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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Vierge » (Amélie Lucas-Gary)

Grossesse miraculeuse et signe des temps, croisade et récupération. Une formidable et joueuse quête charnelle de sens.

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Le Saint-Louis fendait la mer. Les côtes sombraient, et tout autour, il n’y avait pas une ride ; seulement le bleu.
À bord, les passagers offraient leurs corps au soleil, les heures glissaient sur leurs paupières. Ils ne s’inquiétaient pas de la vitesse du paquebot, ou de la nuit qui viendrait : ils étaient mille et ne comptaient pas. De cette foule, trois silhouettes se distinguaient, qui marchaient sur le pont intermédiaire.
Nous levions peu les pieds, la tête inclinée pour mieux nous entendre. Je venais de rejoindre les deux officiers ; eux terminaient leur quart. Nous discutions sans nous presser, car le voyage durait des jours, autant de nuits, et nous pourrions tout dire. Il faut d’abord question de la Méditerranée que le bateau blanc traversait, indifférent à la terre et aux malheurs qui chaque nuit le frôlaient. Nous parlions guerre, destin, salut, mais rien n’avait d’importance.

Le deuxième roman d’Amélie Lucas-Gary, après l’étonnant et magnifique « Grotte » (2014), paraît ces jours-ci dans la collection Fiction & Cie des éditions du Seuil. S’il apparaîtra en temps utile pourquoi ce récit insensé, cette fable faussement biblique à la ruse toute moderne, ne pouvait se raconter, in fine, que depuis le pont intermédiaire d’un paquebot blanc naviguant paisiblement en Méditerranée, la lectrice ou le lecteur seront sans doute comme moi saisis d’emblée par la folle intensité qui se dégage ici dès les premières pages, par le jeu épique, à la fois foncièrement tonitruant et machiavéliquement subtil, par lequel s’installe le fantastique, livré aux yeux de tous avec les premiers pas de la foule rassemblée sur le parvis de la basilique de Saint-Denis, et pourtant capable de surgir et de surprendre à nouveau dans chaque interstice d’un périple hasardeux et pélerin, véritable jeu des quatre coins (ou de taquin) parmi les ombres devinées ou esquissées d’Aigues-Mortes, d’Arcachon, de Lourdes, et de plusieurs autres destinations méchamment insomniaques et ferroviaires, aux sonorités qui n’auraient pas déparé le bréviaire toponymique d’un Jean Giono.

Je suis née au bord de la mer ; je connais ses travers et ses plis. Mais c’est à Saint-Denis que tout commença. Ce jour-là, le ciel était bleu. Il n’y avait qu’un nuage.
Les Dionysiens avançaient en une coulée brune épaisse. Il n’était pas cinq heures, mais les rues débordaient ; des silhouettes et des bandes emplissaient l’esplanade. Un peuple entier se retrouvait pour inaugurer les tours ; elles avaient été recouvertes d’un voile immense afin que personne ne voie ce que cachaient depuis des mois les grands échafaudages.
L’attention aurait dû être à son comble, mais une rumeur folle gagnait la foule. La nouvelle provenait d’un laboratoire du centre-ville, où l’examen d’un foetus avait révélé une anomalie incroyable : le profil génétique de l’enfant à naître ne portait la trace d’aucun géniteur. Pour le dire autrement, il n’avait pas de père. Alors la cérémonie était l’occasion pour tous d’en apprendre davantage ; certains espéraient voir la mère, ou éclaircir le mystère. Son identité et la raison des analyses n’étant pas divulguées, ils imaginaient qu’elle était vierge, et puisqu’elle était enceinte, les lois qui liaient les causes aux effets pouvaient voler en éclats sous leurs yeux : les miracles devenus certitudes, rien n’était plus impossible.

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Notre-Dame-des-Sablons à Aigues-Mortes

