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Notes de lecture 2018, Nouveautés, Revues

Note de lecture : Artichaut 3 : « Point » (Revue)

« Un point, c’est tout » : le troisième numéro de la revue Artichaut.

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Juin 2018, et c’est déjà le troisième numéro de la belle revue de création littéraire « Artichaut », découverte grâce à Frédéric Fiolof, qui est précisément l’auteur invité (rappelons la formule en cours : un auteur invité, un artiste invité, et environ dix contributions issues d’appel à textes) de ce numéro placé sous le signe (c’est le cas de le dire) du « Point« , succédant aux « Révolutions » et à « Personne ».

Comme dans les deux numéros précédents, l’éditorial de Justine Granjard, précisant certaines des lignes de fuite que permettait l’énoncé, rassemblant les signes épars nés de l’envie des autrices et des auteurs – et des choix du comité de lecture -, constitue quasiment un texte à part entière :

On me demande souvent de définir la ligne éditoriale de cette revue, et je serais tentée, sans trop jouer sur les mots, de répondre qu’il s’agit plutôt d’une suite de points. Des petites lumières et des atomes primitifs. Comme l’écrit bien mieux Henri Michaux dans La Nuit remue, « Un point, c’est tout » : L’homme – son être essentiel – n’est qu’un point. / C’est ce seul point que la / Mort avale. / Il faut donc veiller à ne pas être encerclé.

Joséphine Lanesem – dont on avait déjà pu lire la « Septième des Sœurs » dans le précédent numéro de la revue -, avec sa « Mise au point », contourne habilement les ambiguïtés du mot-concept de cette troisième livraison d’ « Artichaut », en en exprimant le potentiel de poésie secrète : « Le point reste un mystère, aussi pointilleux qu’on soit. Est-il vide ou plein, concave ou convexe, clair ou obscur ? Se trouve-t-il dans les perforations de la feuille ou les confettis qui en pleuvent ? » Malo de Braquilanges, dans les douze pages d’ « Ange gardien », utilise admirablement les possibilités technologiques des puces GPS et des traceurs associés pour, suivant le déplacement de points sur l’écran, nous offrir un monstrueux et glaçant quiproquo. Elsa Hieramente, en fusionnant inextricablement, autour d’une chambre d’enfant, le rêve et la métaphore, le désir, l’espoir et la fuite, compose une belle et inquiétante fugue rétrécissante (« Fiston »).

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Jean-Paul Morrel Armstrong, The Tower, 2017

Jeanne Borensztajn bâtit sous nos yeux légèrement incrédules non pas une poésie sonore, mais bien une poésie acérée de la chose théâtrale elle-même, resserrant à l’extrême les décors imaginables chez Eugène Ionesco ou chez Samuel Beckett pour en extraire les conditions instantanées d’un voyage presque volodinien (« Minuit »).

il aura raté la disparition du soleil
il se montrera sidéré
elle aura redouté ce moment tout le jour
elle se montrera émoussée

Quyên Lavan parvient, en quatre pages de vers libres, à cerner également les directions équivoques que peut emprunter le « point », sous son apparente immobilité, en mobilisant ses richesses lexicales comme ses méticuleuses doubles (ou plus) ententes (« Point du jour »). Yacine Majidate, dont on avait déjà beaucoup apprécié « Le Carré flottant » dans le numéro 2 d’ « Artichaut », nous offre un fort étonnant conte morse, dont les traits et les points attirent avec grâce les échos du Iain Banks de « Whit » et de la Karin Tidbeck de « Amatka » (« Moi, Eyene des Trois Ruisseaux »). En seulement treize pages, Guillaume Sørensen réussit un petit miracle de prose joueuse et machiavélique, multi-étagée, entremêlant le para-texte annoncé comme tel mais potentiellement mensonger, les notes de bas de page joliment frauduleuses, les coulisses borgésiennes, les ruses topographiques et les agencements à éclipses (« Exemple de télescope narratif »).

