevin et saintongeais pour rendre au mieux en français les sonorités particulières de la langue inventée en anglais par Orson Scott Card pour son cycle « Alvin le Faiseur » : la prouesse linguistique est ici encore plus impressionnante.

Danaé Poussin, dix-huit ans, n’avait toujours pas porté de chaussures qui n’eussent appartenu à quelqu’un d’autre. Elle avait sa propre chaumière, une de ces cahutes trapues où tout était bas et rien n’était haut comme pour vivre au ras du plancher : le trou dans le mur servant d’âtre, la paillasse posée à même le sol, les bancs peu élevés pour mieux s’accroupir devant le feu. La sienne, étroite et garnie d’une lucarne, ne contenait pour tout mobilier qu’un lit et un coffre sur lequel s’asseoir et manger. Elle vivait à la manière des privilégiés et des sorcières : seule au milieu d’un hameau où les autres baraques étaient pleines à craquer.

Les photographies d’estran et de rivage qui illustrent cette note sont une vision des îles Scilly par l’excellent Frédéric Sorg : n’hésitez pas à visiter son site, ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

3 réflexions sur “Note de lecture : « Les marins ne savent pas nager » (Dominique Scali)

  1. À force d’entendre du bien sur ce livre, je vais finir par me laisser tenter. Merci pour cet avis précis et enthousiaste.

    Publié par lenocherdeslivres | 3 septembre 2022, 10:38
  2. Cher Hugues, À l’occasion ma proposition d’abonnement reste évidemment valable ! N’hésite pas ! Bises

    Publié par Caroline Soulie | 3 septembre 2022, 12:35

Rétroliens/Pings

  1. Pingback: Note de lecture : « Les scarifiés  (China Miéville) | «Charybde 27 : le Blog - 29 juin 2023

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