Par la magie d’une langue étonnante, qui peut parcourir en un instant foudroyant, et parfois avec une redoutable perversité, les degrés qui séparent habituellement, pour préserver notre confort mental, le banal de l’incongru (au sens d’un Pierre Jourde), le fantastique du scientifique, ou le divin du scatologique, Amélie Lucas-Gary transforme le récit de ce périple passé d’une future mère, par sa fille, en une authentique épreuve de force, test souverain et inexorable d’une possible santé mentale et charnelle des sociétés et des individus. Usant des surgissements brutaux d’une violence souterraine toujours prête à éclater, fût-ce le cas échéant en un feu d’artifices farceur qui mêlerait le meilleur François Rabelais au plus désespéré Jean-Louis Costes, de cette forme de violence hautement symbolique mais néanmoins parfaitement corporelle qu’affectionnent, chacun dans leur style propre, aussi bien Vladimir Sorokine (lorsque paraît par exemple l’inquiétant motif du battre à mort) que Maurice Pons (lorsque survient le sentiment d’interrompre, à haut risque, quelque rituel villageois secret), Amélie Lucas-Gary invente une grossesse virginale, une impossible immaculée conception survenant de nos jours, et s’en sert comme d’un imparable liquide révélateur, dont les écoulements lui permettent de mettre en œuvre un flot onirique totalement ancré dans le réel, un road novel aux distances abolies et aux déplacements diaphanes, pourtant imprégnés tout au long de ces 170 pages des sensations les plus intimement charnelles.

Quand la voiture ralentit, le ciel sembla s’ouvrir et la jeune fille descendit. Elle coupa à travers le champ en direction de la ferme. Le visage fouetté par le vent, elle progressait avec peine sur la terre retournée : les sillons creusés par les roues d’un tracteur rendaient le sol impraticable. Ses chevilles se tordaient, et les doigts de ses pieds se crispaient sur la moindre saillie pour ne pas tomber. Ces enjambées la fatiguaient ; elle mit un temps infini à parvenir au bout du champ – à vue de nez pourtant, les silos n’étaient pas si loin. Elle fixait les deux réservoirs identiques ; leurs silhouettes encombrantes courbaient l’horizon. Perdue entre la profondeur des sillons et la hauteur des silos, Emmanuelle était trop petite, le décor trop grand et l’instant écartelé entre ces deux échelles conjuguées.

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Emmanuelle (au prénom en l’occurrence à double ou triple fond) se déplace sur des sentiers de traverse mal balisés mais toujours finalement ingénieux, évoluant en personnage magique d’Alain-Fournier ou de « La belle captive » d’Alain Robbe-Grillet, en proie à des fièvres millénaristes incertaines et à des tentations de croisades totalement d’époque, son corps miraculeux pouvant à chaque pas être capturé, ingéré par quelque doxa médiatique ou agitée, et sombrer en étendard de causes plus ou moins frelatées. Réajustant le corps politique pour le dégager de la gangue de la Palestine de l’an Zéro, mobilisant dans ses sillons sacrés la sorcellerie dans le bocage de Jeanne Favret-Saada ou les églises à clef de l’Alan Moore de « La voix du feu », les attentes obsidionales du Julien Gracq du « Rivage des Syrtes » ou l’assignation sociale de la grossesse de l’Amandine Dhée de « La femme brouillon », la féroce récupération mystique de la Marie Cosnay d’ « Aquerò » ou les bûchers en gestation, accidentels ou programmés, du Fabien Clouette du « Bal des ardents », Amélie Lucas-Gary nous offre un récit d’une rare fluidité, d’une brièveté enlevée et d’une paradoxale allégresse, où fourmillent pourtant les questionnements subtils, les pièges référentiels et les jubilations secrètes.

La maire d’Engean était une petite femme hâlée dont les rides creusaient sur ses joues de sombres sillons. Quand les cousines l’aperçurent, elle était postée au sommet du grand escalier descendant de la cathédrale à la rivière qui coulait au pied de la ville ; le monde la regardait. De là, elle orchestrait quelque chose, et les Engeannais attendaient en bas pour gravir les cent marches. Leur tour venu, ils les montaient, en avalant un pruneau sur chacune d’elles : ils embouchaient le fruit et mastiquaient sa chair ; ils maintenaient le noyau fermement coincé entre la langue et le palais, ils le léchaient avec soin, pour le nettoyer sans l’avaler, et le recracher propre au creux de leurs poings, comme un os bien rongé.
Les autochtones s’exécutaient sans rebuffade ; aucun faux pas ne gâtait la scène. Ils avalaient sans se presser ; puis, ainsi gavés, ils se vidaient. Ils expulsaient leur merde en redescendant l’escalier. Ils laissaient faire les corps ; leurs jambes fléchissaient, et leurs dos se voûtaient. Ils n’étaient plus que leurs corps – des silhouettes molles informes. Cuisses et pantalons souillés, ils rejoignaient la rivière pour s’y déverser tout l’après-midi. Ils n’avaient aucune inhibition, et pour passer inaperçue, Emmanuelle devait dissimuler son dégoût, et demeurer de marbre malgré l’odeur et le bruit. Dans son état, elle craignait l’effet de la purgation : elle avait peur de se vider complètement et qu’en voyant ce qui sortait ils ne devinent tous qui elle était. Elle serrait les fesses.

