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Notes de lecture 2017

Note de lecture : « [Presque égal à] » (Jonas Hassen Khemiri)

La folle farandole de la précarité, du déclassement et du reclassement, en farce glaçante.

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« Cours maintenant, petit papier, parcours le monde entier, et détruis la dictature de la finance, de sorte que l’or, l’argent et les pierres précieuses cessent d’être les idoles et les tyrans du monde ! »
August Nordenskjöld (1789)

C’est par cet exergue musclé que le Suédois Jonas Hassen Khemiri débutait en 2014, deux ans après son magistral « J’appelle mes frères », sa pièce « [Presque égal à] » – dont la couverture suédoise se contentait d’afficher le symbole mathématique, « ≈ ».

Mani est assis au bord de la scène.
MANI. – Je tombe, je perds l’équilibre, je glisse du bord et ensuite le temps s’arrête et je me réveille dans un amphithéâtre… Je suis seul… ou… je pensais que j’étais seul… mais je regarde devant moi dans la salle et je découvre… des tas de gens… des tas… Ils me regardent, je les regarde et…
Mani endosse son rôle de conférencier.
Non non non. Ne croyez pas tout ce que vous entendez. L’histoire économique n’est pas ennuyeuse. Elle n’est pas sans âme. Elle n’est pas une série de théories et de graphes austères. Au contraire. L’histoire économique est faite d’excentriques, de libres penseurs, de génies, de fous. Des théoriciens tellement étouffés par leur époque qu’ils se sentaient obligés d’utiliser leur savoir pour créer des mondes alternatifs crédibles. Des mondes qui brillent toujours et qui nous remplissent, nous leurs descendants, de joie et d’espoir. Prenez par exemple : Caspar Van Houten.
Caspar Van Houten entre.
Nous sommes l’année 1828. À Amsterdam Caspar Van Houten vient de breveter une presse hydraulique qui va révolutionner la fabrication de la poudre de cacao.
Caspar Van Houten jubile.
Van Houten gagne une fortune. Il devient l’un des fabricants de chocolat les plus renommés d’Europe. Mais au sommet de sa carrière, il choisit de se retirer. Pourquoi ?
Caspar Van Houten et Mani haussent les épaules.

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Convoquant 4 à 20 acteurs selon les choix de mise en scène, Jonas Hassen Khemiri organise en à peine 70 pages le télescopage frénétique d’une économie contemporaine désormais presque pleinement financiarisée, drapée et ancrée dans ses chiffres, ses objectifs et son jargon psychologisant – plus ou moins destiné à habiller sa froideur – avec des êtres humains – qu’il ne s’agit pourtant absolument pas d’idéaliser – fragiles, précaires, prêts à glisser (ou ayant déjà glissé) dans la cuve à broyer – où il ne sera pas question, à présent, de simples fèves de cacao.

