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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Albergo Italia » (Carlo Lucarelli)

Énigme et complot en Érythrée italienne en 1898

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Le capitaine Colaprico n’aime pas les chevaux.
Surtout en Afrique, à la colonie, à Massaoua, où ils sont trop épuisés et trop nerveux, toujours à cause de la chaleur. Pour dire la vérité, il ne les aime pas non plus en Italie, et il n’aimait pas davantage les vieux poneys de Bardi, les chevaux de la ferme de Putignano où il était né et avait grandi quand son père servait dans les Pouilles, pas plus que le persan du manège que ce dernier l’avait contraint à fréquenter quand ils avaient déménagé à Milan (« tu verras que ça te servira, Pierino, tu verras »). Ensuite, d’élève carabinier jusqu’au grade de maréchal des logis, il n’avait plus rien eu à voir avec les chevaux pendant au moins dix ans, jusqu’à ce vieil animal de race salernitaine qu’on lui avait attribué à l’École d’aspirants au grade de sous-lieutenant, dixième sur vingt-deux justement à cause des points perdus avec l’équitation (« tu le vois, Pierino, que c’était utile ? »).
Il préférait les flancs larges comme des fauteuils des mulets de l’armée, qui trottaient droit et tranquilles, tête baissée, lui laissant le temps de penser à ses affaires, et en quatre ans de colonie au commandement de la Compagnie royale de carabiniers de Massoua, il avait presque toujours réussi à les utiliser, avec soulagement et satisfaction. À part à Adouan, où le véloce lipizzan lui avait été bien utile, autant durant la bataille que quelques heures plus tard, lors de la retraite.
S’il n’avait pas été pressé, il aurait pris carrément un chameau pour faire les quelques kilomètres entre Massaoua et Archico, mais le gouverneur était en train de déménager la capitale de la colonie à Asmara, et on y avait aussi besoin du commandement des carabiniers royaux tout de suite.
Ainsi, quand il entre sur l’esplanade de l’entrepôt par la porte grand ouverte, le capitaine est déjà nerveux, à cause de la course et aussi parce qu’il pense à la caisse contenant ses livres de criminologie, le Lombroso, le Krafft-Ebing, le traité sur les poisons, cette nouvelle étude sur l’anthropométrie et les empreintes digitales, perdue parmi les caisses et les malles prêtes à partir pour le haut plateau, et Dieu sait où et quand il la retrouvera, à Asmara. L’adjudant Bertone le voit et court à sa rencontre, parce qu’il le connaît, le capitaine Colaprico, si ses fines moustaches sont si droites au-dessus de ses lèvres, cela signifie qu’il est en colère.

 

Six ans après « La huitième vibration »,  son grand roman historique investissant la colonisation italienne de l’Érythrée au moment du désastre d’Adoua face aux Éthiopiens de l’empereur Menelik II (roman qui est peut-être bien l’un des grands phares informels du Nouvel Épique Italien, aux côtés des grands romans de Wu Ming, notamment), Carlo Lucarelli revenait en 2014 sur ce théâtre d’exploits, situant l’action un peu plus tard, avec deux nouveaux personnages hauts en couleur et en intérêt, le capitaine de carabiniers Colaprico, redoutable enquêteur amateur de technique moderne et de Conan Doyle, et son gradé askari Ogbà, aux dons d’observation et de compréhension fort peu communs. En retrouvant ainsi ses origines dans la littérature purement policière, mais bien loin de la noirceur féroce de « Loup-Garou » ou de « Almost Blue », comme de la farce sombre de « Laura de Rimini », l’auteur semble avoir trouvé une forme singulière de légèreté nouvelle, toujours lucide et faussement cynique vis-à-vis des méfaits du colonisateur, mais trouvant une tonalité générale différente, au fond assez proche de celle qu’Andrea Camilleri (ils ont d’ailleurs écrit ensemble l’excellent « Meurtre aux poissons rouges » en 2010) développe pour sa série du commissaire Montalbano.

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Ogbà hésita. Le caporal-chef Lusitano avait déjà agrippé les jambes de l’homme nu et il aurait dû l’aider, mais il lui vint une idée. Il se baissa pour redresser le tabouret et le lieutenant y monta pour arriver plus haut avec la pointe de son sabre.
– Eh là, eh là, eh là !
Le capitaine Colaprico se leva du fauteuil et repoussa le lieutenant, peut-être plus brusquement qu’il n’aurait dû mais il ne s’en aperçut pas, et Chiti non plus, occupé à regarder le capitaine qui déplaçait le tabouret sous les pieds de l’homme.
La pointe des orteils bleuâtres n’arrivait même pas à effleurer le plateau du tabouret.
Ogbà sourit encore, mais à la dérobée. Il l’avait compris tout de suite que le siège était trop bas pour se pendre, mais il savait aussi que les t’liàn, ils aimaient croire les avoir faites eux-mêmes, les choses. Cullu ba’llé, moi je sais tout.

Il ne faudrait toutefois pas déduire trop vite de l’accessibilité joueuse d’ « Albergo Italia » que la technique littéraire et spéculative de Carlo Lucarelli se serait ici relâchée. Bien au contraire, la touffeur du climat et la galerie d’aventuriers mises en scène, dignes des « Éthiopiques » d’Hugo Pratt et de Corto Maltese lui-même par moments (y compris pour le petit brin de poésie rêveuse qui se glisse dans les détails) vont de pair avec une extrême attention portée au jeu du langage, et notamment des dialectes, lingua franca et autres pidgins qui parcourent la colonie des bords de la mer Rouge – travail parfaitement rendu par Serge Quadruppani (sans doute l’un des plus fins connaisseurs français des variations régionales de la langue italienne) dans sa traduction publiée chez Métailié fin 2016, traduction dont l’habileté évoque ainsi celle de Sika Fakambi dans le bluffant « Notre quelque part » de Nii Ayikwei Parkes. Souhaitons donc découvrir prochainement chez nous les prochains volumes de ce qui pourrait s’annoncer comme une fort attachante série policière.

Il pensait qu’en effet, à Massaoua, on respire et à un certain point on s’habitue tellement à la chaleur que, s’il n’y en a pas, elle manque. Mais à Asmara, dès qu’il arrêtait de pleuvoir et que le soleil sortait, c’était comme si tout fleurissait à l’instant. Des couleurs brillantes au point de sembler artificielles. Si pleines. À Massaoua lumières blanches et ombres noires, ici au contraire ce sont les yeux qui brillent.
Il pensait que, bon, l’air d’Asmara est si ténu que c’est comme s’il n’y en avait pas, et les odeurs aussi sont si légères qu’elles s’écrasent les unes sur les autres, comme à Massaoua, mais on les sent toutes.
Dans le jardin de l’hôtel, il y avait un citronnier et un faux poivrier aux fleurs blanches qui descendaient en grappes entre les feuilles serrées. Il y avait deux palmiers de part et d’autre du portail et une pergola de bougainvillées rouges. Des buissons verts de lauriers, des figuiers de barbarie jaunes et roses et des touffes de jacaranda couleur lilas. Ainsi le soleil avait une odeur âpre et piquante, douce, fumeuse et intense. Et un peu amère aussi, à cause du café que Colaprico avait bu tandis qu’il attendait que Ogbà finisse d’interroger le secrétaire du marchand grec, et qu’il avait juste sous le nez, sur la table basse.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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