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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « La boîte à écriture » (Milorad Pavić)

Un puzzle ténu et magnifique, en trois dimensions et en plusieurs trames narratives à reconstituer le cas échéant, contenu dans une simple boîte à écriture de marine, entre France, Bosnie et Monténégro. Un chef-d’œuvre.

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Moi, l’actuel propriétaire de la boîte à écriture, je me la suis procurée au cours de l’avant-dernière année du XXe siècle pour mille deutschmarks auprès du serveur d’un restaurant de Budva avec en prime le sourire énigmatique arboré par le dit serveur au-dessus de l’assiette de kastradine préparées ce soir-là pour les clients de l’hôtel.
– Monsieur, voulez-vous acheter une boîte exceptionnelle ? Une boîte marine à écrire, pour y ranger des cartes de navigation, des longues-vues et d’autres objets de ce genre, dit le serveur à mi-voix en me servant ce mardi-là.
– Peut-on la voir ?
– Je pourrais vous la montrer au petit-déjeuner. Je l’ai ici, à l’hôtel.
– Apporte-la, lui dis-je, tout en pensant que de nos jours un jeune homme comme lui avait le temps d’être sage, alors que moi je ne l’avais plus.
La boîte à écriture était plus grande que je ne me l’imaginais, elle m’a plu et c’est ainsi qu’elle s’est retrouvée entre mes mains.
Tout porte à croire qu’elle avait servi à la famille Dabinovic de Dobrota de petite boîte marine avant de se retrouver dans un vieux palais de Kotor où on l’avait utilisée pour y ranger d’autres objets plus modernes. Enfin, selon le serveur, la boîte était encore une fois repartie au large, mais ce voyage s’était mal terminé pour son propriétaire.
– Je ne me suis pas beaucoup intéressé à ce qui s’était passé – ajouta le serveur – car, si tu découvres le secret, tu deviens partie de ce secret. Je n’ai pas besoin de cela. D’ailleurs, tout ce qu’on sait sur le propriétaire de la boîte peut se nicher dans une dent creuse. Il ne voulait pas en parler et il ne sentait rien. Même sa sueur n’avait pas d’odeur… Il n’est pas revenu de la mer. C’est pourquoi la boîte est à vendre…
Elle est en acajou et sertie de cuivre. Vide, elle pèse un peu moins de quatre kilogrammes ou, comme le précisa le serveur, autant qu’un petit chien. Ses dimensions sont les suivantes : 51 x 27 cm, et 17,5 cm de hauteur. La relative imprécision de ces mesures vient du fait qu’à l’époque, et à l’endroit où elle a été fabriquée, d’autres unités de mesure étaient en vigueur, comme le pouce, le pied…
– Maintenant, si vous voulez couper les cheveux en quatre, dit le serveur, il y avait aussi, comme pour les centimètres, des unités de mesure pour la quantité d’âme ou d’amour…

À côté de l’immense « Dictionnaire khazar », foncièrement machiavélique et si curieusement poétique, de Milorad Pavić, il faudra désormais, grâce à l’infatigable Maria Béjanovska dont le talent de lectrice et de traductrice s’évertue à nous faire connaître les œuvres non encore disponibles en français de ce grand magicien de la littérature mondiale en général, et de la littérature de l’ex-Yougoslavie en particulier, compter avec « La boîte à écriture », livre-objet tout droit sorti d’un univers parallèle merveilleux, que l’imagination technique et maquettiste des éditions Le Nouvel Attila a su rendre à la perfection, en s’arrêtant juste avant de nous fournir, pour de bon, une véritable boîte à écriture de marine, en acajou, avec ses accessoires. Publiée en 1999, traduite en français en janvier 2021, cette authentique boîte noire de quelque naufrage passé, réel et métaphorique, ne demande maintenant qu’à livrer ses mystères récitatifs et poétiques, même si certains d’entre eux se révéleront bien dissimulés ou habilement récalcitrants.

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La boîte possède au total six serrures. L’une d’elles est extérieure et visible sur la face avant quand la boîte est fermée. PRODUCTION L.H.M.GR PATENT THOMPSON. Elle s’ouvre avec une petite clé que le propriétaire porte sur lui. Qui oserait lécher la serrure extérieure constaterait qu’elle est salée. Voilà la preuve certaine, parmi d’autres signes, que la boîte avait passé un petit moment dans l’eau de mer, mais, de toute évidence, l’intérieur n’avait pas été mouillé. Rien d’étonnant, car les boîtes marines sont fabriquées de façon à rester étanches. Les autres serrures sont à l’intérieur. Leur utilisation est différente. Certaines n’ont de serrure que l’apparence.
En ce qui me concerne, la boîte m’a donné plus de travail que de profit, car il m’a fallu découvrir et ouvrir toutes ses cloisons secrètes. Ouvrir toutes ses serrures. Mon flair m’a été de grande utilité car les compartiments cachés du coffre en bois longtemps fermés possèdent tous une odeur particulière, différente l’une de l’autre. Il n’est pas exclu qu’il y ait, en plus des quinze dénombrés, d’autres compartiments que je n’ai pas réussi à découvrir, laissant ainsi à un futur propriétaire de cet objet trapu la possibilité de le faire…
Au moment où la boîte à écriture s’est retrouvée entre mes mains, elle n’était pas vide. Elle contenait divers objets sans grande valeur qui appartiennent en partie à son premier propriétaire au XIXe siècle, et en partie, de toute évidence, à celui qui l’avait emportée au large vers la fin du XXe siècle.
Voilà ce que j’ai trouvé et inventorié dans la boîte à écriture et ce qu’on peut dire sur son contenu :