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Jean Lurçat, La tapisserie de l’Apocalypse

Les miracles répondent ici aux miracles, les rationalités se déguisent et s’effacent, les danses et les farandoles dessinent très vite des motifs de carnavals effrayants et de nefs des fous aux aguets. Et pourtant, de page en page, l’insertion délicate – et comme par subtile inadvertance – de vignettes soigneusement tissées à partir de faits très contemporains (ici un père juché sur une grue, là un mariage pour tous, par exemple) construit les conditions d’une formidable quête de sens, d’une simplicité primordiale – qui n’exclut jamais la complexité insatiable du réel, ni sa verte crudité – à retrouver sous les couches de glose mortifère et de guerre de tous contre tous qui ne demande qu’à bourgeonner, encore et encore. Avec un rare sens de la phrase et du mot glissé, du vacillement choquant entre registres disjoints que la poésie peut fusionner, Amélie Lucas-Gary nous offre un très grand roman à facettes, sur un rythme échevelé qui, au prix d’un ultime glissement de temps martien, se résout miraculeusement, justement, en calme et volupté.

Les questions se succédèrent ensuite sans qu’elle pût y répondre :
– Que voulez-vous dire ?
– Sait-on jamais vraiment comment cela arrive ?
– Comment une forme en génère une nouvelle ?
– Il y a la biologie quand même.
– Oh, les grands mots ! Qu’attendent tous ces gens dehors ?
– Ce destin exceptionnel n’éclaire-t-il pas bien des mystères ?
– Il ouvre une nouvelle ère.
– Oui !
– N’oublions pas que c’est un cas isolé. Et l’exception peut-elle donner un sens à la règle ? Une orientation à notre règne ?
– Cette excentricité peut avoir des conséquences sur nos vies ?
– Elle en a déjà : cette révolution en marche, c’est son effet papillon. Votre grossesse est-elle selon vous l’élément déclencheur du drame qui essaime ?
Ils parlaient entre eux.
– Notre façon de vivre a engendré cette grossesse. À partir de ce cas, je peux déjà prédire que d’autres fleuriront. Cette vierge enceinte qui voyage seule, c’est l’avenir en marche. La grossesse virginale, c’est la victoire du repli et de l’autonomie, de l’individu en somme.  Ne devrions-nous pas nous réjouir ? La virginité d’Emmanuelle préfigure la vérité éternelle.
– Il n’y a de salut qu’individuel.
– Il recommence.
– Taisez-vous.
– Qu’allez-vous faire de cet enfant ?
– Elle le mangera si elle a faim.
– Pourquoi avoir choisi Vermont pour accoucher ? Votre itinéraire épouse celui d’une croisade. Pourquoi ?
– N’avez-vous donc pas compris comme elle singe saint Denis ?
– Pour réconcilier le corps et l’esprit ?
– Est-ce qu’il ne s’agit pas plutôt de Saint Louis ?
– Et cette fertilité qui n’a pas besoin d’être fécondée, à quoi tient-elle, selon vous ?
– Une reproduction sans fécondation n’est-elle pas un cas sublime d’infécondité ?
– Cette façon de se reproduire, qu’est-ce que ça promet pour l’avenir ?
– La fin de l’Histoire.
– Cette virginité reproductive marque-t-elle le début du repli des gens sur eux-mêmes, et je le répète, il n’y a de salut qu’individuel. Qu’en pensez-vous, mademoiselle ?
– Cessez de lui jeter votre jargon à la tête !
– Nous n’en pouvons plus d’attendre !
De la pièce voisine, le maire entendait les journalistes, mais il était absorbé dans des pensées plus intimes, des questions politiques qu’il ne s’était plus posées, quant au pouvoir et à la force dont il n’était qu’un faible relais. Il pensait à l’empire et à la révolution, et on ne pouvait plus l’atteindre. Il voyait la fin approcher, et il regardait couler à ses pieds le sang dont il se vidait ; à côté, la conférence se poursuivait.

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Photo ® Renaud Monfourny / Les Inrocks

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À propos de Hugues

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