La classe se divisa bientôt en deux groupes : ceux qui, peu enclins à écouter Maestro s’échauffer le sang tout seul, se battaient dans d’effroyables engueulades à propos de la piètre qualité du service qu’il offrait ; et ceux qui tentaient d’esquiver la bataille et attendaient que la savoir de Juliani à propos de la langue de Cervantès s’écoulât enfin de sa bouche mince et revancharde.
J’étais de ceux-là, pleutre à faire honte, observant l’escarmouche d’un œil inquiet. D’ailleurs, cette couardise, je ne l’assumais pas vraiment, consommant avant d’arriver en cours un nombre impressionnant de Rennie saveur citron pour calmer tant que possible des remontées d’acidité coupables, occupées à soutenir et souligner sans merci le manque de congruence déplorable de ma personnalité. Chaque matin, essuyant l’opprobre inspiré par mon comportement de fuyard, je mimais dans le miroir ma part de l’escarmouche, mes invectives et mes mots bien sentis préparés pour le Maestro ; mais jamais ils n’atteignirent leur cible. Si bien que, arrivé aux archives, nanti d’un savoir flottant, je peinais sans discontinuer du Bescherelle au dictionnaire en passant par mon traducteur de poche, dont l’écran verdâtre ne se laissait voir qu’au prix d’efforts oculaires surhumains et de torsions imbéciles pour cacher l’instrument aux néons malades de la salle. Confisquant tant bien que mal un nom ou un autre à force de flexions des synapses, je reprisais mes traductions des heures durant, m’assurant de la justesse de la terminologie grâce à l’aimable archiviste, qui, par ma faute, devint de plus en plus maussade, jusqu’à se dissimuler à mes yeux ou à feindre une occupation à chacune de mes apparitions, ou bien lorsque, perdu au milieu d’une ligne, je la cherchais de mes yeux désespérés de francophone quasi-monolingue.

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Julien Transy compose un étrange télescopage entre mémoire personnelle et mémoire filmique, sur fond d’échanges entre la Seine qui coule et les méandres d’un quatorzième arrondissement au statut teinté d’imaginaire (« Écrire comme d’autres cousent »). Emmanuel Charreau construit une mystérieuse résonance temporelle et spatiale entre un bibliothécaire-archiviste d’aujourd’hui et d’une aventurière politique et littéraire d’hier, résonance se nourrissant peut-être des flammes de deux incendies, physiques et métaphoriques (« Il faudra longtemps scruter le paysage »). Marjorie Ricord, en point d’aboutissement du numéro, justement, traque ce qui peut se glisser dans les intérieurs changeants d’un point, et des formulations définitives qui peuvent s’y rattacher (« Voir ailleurs si j’y fuis »).

L’ensemble du numéro pouvait s’appuyer, en couverture et en cahier central, sur le travail graphique de l’artiste invité, Jean-Paul Morrel Armstrong, dont les « Tentsugi », mêlant photographie, collage, dessin, peinture, sculpture et même installation, reproduisent, nous dit-on (avec justesse) « les deux phases nécessaires au déploiement de l’art nippon : destruction, réparation. »

Je voulais paradoxalement finir cette petite chronique avec le texte de l’auteur invité, Frédéric Fiolof, texte qui ouvrait ce troisième numéro. « L’Instant T », loin de la fantaisie « amusante et oulipienne » que le comité de lecture, après l’invitation, s’était risqué à pronostiquer, est un texte rare, et pour tout dire, d’une intensité exceptionnelle : diatribe poétique prenant à bras-le-corps le deuil d’un enfant pour ses parents, injonction au réel de se plier davantage, une dernière fois, à la douleur d’un fils choyé pour un père et une mère, supplique désespérée, tendre et combative, mêlant art de la mémoire et rage de l’injustice. Une prose bouleversante, encore magnifiée par la superbe lecture musicale concoctée par l’auteur avec le soutien de la violoncelliste Éliane Blaise, lecture dont on espère bien vous proposer très vite une nouvelle date à la librairie Charybde (probablement dans la première quinzaine de juillet, à suivre donc).

Faut-il s’en prendre aux soustractions ?
Absurde. Ferme ton clapet. Avance. Marche dans la nuit de ta petite poésie ventriloque. Digère ton encre noire. Nu comme le premier homme. Le premier fils. Craché comme un noyau de cerise du cul des jardins de l’Eden. Pupille de la nation. Je veux. J’en appelle à la loi du 27 juillet 1917. Le roi a dit JE VEUX et on lui a coupé la tête. M’en fous la tête. Je veux.
Je veux que le ministre de l’Instruction publique prenne en considération le préjudice dont je fais l’objet.
Non dit le ministre. TU N’ENTRES PAS DANS LES CASES. Mais j’entre dans les cases moi ! Faites-moi une place dans les cases ! Cochez-moi ! J’ai froid.

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Photo : ® Marianne Loing

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À propos de Hugues

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