L’HOMME DE PÔLE EMPLOI. – Très bien. On va faire ça tout de suite. Vous n’auriez pas un CV sur vous par hasard ?
ANDREJ. – Si.
Le CV est montré.
L’HOMME DE PÔLE EMPLOI. – Merveilleux ! Et vous n’auriez pas aussi apporté votre relevé de notes du bac ?
ANDREJ. – Si, voilà.
Les notes sont montrées.
L’HOMME DE PÔLE EMPLOI. – Formidable ! Et ne me dites pas que vous avez aussi suivi un enseignement supérieur ?
ANDREJ. – Je viens de terminer une formation en cours du soir en sciences économiques et en marketing.
L’HOMME DE PÔLE EMPLOI. – Excellent ! Alors on vous inscrit tout de suite.
ANDREJ. – J’ai imprimé quelques offres d’emploi qui pourraient m’intéresser.
L’homme de Pôle Emploi jette un œil sur les propositions d’Andrej.
L’HOMME DE PÔLE EMPLOI. – Intéressant, intéressant, intéressant, intéressant.
ANDREJ. – Mais on avait plutôt l’impression qu’il disait…
L’HOMME DE PÔLE EMPLOI. – Imbécile, imbécile, imbécile, imbécile.
ANDREJ. – Pardon ?
L’HOMME DE PÔLE EMPLOI. – Oui en fait je veux dire. Je crois que la plupart de ces employeurs ont d’autres exigences que celles dont vous disposez en matière d’expérience et de formation. Mais si je dis assainissement, que dites-vous ?
ANDREJ. – Assainissement ?
L’HOMME DE PÔLE EMPLOI. – Oui assainissement. Vous semblez être en bonne condition physique. Avez-vous une expérience de travail dans le nettoyage à haute pression ?
ANDREJ. – Non mais. Je préfèrerais travailler dans quelque chose qui a un rapport avec l’économie ou le marketing ou même la vente. Comme par exemple directeur général adjoint ? Je préfèrerais commencer par chercher ce genre d’emploi.
L’HOMME DE PÔLE EMPLOI. – Oui. Vous avez raison. On ne perd rien à essayer.
ANDREJ. – Et vous ne pensez pas que mon nom de famille pourrait être un problème ?
L’HOMME DE PÔLE EMPLOI. – Pardon ?
ANDREJ. – Mon nom de famille.
L’HOMME DE PÔLE EMPLOI. – Ah. Non. Non je ne pense pas. Ça ne devrait pas être un problème. Et SI c’en était un ça ne serait pas bien que ça le soit. Vraiment pas bien. Mais j’espère que ça ne le sera pas. Tiens, pour plus de sûreté. Prenez ça aussi.
ANDREJ. – Et il m’a tendu le papier de l’entreprise qui cherchait un agent de nettoyage industriel. Je suis rentré chez moi et j’ai commencé mes recherches.

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Mêlant une inventivité débridée et un sens aigu de la farce inquiétante – le Dario Fo de « Klaxon, trompettes et… pétarades » ou l’Ascanio Celestini de « Discours à la nation », par exemple, ne sont pas si loin – à une intégration poussée des enchaînements scéniques et des pirouettes verbales que l’improvisation initiale et l’écriture de plateau peuvent produire lorsqu’un collectif théâtral fonctionne en efficacité et en beauté – et on songe ici à l’excellent « Provisoire (s) » de Mélanie Charvy -, Jonas Hassen Khemiri mobilise ainsi un demandeur d’emploi avec sa mère et son petit frère, une buraliste qui essaie de s’en sortir (et son mauvais génie intérieur), un économiste universitaire en attente d’équivalence et de poste autre que sauvagement précaire, un authentique SDF aux méthodes de manche éprouvées, divers employés de Pôle Emploi, une coach professionnelle, des employeurs et des clients, un orateur d’entracte prompt à la mise en abîme, un vieil entrepreneur néerlandais du XIXème siècle, une économiste semi-autodidacte de San Diego, ou même… une lettre de candidature, résonnant alors à l’envi avec la vertigineuse poésie du « Dans l’attente d’une réponse favorable » de Gilles Marchand ou du « Il y a un trou dans votre CV » d’Olivier Salaün.

MANI. – Et même si parfois on se disputait, on faisait toujours front ensemble.
Nous nous retrouvons à un dîner de couples.
Oui c’est vrai qu’on est un peu justes parfois.
MARTINA. – Mais qui ne l’est pas ?
MANI. – Exactement. Mais j’ai 99 pour cent de chance d’obtenir un CDI au printemps.
MARTINA. – J’ai commencé à chercher un petit boulot d’appoint.
MANI. – Il y a des gens qui sont dans des situations bien pires. Comme les adolescents au chômage.
MARTINA. – Les mendiants.
MANI. – Les sans-papiers.
MARTINA. – Les adolescents sans-papiers mendiants au chômage.
MANI. – Exactement. Ou des adultes ordinaires qui ne savent pas comment leurs finances évolueront.

La pièce a été publiée en français aux éditions Théâtrales en 2016, dans une belle traduction de Marianne Ségol-Samoy. La formidable jeune troupe des Entichés sera à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) mardi 18 avril prochain, à partir de 19 h 30, pour lire des extraits de cette pièce, ainsi que de « La mélancolie des barbares » de Koffi Kwahulé et des « Effondrés » de Mathieu Larnaudie.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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