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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « Lisière fantôme » (Jérôme Lafargue)

Fantômes, enchantements et sortilèges pour déjouer les pièges immémoriaux d’un patriarcat jamais las de ses dominations. Un éblouissant conte moderne de la vie matérielle, de la famille, de l’amour et de la mémoire toujours à raviver.

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Assez tôt dans sa vie, Augustin a découvert sur lui-même trois choses fondamentales : un refus absolu de toute autorité ; une curiosité insatiable ; un don pour la synthèse. De là, il a créé son propre emploi. Il écrit ce que les autres n’ont pas le temps, le désir ou la compétence d’écrire. Cela a commencé de façon artisanale, alors qu’il était encore doctorant en histoire contemporaine. Il avait accepté de rendre service, contre rémunération, à des étudiants de licence ou de master. Tous les moyens étaient bons pour récolter un peu d’argent. Il n’avait pas d’allocation de recherche, et plutôt que d’accepter des vacations payées une misère et avec retard, il préférait accumuler des petits boulots plus lucratifs pour financer ses études. Serveur, manœuvre, manutentionnaire, caissier, rien ne le rebutait. Mais ce fut ce job de scribe qui changea sa vie.
Au fil du temps, sa rapidité et son savoir-faire lui assurèrent une solide réputation. L’incroyable richesse de ce qu’il découvrait, la diversité de ces nouvelles connaissances prirent peu à peu le pas sur son propre sujet de thèse, qui ne le passionnait plus autant qu’avant. L’appauvrissement des conditions de travail à l’université et la faiblesse du nombre de postes offerts achevèrent de le convaincre que son avenir dans l’enseignement supérieur s’était perché sur un affleurement rocheux inatteignable. Il n’avait aucune envie de se retrouver à la trentaine avec un diplôme prestigieux mais inutilisable. Il créa sa micro-entreprise, qu’il nomma avec une certaine pédanterie Encyclios Vagabundus. Et avec le recul, c’était bien ce qu’il était devenu, une encyclopédie vagabonde, au service de tous.

Au cœur d’une ville gasconne au riche passé et à la taille actuelle toute moyenne, Augustin Loeyna exerce ce qui pourrait constituer (à mon humble avis, strictement personnel, en tout cas) un véritable métier de rêve : plongé dans les bibliothèques physiques et virtuelles de toutes sortes, dans le monde entier, depuis son repaire confortable de la salle municipale où il aime s’installer, il rédige mémoires, études et analyses pour toute une foule de commanditaires séduits par son sens de la synthèse, sa voracité documentaire et sa plume bien sentie. Des émoluments significatifs dans cette activité ainsi que le modeste héritage familial lui permettent, comme à sa sœur, professeur de surf sur un spot maritime landais renommé, à quelque distance, un certain confort matériel. Tout semble plutôt idyllique, de plus d’une manière, ici.

C’est toutefois sans compter avec une discrète manifestation surnaturelle qui se fait jour dans sa maison de rondins, puis dans son jardin, pour le mettre d’abord sur la trace improbable d’une poétesse inconnue du XVIIe siècle gascon, et d’un féminicide plus que vraisemblable après enquête, puis sur celle de son propre passé familial, où certaines légendes couramment acceptées se révèleront peut-être moins dorées et plus complexes qu’il n’y paraissait d’abord.