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En parcourant et débusquant les pièces de puzzles multiples qu’offrent successivement le couvercle avec un soleil en laiton, les quarante-huit cartes postales, les petits compartiments noirs et blancs, le tiroir en bois de rose, le tiroir en noyer, le manuscrit de Paris enveloppé dans une bande dessinée anglaise, le compartiment en soie verte, le compartiment tapissé d’étoffe, le compartiment à l’odeur de bois de santal, le compartiment pour les objets précieux, le compartiment pour les ducats et les bagues, le tiroir extérieur et la photographie, la lectrice ou le lecteur auront le plaisir d’une tentative de facto de reconstitution d’une trame de destins croisés, incertains, peut-être fallacieux ou fantastiques, sous le signe de vies étudiantes pas tout à fait ordinaires et d’essayages de manteaux de fourrure multi-destinataires, à Paris, de la terrible guerre de Bosnie et de ses prolongements empoisonnés (on aura certainement une pensée pour le si spécial « Sous pression » de Faruk Šehić), tentaculaires jusque dans les havres cosmopolites (que rappelait il n’y pas si longtemps le beau « Le phare, voyage immobile » de Paolo Rumiz) de Kotor ou de Perast, de navigations terriblement incertaines (et là, le « Attente sur la mer » de Francesco Biamonti n’est pas si loin), de parfums de luxe et de faux-semblants, toujours et partout. Jusque dans le très contemporain (en 1999, la phrase terrible puissamment jetée en exergue du roman-puzzle, « Chaque fois que l’Europe tombe malade, elle cherche à soigner les Balkans », prend un sens encore différent alors que pour la première fois depuis 1945 les bombes américaines, anglaises et françaises s’abattent « chirurgicalement » sur les ponts, les entrepôts, les raffineries et les usines d’un pays européen, même aux dirigeants alors si dévoyés), Milorad Pavić exprime dans chaque détail son sens tout borgésien de la mystification, sa familiarité post-oulipienne avec la dissimulation des contraintes d’écriture et son sens synesthésique de la beauté humaine – même lorsque la politique et la guerre se sont mêlées pour écrabouiller les êtres.

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Dans le compartiment à l’odeur de santal il y a une petite pipe de femme en argile pour fumer l’opium et une pipe d’homme fabriquée par « Mogul » – ce qui signifie qu’elle ne pouvait pas être achetée dans un magasin, mais seulement sur commande ou reçue en cadeau. La pipe porte une dédicace en français, inscrite par une certaine madame L. pour Monsieur T.M. « en souvenir de la Grèce ». Avec la pipe, il y a une liasse de feuilles de papier circulaires où déposer une pincée de tabac afin d’en faire des « boulettes » dont on bourre rapidement la pipe. Sur l’une de ces feuilles de papier figure l’adresse électronique suivante : http://www.khazars.com/visnjasazlatnomkosticom
À cette adresse on peut effectivement trouver et lire un texte portant ce titre mais la question se pose de savoir si ce texte publié sur internet dans sa langue originale et traduit en français sur un placard volant jeté au hasard dans le présent ouvrage a un rapport avec la boîte à écriture, car c’est le seul élément qui ne fait pas partie de son inventaire, mais se trouve dans l’infini électronique du cyberespace et de l’aléa éditorial. Ceux qui détestent les ordinateurs ou les feuilles jetées au hasard dans les livres ne sont pas obligés de l’y chercher et peuvent tranquillement l’oublier.

Sur cette ultime énigme portant sur un certain nom, énigme qu’il appartient à la lectrice ou au lecteur de juger comme purement incidente ou au contraire comme totalement centrale, la traductrice Maria Béjanovska a très gentiment fourni quelques indices et éléments de quête aux impétrantes et impétrants sur son magnifique blog, ici. Nous n’en dirons donc pas plus, laissant à chacune et chacun le soin de plonger dans ces couloirs du temps, ou non.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

3 réflexions sur “Note de lecture : « La boîte à écriture » (Milorad Pavić)

  1. Merci, Hugues !

    Publié par bejanovska | 18 août 2021, 11:09

Rétroliens/Pings

  1. Pingback: LA BOITE A ECRITURE, roman de Milorad PAVIC (éditions Le Nouvel Attila, 2021) | Maria Béjanovska - 18 août 2021

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