Trois meurtres pour osciller au bord du gouffre, trois meurtres pour discerner une puissance rare qui continue à émerger, trois meurtres pour résonner dans de nombreux ailleurs pour chacune et chacun.
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Une femme tue une femme
c’est rare
une heure plus tôt
la tuée avale un croissant dans la rue
la tueuse sort de chez le coiffeur
la première porte un jean, la seconde une tresse
dite « française »
à leur avantage
Trois crimes, trois meurtres (le caractère accidentel de certains d’entre eux serait peut-être établi après enquête), trois altercations éventuellement silencieuses, trois rencontres qui tournent mal, trois assassinats de femmes dont le coupable est une femme – ce qui est souligné d’un sobre mais néanmoins malicieux « c’est rare » dès la deuxième ligne du texte.
C’est sur la suggestion ou à la demande du vidéaste et photographe montmartrois Julien Carreyn, dont « Les Demoiselles de Vienne », petit chef d’œuvre de malice politique et culinaire, nous avait laissé un fort souvenir en 2008, qu’Amélie Lucas-Gary, dont on aime tant ici le « Grotte » (récemment réédité chez Vanloo, comme le présent ouvrage, publié en avril 2021), le « Vierge » et le « Hic », a accepté de projeter un récit poétique sibyllin – et pourtant diablement incisif – sur une série d’images extraites, comme des rushes par anticipation, du story-board virtuel d’un film en gestation, hypothétique, destiné à être tourné – ou non.
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On trouve au matin dans la rivière
le corps gonflé d’une femme qui ne s’est pas noyée
langue bleue
elle a les cheveux courts
ceux de l’autre femme sont longs au contraire
plongées dans le courant de la rivière
ces mèches onduleraient interminables
mais c’est la morte qu’on jette à l’eau
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À la lecture, c’est plus qu’un ravissement qui vous saisit : avec ces « Trois crimes » et leurs images ténues en résonance, avec la manière discrète qu’ils ont de légèrement surjouer la mise en page « poétique », on éprouve un sentiment de vertige rétrospectif, comme si ces mises à mort contenaient curieusement un secret lié à chacun des gouffres, fort différents, contemplés auparavant dans « Grotte », dans « Vierge » et dans « Hic ». Tenant chacun solidement d’emblée le centre de la page, comme l’on s’assurerait avec ruse d’une position sur le go-ban, « Une femme tue une femme », « On trouve au matin dans la rivière » et « Une fille traverse » oscillent pourtant chacun au bord d’un abîme : c’est en se balançant juste au bord, par trois fois, que l’on peut se voir offrir (comme dans chacun des 44 volumes – à date – du post-exotisme volodinien, qui procède pourtant en apparence d’une toute autre histoire) une clé personnelle, sur mesure, pour chacune des serrures placées sur certains mystères, à Lascaux, à Saint-Denis et à Lourdes, ou encore à Ivry-sur-Seine et à Wellington – et pour d’autres sans aucun doute encore à venir.
Lorsqu’un apparent exercice de style, ou une vraie-fausse improvisation, en 40 pages y compris les photographies, commence ainsi à trouver des fréquences de résonance multiples et à dégager une puissance d’abord insoupçonnable, c’est sans doute le signe qu’il y a là, sous nos yeux, une œuvre majeure en train de se structurer dans la durée, roman après roman, texte inclassable après mise en exergue.
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Une fille traverse
rien n’indique où elle va
elle avance en mocassins
les pieds posés tout au bord du trottoir
pour éviter les passants
elle frôle les routes, des voitures noires
elle se presse
il va peut-être pleuvoir
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Discussion
Rétroliens/Pings
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