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Augustin tourne et vire depuis une dizaine de minutes, à la recherche de son pull couleur mangue. Impossible de mettre la main dessus. Il pensait le trouver en vrac sur un tas d’autres habits jetés sur la chaise de sa chambre. Mais non. Il n’est pas rangé dans l’armoire, n’est pas dans la corbeille à linge sale. Où peut-il l’avoir mis ? Il refait un tour complet, regarde sous son lit, dans le placard de la salle de bains, épuise les lieux improbables où il aurait pu se dissimuler.
– Fait chier !
Il lui faut des vêtements confortables et chauds. Ce pull était parfait et voilà qu’il se dérobe à lui. Incompréhensible. Il est inratable pourtant. L’heure avance, il ne veut pas prendre le risque de manquer l’ouverture de la bibliothèque, et être ainsi privé de sa place fétiche, dans la partie ouest, endroit où il dispose à la fois de tous les branchements nécessaires et d’une vue apaisante sur le parc. La table de travail y est petite. S’il s’étale suffisamment, cela décourage quiconque de venir s’installer avec lui. Il préfère la solitude quand il travaille.
Il s’assoit quelques secondes sur un tabouret, pour chasser mentalement les broussailles enflammées qui cinglent vers sa poitrine. Elles déboulent, poussées par un vent mauvais. S’il se laisse déborder, c’est foutu. Quelques exercices de respiration, yeux fermés, et le malaise s’atténue. Hors de question de subir les conséquences d’un nouveau déferlement de violence. Comme cette fois où, suite à un examen raté, il avait dévasté sa chambre dans la résidence universitaire où il logeait. Après coup, il s’était demandé où il avait trouvé la force de balancer le lourd canapé-lit, qui s’tait retrouvé à l’aplomb de l’un des murs à l’autre bout de la pièce. Ou cette autre, lorsqu’il avait déclenché une bagarre générale dans un bar, laissé à l’état de champ de ruines. On en parlait encore, alors même qu’un institut de beauté s’était substitué au troquet depuis longtemps.
La disparition de ce pull, c’est quand même fort. Il ne comprend pas du tout où il peut être. Avant de quitter son domicile, il vérifie de nouveau dans l’armoire où tous les vêtements propres sont pliés. Il n’a pas grand-chose. Dans la colonne des pulls, un chandail gris et épais aux manches distendues qu’il ne met qu’à l’intérieur, un pull bordeaux à col rond, un autre noir. Et c’est tout. Celui qu’il porte par défaut est bleu marine.
Lorsqu’il ouvre la porte d’entrée, son chat s’engouffre dans la maison.
– Fripoun ! C’est toi le coupable, j’en suis sûr ! Où tu l’as planqué ?
Le félin ne prend même pas la peine de se retourner. Il s’étire dans le vestibule et disparaît.
Augustin verrouille le loquet et file récupérer son vélo dans l’appentis. Le trajet jusqu’à la bibliothèque ne lui prend qu’un petit quart d’heure. Il traverse des quartiers résidentiels plutôt arborés. Aucun cependant comparable au sien. Une aubaine qu’il ait pu trouver ce chalet en rondins niché au milieu d’arbres magnifiques. Séquoias, chênes, liquidambars, érables, pins, châtaigniers. C’est un vieux lotissement, sans clôtures. Cinq grandes cabanes à peu près identiques cohabitent sur un gros hectare de terrain, plus ou moins masquées les unes des autres par les grands arbres et de multiples massifs d’arbustes et de plantes. Pas de pelouse à entretenir, le sol étant uniformément recouvert d’aiguilles de pins et de feuilles. Un employé du syndic taille de temps à autre au rotofil les herbes hautes qui se frayent malgré tout un chemin. Augustin s’occupe de l’arrosage. Il a planté au printemps du jasmin, de la glycine, des clématites et du chèvrefeuille pour qu’ils grimpent le long des rambardes de la terrasse en bois qui encercle la maison.
Il pédale fort pour effacer les minutes perdues, escamote sans réfléchir le raidillon qui conduit à la vieille ville, sans perdre de temps à faire des détours par les ruelles escarpées, gare sa bicyclette dans le parc à vélos et enquille l’escalier d’accès quatre à quatre. Une dizaine de personnes patientent déjà. Sans vergogne, il se faufile parmi elles pour se placer devant tout le monde. Aucune réaction. Qui serait disposé de toute façon à batailler pour si peu avec ce jeune adulte solidement bâti au regard torrentueux ?

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Avec cette « Lisière fantôme », publiée chez Quidam en mars 2023, sixième roman d’une discrète épopée renforcée de ci de là de novellas, nouvelles et fragments aussi divers que somptueux, Jérôme Lafargue poursuit – et sublime peut-être encore un peu – son exploration personnelle d’une Aquitaine tissée de Gascogne et de Landes, de vie matérielle contemporaine et d’histoire réelle ou légendaire, un espace qui s’incarne encore – et pourtant toujours aussi différemment – dans des passés familiaux toujours moins simples et plus puissants qu’il n’y semble au premier abord.

Si le récit d’Augustin Loeyna et son voyage à travers un voile épais d’incrédulité nous entraînera lorsque nécessaire au Cambodge, au Kenya ou en Ukraine, il est bien ancré, solidement et profondément, dans un espace, entre terre et mer, et dans une ville, au bord de son fleuve, où l’on retrouve aisément la magie diffuse qui habitait déjà le fondateur « L’ami Butler » (2007) et les sous-entendus historiques qui traversaient, par exemple, le « Description d’Olonne » de Jean-Christophe Bailly. Mais cet espace profond, géographique et historique, ne donne tout son sens caché qu’une fois subtilement filtré au tamis d’une famille, de ses tenants et aboutissants, selon une alchimie bien particulière, pour partie déjà familière aux lectrices et lecteurs de « Dans les ombres sylvestres » (2009), de « L’année de l’hippocampe » (2011), de « En territoire Auriaba » (2015) ou de « Le temps est à l’orage » (2019).

