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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Machines insurrectionnelles » (Dominique Lestel)

Volontiers provocante, la très stimulante ébauche d’un traité historique de diplomatie vis-à-vis des êtres vivants machiniques, actuels ou futurs.

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Machines

La robotique autonome est aujourd’hui un domaine de recherche d’une très grande créativité. Un point essentiel, comme le lecteur va vite s’en rendre compte, c’est que cette révolution technologique est aussi une révolution esthétique qui va largement déborder l’espace de l’art. La robotique autonome est un champ d’expertise qui synthétise l’ensemble des technologies émergentes contemporaines, et c’est l’une des raisons qui la rendent si fascinante. Un robot, c’est une IA – Intelligence Artificielle – dotée de senseurs et d’effecteurs. Un robot, c’est une IA dotée d’une perception du monde et d’une capacité d’agir sur le monde. On pourrait dire qu’un robot est une IA avec un corps, mais un corps particulier, qui n’est plus ni animal ni végétal. Ce qui est révolutionnaire est moins l’IA stricto sensu que la combinaison de l’IA, de la mécanique de précision, de l’électronique quantique, des biotechnologies et des nanotechnologies. Cette technologie n’est pas seulement une branche très dynamique de l’ingénierie, elle ne produit pas seulement des machines extraordinaires : elle transforme le monde en profondeur, dans ses effets, mais aussi et peut-être surtout dans sa texture. Pas uniquement les sociétés humaines, mais l’humain lui-même et la catégorie du vivant de façon générale. La robotique autonome et l’IA qui lui est corrélative nous engagent sur la voie d’une révolution ontologique dont il est difficile d’anticiper les effets. Les choses peuvent aller beaucoup plus vite qu’on pourrait l’imaginer, et la robotique autonome fait partie de ces champs innovants dont la temporalité est hors de contrôle. Une très grande quantité de familles ne seront pas seulement recomposées, mais poly-composées : animaux, végétaux et robots en feront intégralement partie avec des difficultés inédites en perspective – je n’en cite que quelques-unes à titre d’exemple : un robot de famille pourra-t-il / devra-t-il recevoir un héritage ? Avoir des relations sexuelles avec le robot familial sera-t-il perçu comme de l’inceste ? Un robot pourra-t-il être considéré comme un citoyen à part entière ? Pourquoi faire encore des bébés humains si les bébés robots sont plus satisfaisants (quoi qu’une telle expression veuille dire) ? De telles questions sont encore très spéculatives ; ce qui est sûr, en revanche, c’est que les avantages obtenus seront accompagnés de problèmes nouveaux difficiles à gérer. Surtout, les humains et les autres êtres vivants ne seront plus les mêmes. Ce qui est déstabilisé avec ces technologies, c’est l’Évolution même. C’est ce point que je veux discuter dans ce livre : comment la robotique autonome transforme en profondeur ce que signifie être un agent vivant. On m’accusera d’écrire de la science-fiction plutôt que de la philosophie. Mais aujourd’hui, la philosophie est devenue une branche de la science-fiction. Toute autre façon de penser relève de l’histoire de la philosophie, de la casuistique post-jésuite ou du bavardage.

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Aujourd’hui en poste au sein du département de philosophie de l’ENS Ulm et chercheur au sein des Archives Husserl, Dominique Lestel travaille depuis plus de vingt-cinq ans sur ce que la conception de l’animal dit de l’homme, multipliant les études sur les grands singes, notamment, à la frontière pas toujours confortable entre zoologie et sciences humaines, pour mieux comprendre l’enchâssement de nos définitions, usuelles ou évolutives, de l’humain et du vivant, entre « Paroles de singes », « Origines animales de la culture » ou encore « L’animal est l’avenir de l’homme ».

