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Notes de lecture 2014, Nouveautés

Note de lecture : « Chants du cauchemar et de la nuit » (Thomas Ligotti)

Un grand maître secret du fantastique radical enfin disponible en français. Choc philosophique et technique.

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Chants du cauchemar et de la nuit I

Publié en octobre 2014 chez Dystopia Workshop, ce recueil regroupe onze nouvelles de l’Américain Thomas Ligotti, parues en revue puis en recueil entre 1981 et 1994, choisies et traduites par Anne-Sylvie Homassel, qui signe également l’excellente préface.

Auteur culte et secret, souffrant semble-t-il d’une angoisse chronique qui le prédispose peu à évoluer en société, Thomas Ligotti apparaît ainsi pour la première fois en recueil en français (seules cinq de ses nouvelles avaient déjà été traduites en revue, il y a une quinzaine d’années), ce qui devrait provoquer de grandes réjouissances chez les amatrices et les amateurs de ses écrivains fétiches (Edgar Allan Poe, Arthur Machen, H.P. Lovecraft, mais aussi Vladimir Nabokov, Bruno Schulz, Emil Cioran ou encore Algernon Blackwood) ou des contemporains qui le vénèrent quasiment (Michael Ashley, Poppy Z. Brite, Ramsey Campbell, Lin Carter, Brian McNaughton, ou encore Jeff VanderMeer, par exemple). Et on évoquera bien entendu sans doute aussi l’admiration sans bornes (flirtant avec le plagiat) que lui voue Nic Pizzolatto, le scénariste créateur de la série télévisée « True Detective ».

S’il faut résister le plus possible, comme le rappelle Anne-Sylvie Homassel dans sa préface, à la tentation du classement en petites boîtes, entomologiques, étanches et figées, on doit néanmoins évoquer au minimum les genres fantastique et horreur à propos de Thomas Ligotti. Son fantastique est toutefois bien particulier, plus proche des maîtres fondateurs du XIXème siècle ou des machiavéliques manipulateurs du début du XXème siècle que de la plupart des contemporains usant et abusant des effets spéciaux, tandis que son horreur, loin des excès quelque peu orgiaques d’une scène américaine parfois prompte à considérer la quantité de sang et de sexe comme un étalon valide de qualité littéraire, s’ancre avant tout dans un radical pessimisme philosophique, qui contamine subtilement mais inexorablement tout ce qui l’environne.

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Aeron Alfrey (illustration pour le recueil « Grimscribe », 1991)

À la différence marquée de certains de ses prédécesseurs ou inspirateurs, et notamment de H.P. Lovecraft, souvent évoqué à son propos (la nouvelle « Nethescurial » est certainement emblématique de cette proximité possible, et on y mesure le raffinement avec lequel, comme beaucoup de spécialistes de l’homme de Providence l’écrivent, il a poursuivi et dépassé le travail mythographique de son prédécesseur ), Thomas Ligotti ne recourt guère au registre de l’indicible ou des « mots qui manquent pour le dire », mais pratique au contraire le plus souvent, pour inscrire l’horreur dans le réel, une approche par saturation, surabondance d’information intellectuelle comme chez Jorge Luis Borges (la nouvelle « Vastarien » illustre remarquablement cette parenté), réseau serré d’information sensorielle comme chez Vladimir Nabokov, contribuant à créer le cocon (titre d’ailleurs de la « douzième nouvelle » qui sera insérée dans l’ « Anthologie 02 » de Dystopia Workshop, à paraître prochainement) dans lequel sera fatalement capturé puis traité le lecteur.