Jouant ici du fantomatique d’une manière évoquant sans doute davantage Catherine Dufour que Ryoko Sekiguchi (mais en en proposant néanmoins une subtile fusion thématique, instillant un humour savoureux au cœur des drames historiques et contemporains d’un patriarcat et d’un masculinisme jamais pleinement satisfaits de leur domination), Jérôme Lafargue navigue en poète entre la vie matérielle et le dilettantisme obsessionnel de ses hérauts et héroïnes, pour explorer ce qui se joue entre nature, culture et occulte, comme dans les étroits corridors des passages entre classes sociales, lorsque l’érudition et l’acharnement peuvent concerner aussi bien un universitaire amoureux de poésie gasconne qu’un ancien braqueur pas tout à fait reconverti. Dans cette « Lisière fantôme », où passé et mémoire sont entrechoqués aux enchantements, sortilèges et faux-semblants du réel et du métaphorique, il excelle plus que jamais, utilisant comme personne le motif menaçant de la rage en dedans, à définir un territoire de l’inquiétude bien particulier (comme une Becky Chambers explorant tout à fait ailleurs cette histoire quotidienne des peuples heureux censés n’en avoir pas), un territoire que ne renierait certainement pas certain Prince d’Aquitaine à la tour abolie – pour nous offrir un si lumineux soleil noir de la mélancolie.

Il neige encore lorsqu’Augustin se lève. Les flocons sont comme des danseuses de ballet dépêchées sur scène avec des cordes fragiles. Il se prépare un petit déjeuner consistant. Pelleter par un temps pareil ne s’annonce pas de tout repos. Jus d’orange et de citron, bol de céréales avec du yaourt à la vanille, tartines de pain et de confiture, œufs brouillés au fromage, café. De quoi tenir plusieurs heures. Il enfile une tenue de bricolage, soit des habits dégueulasses et troués, par-dessus lesquels il met sa vieille parka. Avant de sortir, il vérifie l’état du dictionnaire. Il l’a refermé la veille au soir. Qui sait, peut-être le fantôme a-t-il laissé un nouvel indice ? Mais non, le lourd volume n’a pas bougé.
Dans l’appentis, Augustin se munit de gants de travail, d’une binette, d’une pelle carrée et d’une autre ronde, et se dirige vers le chêne. Il pointe la boussole de son smartphone plein ouest et compte douze pas. Ce qui le fait arriver à l’angle avant droit du chalet, à un mètre à peine de la terrasse. Pour un peu, la cachette aurait été sous la maison. Augustin espère que les travaux de fondation n’auront pas été trop larges. Il se dit aussi qu’il a lui-même creusé tout proche lors de ses plantations printanières.
Sur un périmètre d’un mètre carré, il dégage la couche de neige, qui atteint vingt bons centimètres, puis enlève le manteau de feuilles mortes et d’aiguilles de pin. La terre est dure, il doit s’y reprendre à plusieurs reprises pour la casser. Au bout d’une heure, il n’a creusé qu’à une dizaine de centimètres de profondeur sur l’ensemble de la surface. À ce rythme, il n’aura pas terminé avant la mi-journée. Il songe qu’il ne sait même pas ce qu’il cherche. Et s’il s’agissait d’une tombe ? D’ossements ?
À 11 h 24, la pelle heurte un objet métallique. Il est en sueur, a ôté sa parka depuis belle lurette, et pense faire de même avec son vieux sweat. Quoi qu’il puisse trouver, il se munit d’un transplantoir pour ne pas risquer de l’abîmer avec la pelle. Le trou fait une quarantaine de centimètres de profondeur. Il s’y accroupit et commence à enlever la terre sur le pourtour de l’objet. C’est une boîte métallique, qu’il finit par extirper avec maintes précautions. Elle est carrée, d’environ vingt centimètres de côté, mais plutôt profonde, d’une quinzaine de centimètres au bas mot.
Augustin s’assoit sur le rebord de l’excavation, sans penser à quoi que ce soit pendant de longues minutes. Il tient la boîte dans ses mains. Elle a rouillé, mais semble très banale, sans inscriptions ou dessins quelconques. Il la pose et reprend la fouille, au cas où d’autres surprises l’attendraient. Il abandonne une demi-heure après, convaincu que seule cette boîte devait être révélée. Laissant les outils en plan, il rentre, non sans avoir enlevé au préalable ses chaussures crottées. Il se sent absent à lui-même. Il boit un grand verre d’eau, se lave les mains. La boîte est sur la table de la cuisine. Elle ne demande qu’à être ouverte.
Alors il l’ouvre.
Il doit d’abord desceller le couvercle à l’aide d’un canif, ce qui lui prend de longues minutes. De la terre et de la rouille l’ont collé à la boîte. Mais il parvient à ses fins. Dès qu’il se débarrasse du couvercle, une odeur incroyable s’échappe. Comme un parfum de jasmin, de miel et de lavande, nimbé d’une humidité un peu écœurante. Ce qu’il regarde à l’intérieur le laisse interloqué. Une espèce de mousse blanchâtre, parsemée de taches noires, comme des chiures de mouche. À la texture, il déduit que c’est sans doute de la laine de mouton qui a été utilisée pour protéger le contenu. Habile. Dessus, deux brins de lavande séchés, qui s’effritent dès qu’il s’en saisit. Il enlève un bon paquet de laine, et découvre le trésor. Un portrait de douze centimètres sur dix, peint sur un papier épais qui n’a pas du tout été abîmé. Un portrait d’une femme très belle.
La femme de son rêve.

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À propos de Hugues

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