Robots et IA sont devenus à la mode. Il ne se passe pas une semaine sans que sorte un livre ou un dossier de magazine sur le sujet. De nombreux universitaires en ont fait leur spécialité. Trois questions reçoivent un intérêt particulier : la question économique (les robots vont-ils remplacer les humains dans le monde du travail ?), la question politique (les robots menacent-ils nos libertés les plus fondamentales ?) et la question éthique (faut-il considérer certains robots comme des personnes ?). Toutes ces questions sont importantes et méritent d’être discutées. La dimension phénoménologique de ces technologies reste cependant curieusement en friche. Ceux qui discutent plus ou moins savamment des robots cherchent rarement à les caractériser de façon féconde et rigoureuse. Tous partent du postulat qu’on sait ce qu’est un robot, de la même façon qu’on sait ce qu’est une voiture ou un aspirateur. C’est vrai de la plupart des robots qu’on rencontre. C’est moins évident avec quelques-uns des plus fascinants d’entre eux, ceux qui montrent l’ambition d’être quelque chose de l’ordre du vivant. On évoque souvent la notion de « robotique autonome » ou de « robotique sociale » pour en rendre compte. Mais la simplicité des catégories ainsi mobilisées cache mal la complexité de ce qui est en jeu. Un robot aspirateur, qui a une certaine autonomie de mouvement dans un appartement, peut difficilement passer pour un être vivant. Une voiture sans conducteur, comme la Google Car, guère plus. D’autres artefacts sont plus problématiques. Curieusement, comme on va le voir, un tel statut n’a rien à voir avec la technicité des technologies mises en œuvre. D’où l’intuition que ce qui doit être pensé est d’une difficulté inattendue. En première approximation, ce qui est en jeu est tout simplement la nécessité de repenser ce que signifie être vivant. Ces artefacts émergents qui commencent à concurrencer les êtres vivants biologiques ne se contentent pas d’introduire de nouveaux êtres vivants, mais nous obligent à reconceptualiser radicalement ce qu’est un être vivant. Ceux que je vais désigner par le terme de « robots existentiels » mettent fin au monopole des biologistes sur le vivant. Ils annoncent une ère dans laquelle le vivant déborde largement le biologique. Ça a toujours été le cas, mais ce n’est désormais plus possible de faire comme si on ne s’en rendait pas compte.

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Avec ce « Machines insurrectionnelles » publié en mars 2021 chez Fayard, somptueusement illustré par Patrice Killoffer, et ne pouvant pas faire l’économie d’un sous-titre, « Une théorie post-biologique du vivant », tempérant l’aspect provocateur de cette insurrection qui ne devra surtout pas être confondue avec quelque révolte des machines, Dominique Lestel nous entraîne sur un chemin volontiers plus englobant encore que celui arpenté par ses travaux précédents, y compris le captivant « À quoi sert l’homme ? » de 2015. S’il s’appuie initialement sur Günther Anders et son « L’obsolescence de l’homme » pour nous aider à saisir le contexte de ce dont il retourne ici, il est fort loin de partager le pessimisme radical du philosophe allemand, et redonne discrètement, à sa manière, plus d’une chance à l’Ernst Bloch du « Principe Espérance », malgré les nombreuses et réelles obsolescences déjà bien en route pour nous. D’une transformation de l’aliénation, de plus en plus distincte de celle parfaitement identifiée dans les années 1965-1975 par toute une génération de penseurs post-marxistes (« incapacité dans laquelle nous nous trouvons de comprendre ce que nous faisons ») à une méditation revisitant les acquis tardifs d’un Michel Serres et ces « organes extérieurs que s’adjoint l’humain », d’un compagnonnage circonspect avec la position technique méfiante d’un Jacques Ellul à une congruence avec le travail en cours d’un Hartmut Rosa (« nous sommes en manque de manque »), Dominique Lestel produit l’effort non négligeable, en soi, de circonscrire des imaginaires latents qui « nous conduisent à assimiler un peu hâtivement insurrection et révolte générale », et de dégager une vérité transitoire du « vivant artificiel (qui) doit être abordé selon une perspective qui n’a rien à voir avec une logique de substitution mais qui s’apparenterait plutôt à une logique de contamination et d’extension ».

INTERMÈDE 2
La journaliste : Qu’est-ce que vous appelez des « Machines Insurrectionnelles » ?
L’auteur : Ce sont des machines qui irritent le vivant et avec lesquelles les humains doivent constamment négocier.