Obsédé, entre autres fétiches soigneusement intégrés et mixés au sein de sa philosophie et son écriture, par Cézanne (qui est d’ailleurs évoqué ici dans « Le Chymiste » et dans « L’art perdu du crépuscule »), Thomas Ligotti développe une géométrie de l’espace extrêmement spécifique, un quadrillage de l’univers mental de ses protagonistes, brisant les lignes droites pour les réassembler différemment, qui les conduit inexorablement là où le mal, indéfini le plus souvent et omniprésent en général, explose à la face du lecteur, en une sourde révélation plutôt qu’en une chute violente (quelques nouvelles présentées ici, comme « Le Chymiste », « L’Ombre au fond du monde » ou « Conversation dans une langue morte », rappelant néanmoins qu’ici aussi, il n’y a pas de règle absolue). Cette formidable entreprise de vivisection, mathématique et souterraine, opère aussi bien sur des matériaux classiques au sein du genre (vampires, déguisements d’Halloween, îles perdues, épouvantails,…) que sur des combustibles moins souvent utilisés (marionnettes, substances chimiques, quartiers d’habitation pris dans leur ensemble,…).

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David sentit ses propres paroles flotter dans le salon, souillant la sérénité des lieux. Jusqu’ici, cette demeure avait constitué un havre, une île hors de portée des miasmes de la prison, énorme bâtiment érigé au-delà des limites de la ville. Désormais l’empreinte psychique de la maison d’arrêt faisait fi de l’éloignement matériel. La distance intérieure se rétractait et David avait l’impression que les épaisses murailles de la prison pesaient de toute leur ombre sur les rues paisibles du quartier. (« Petits jeux »)

C’était donc mercredi dernier – si tu t’en souviens, une journée parfaitement catastrophique sur le plan météorologique (splendide détail qui pour moi cependant ne compte pas au nombre des coïncidences qui émaillent mon aventure, toutes orchestrées de ta main). Le matin avait été sombre et lugubre ; en fin d’après-midi, le crépuscule était si prématurément apparu qu’on avait l’impression déjà de voir des étoiles au ciel. L’orage menaçait et l’air était, comme il se doit, électrifié par une sensation pré-diluvienne. Les vitrines luisaient d’un éclat doux ; sur mon passage, une bijouterie a scintillé dans la pénombre menaçante. Mais est-il besoin de décrire plus en détail l’atmosphère de la journée, mon cher amour ? Je voulais simplement te montrer à quel point j’étais sensible à cette sorte bien distincte de prémonition dont je sais que tu es avide – à quel point, de même, j’étais mûr pour la comédie qui allait suivre. (« Rêve d’un mannequin »)

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Oui, je nous ai épargné un épisode délicat avec ce flic. Mais je vous ai bien entendue marmonner « C’est quoi ces âneries » concernant ma conversation avec cet individu ? J’ose espérer que vous faisiez allusion à l’essai que j’ai rédigé à douze ans sur le peintre Cézanne. Ceci est mon dernier avertissement sur votre odieux vocabulaire, Rosie. Maintenant, veuillez baisser la vitre, que ces vilains mots prennent l’air pendant que nous roulons. Est-ce que j’ai menti à ce remarquable agent ? Non, pas vraiment. Exact, je ne suis pas gestionnaire de portefeuille. Lorsque je vous ai expliqué que j’étais dans les produits chimiques, c’était la pure vérité. Même chose lorsque j’ai conseillé à ce patrouilleur à l’œil de taupe d’investir dans les Laboratoires Lochmyer : nous sommes en effet sur le point de commercialiser un nouveau médicament de l’esprit qui devrait mettre nos investisseurs dans l’état où se trouve un drogué aux amphétamines après une nuit dans un café qui ne ferme jamais. Comment savais-je qu’il avait des actions ? C’est curieux, hein ? Ah, je crois que j’ai eu de la chance, c’est tout. C’est ma nuit – et la vôtre aussi. (« Le Chymiste »)