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Tortoise

En jouant fort habilement d’intermèdes en formes d’entretiens très directement journalistiques, permettant une forme joueuse de vulgarisation « à chaud », avec sa part nécessaire d’outrance et de quasi-caricature, forçant le trait pour qu’on le voie mieux, en parcourant d’un pas alerte les tortues cybernétiques de Grey Walter (1947), les grands travaux de Christopher Langton et des chercheurs en Vie Artificielle (la nuance avec Intelligence Artificielle est bien entendu ici absolument essentielle), la manière dont s’intriquent les avancées et les échappées de Stefan Helmreich, de Francisco Varela, de Heinz von Foerster, de Gordon Pask (« la cybernétique est la science des métaphores soutenables »), ou bien le regard de l’anthropologue Emmanuel Grimaud sur la « Uncanny Valley » de Masahiro Mori, en remontant le temps en direction de l’amoureuse artificielle de William James ou d’une nécessaire relecture méticuleuse d’Alan Turing, Dominique Lestel propose et justifie l’abandon progressif de la notion d’authenticité en matière de définition du vivant, et d’assister à l’émergence d’une animalité transpèce. Même si l’on peut sourire de lire l’importance accordée à l’épiphénomène Second Life (avec le chien-avatar de Katie King) et s’agacer de voir l’importante question des nanocréatures traitée ici à travers le recycleur-plagieur Michael Crichton, on sera aussi saisi à raison par l’intelligence d’un propos qui mobilise les animalités de laine de Margaret et Christine Wertheim, aventure distribuée de plusieurs milliers de femmes qui fabriquent de façon coopérative une collection de récifs coralliens en plastique et en fil – le Corail de Crochet Hyperbolique – sous l’égide informelle de l’Institute for Figuring, qui pèse les moutons électriques de Philip K. Dick ou qui, contre la peur de la révolte, et pour réanimer une animalité phylogénétique, creuse les Thinking Animals de Paul Shepard.

INTERMÈDE 4
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La journaliste : Mais inversement, un humain sera toujours considéré comme un être vivant à respecter. Votre conception ne tient pas la route.
L’auteur : Votre contre-exemple renforce au contraire ce que je vous dis parce que dans l’esclavage ou dans la guerre des êtres humains ne sont justement pas considérés comme des êtres vivants dignes de respect, mais comme des choses qui doivent être traitées comme telles, sans empathie ni compassion.
La journaliste : Mais les historiens ont montré qu’il fallait un sacré entraînement pour le faire.
L’auteur : De même qu’il faut un sacré entraînement pour considérer comme vivant ce qu’on appelle vivant. Et ce qu’on peut aimer. C’est d’ailleurs l’objet du chapitre suivant. Ce que j’appelle les « machines pathétiques ».

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En parcourant les modalités de construction de la figure de la machine « amie », depuis les robots de compagnie jusqu’aux poupées Real Doll de dernière génération (« Le point important est qu’on n’erre pas dans l’illusion ou le simulacre, mais qu’on évolue dans l’animation de la matière »), en passant par la troublante histoire de la marionnette réaliste « Alma Mahler » commandée par le peintre Oskar Kokoschka après sa rupture avec la future épouse de Walter Gropius, en gardant soigneusement en mémoire la figure tutélaire, en matière d’éthologie, de Gregory Bateson et sa formule-clé « Ceci est un jeu », Dominique Lestel examine méticuleusement, au moment de conclure, les modalités de l’attachement aux objets, depuis les « artefacts gluants générateurs d’attachement » jusqu’aux plus sérieux candidats au glissement de temps (sans besoin de Mars) et à l’abandon du paradigme de l’authenticité dans la relation humaine (dont l’équivoque se dévoile alors de plus en plus).

Dans les pages de cet essai, j’ai discuté cette question à partir d’une théorie constructionniste, relationnelle, située et évolutionniste du vivant qui diffère des approches essentialistes et causalistes habituellement adoptées dans notre culture et qui voient l’être vivant comme un agent qui remplit un certain nombre de conditions nécessaires et suffisantes – comme être composé d’ADN, avoir des stratégies de survie dans un environnement donné ou pouvoir se reproduire. Dans l’approche constructionniste du vivant, est vivant un agent qui partage son existence avec celle d’autres êtres vivants et se rend vivant par ce partage même.

Très stimulant, fourmillant de curiosité argumentée, volontiers provocant, entrant vite en résonance profonde avec les travaux fictionnels aussi bien d’un Alain Damasio (« Les furtifs ») que d’un Adam Levin (« Bubblegum »), « Machines insurrectionnelles » apparaît ainsi, dans ce singulier passage de l’animal au machinique chez l’auteur philosophe, comme une formidable ébauche, nourrie d’analyse et d’histoire, de traité de diplomatie vis-à-vis des êtres vivants machiniques, en constituant le pendant paradoxal du travail séminal de Baptiste Morizot, « Les diplomates », justement, à propos de nouvelles et différentes « Manières d’être vivant ».

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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