Veech, qui s’est aventuré dans la pénombre, est soudain stoppé par un bras de métal doté d’une poignée molle et noire. Il recule et poursuit sa progression, broyant sous ses semelles de la sciure, du sable, des étoiles pulvérisées peut-être. Des membres arrachés à des poupées et à des marionnettes sont disséminés alentour. De même, des affiches, des pancartes, des tableaux, des programmes variés, étalés comme des cartes à jouer, leurs mots en lettres vives mélangés jusqu’à l’absurde. Et d’autres objets en grand nombre, des ustensiles, des bricoles diverses sont entassés dans la pièce, trop nombreux pour qu’on les distingue tous. Ils sont semblables, d’une manière ou d’une autre, à ceux que l’on vient de décrire. Par conséquent, on ne peut que se demander comment ils peuvent finir par produire une telle atmosphère de… le mot n’est-il pas repos ? Oui, mais un repos d’une certaine sorte : celui des ruines.
– Bonjour, s’écrie Veech. Docteur, vous êtes là ? (« Dr Voke et Mr Veech »)

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Dès que Mr Gray s’attache à décrire ces lieux, un charme soudain anime son écriture – sinistre ensorcellement que génère une présence profondément mauvaise, laquelle se tient à une distance de nous telle que nous ressentons en une seule et unique émotion l’amour et la peur qu’elle nous inspire. Trop proches, et nous nous souviendrions peut-être de l’omniprésence du mal en ce monde des vivants ; le risque serait grand de voir notre sens assoupi de la perdition se réveiller, nous revenir en pleine santé. Trop loin, et nous voilà encore moins curieux, plus complaisants que nous les sommes d’ordinaire ; nous finissons même par nous irriter de ce que le mal imaginaire est si piètrement représenté qu’il échoue à nous transmettre le moindre écho de sa contrepartie du monde réel, bien présent, lui. Naturellement, toutes sortes de lieux peuvent servir de scène à la révélation de vérités menaçantes ; le mal, tant aimé, si dangereux – peut se montrer en tout lieu ; il peut être suscité aussi bien par un éclat de soleil et les fleurs que par l’obscurité et les feuilles mortes. Néanmoins, un caprice du sort foncièrement intime permet parfois à la quintessence de l’horreur de l’existence de n’être excitée qu’en des lieux tels que l’île solitaire de Nethescurial, où le réel et l’irréel tourbillonnent, libres et fous, dans le même brouillard. (« Nethescurial »)

En dépit de la banalité des quartiers qui encombrent les confins de ces villes, il émane souvent  de certains de leurs recoins, de certaines de leurs bâtisses, une curieuse atmosphère. La plupart du temps, les habitants des lieux ne font pas mention de cette qualité singulière. Par exemple, l’on trouvera une maison qui ne se situe pas le long de l’une de ces voies étroites mais à son extrémité. Il se peut même que cette maison soit plus ou moins différente des autres. Elle peut être plus élevée que les autres ou s’orner d’une girouette qui tourne dans le vent des tempêtes. Sa seule qualité distinctive peut être qu’elle est inhabitée depuis longtemps, la rendant disponible, réceptacle vide dans lequel une bonne partie de cette désolation magique des rues étroites, des maisons en forme de cercueil s’installe et se distille comme une essence des anciens alchimistes. Cela semble faire partie d’un dessein – de quelque immense inévitabilité -, le fait que cette maison doive subsister parmi les autres, toutes groupées aux frontières d’une ville squelette. Et la conscience de ce dessein supérieur, omniprésent, surgit de fait parmi les étiques citoyens de la zone lorsqu’un jour, inopinément, survient un homme roux qui a la clé de cette maison-là. (« Le Tsalal »)

Onze nouvelles pour un choc d’une rare intensité, ouvrant abîmes et engendrant vertiges à répétition, maniant une langue redoutable, sachant murer certaines perspectives pour dissimuler les pièges qui se trouvent là, juste sous vos pieds : un grand recueil, sous son petit format et ses 230 pages, orné d’une superbe couverture intégrale (selon l’habitude Dystopia Workshop) de Stéphane Perger, à découvrir absolument. En espérant qu’un certain engouement se crée et permette ainsi de découvrir d’autres textes traduits en français de ce très étonnant maître occulte qu’est Thomas Ligotti.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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Thomas+Ligotti

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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