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Notes de lecture 2014, Nouveautés

Note de lecture : « Depuis que la samba est samba » (Paulo Lins)

Comment la lie de Rio de Janeiro créa la samba. Crûment et magnifiquement étourdissant.

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Depuis que la samba est samba

Publié en 2012, traduit en français en cette fin d’été 2014 par Paula Salnot chez Asphalte, « Depuis que la samba est samba » est, quatorze ans après son premier, le deuxième roman du Brésilien Paulo Lins, auteur de « La Cité de Dieu », du nom de la favela de Rio de Janeiro dont il est originaire, célébrée et adaptée au cinéma en 2002.

L’Estácio, quartier le plus mal famé de Rio de Janeiro, dans les années 1920 : c’est ce terrain unique, où s’enchevêtrent prostituées noires et européennes, mauvais garçons et souteneurs à l’élégance forcenée, à la lame facile et au coup de feu prompt, chanteurs et musiciens fêtards éperdus, et pauvres diables de l’extrême bas de l’échelle sociale, qu’arpente Paulo Lins pour nous raconter fiévreusement la naissance aux forceps de la samba moderne.

En s’appuyant sur la figure historique réelle d’Ismael Silva, compositeur génial, l’un des pères de cette nouvelle musique, mais aussi, fictivement, sur Brancura, incurable forte tête, souteneur viveur tendre et brutal, musicien raisonnablement doué et éternel apprenti compositeur, sur Sodré, son madré rival en affaires et en amour, sur Valdirène, prostituée la plus convoitée du quartier, ou sur Tante Amélia et Tante Almeida, influentes matrones au cœur d’or, Paulo Lins réussit un pari alchimique impressionnant : dans une narration au ton le plus souvent factuel et volontairement banalisé, contrastant avec la chaleur musicale qui irrigue l’ensemble du roman, montrer en action comment la brutale et monstrueusement inégalitaire société brésilienne de ces années-là permit l’émergence, aux forceps, d’un genre musical à la fois populaire et savant, devenu quasiment l’emblème du Brésil.

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« À la hauteur du bar de l’Apollon, rue de l’Estácio, Sodré s’arrêta, recula de deux pas et se dissimula derrière un poteau en voyant Valdemar marcher dans sa direction. Puis Sodré s’éloigna en douce et tourna au coin de la rue sans être vu. Il se dépêcha de faire le tour du pâté de maisons pour surprendre son rival par-derrière.
Un matin désert dans le quartier des prostituées.
Son rival était noir, lui blanc. Il n’aurait donc aucun problème avec la police s’il le tuait, sans compter que Sodré était aussi fonctionnaire de la Banque du Brésil. C’était pour ces raisons qu’il s’était rallié à l’idée de Valdirène. Il n’avait jamais envisagé de tuer quelqu’un auparavant, pas même Brancura. C’était donc l’amour qui, principalement, le poussait à cet acte.
Il tuerait Valdemar au coupe-chou. Au besoin, il lui enverrait une décharge de plomb – il portait d’ailleurs un pistolet dans son dos, coincé dans la ceinture de son pantalon, afin de parer à toute éventualité. L’arme blanche avait sa préférence, elle attirait moins l’attention. Il voulait atteindre la jugulaire du premier coup, sans douleur. Il n’avait pas envie de s’y reprendre à plusieurs fois. Il ne supporterait pas d’avoir du sang sur les mains ou que sa victime mette trop de temps à mourir. »

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Un brillant roman musical et historique : comme dans le formidable essai « Bass Culture » de Lloyd Bradley, racontant l’émergence du reggae à la Jamaïque, les héros ordinaires et néanmoins « plus grands que la vie » de Paulo Lins extraient la samba d’un quotidien qui baigne certes dans la joie musicale, la fête, la danse et la préparation du carnaval, comme dans une vraie maîtrise des genres déjà existants, mais qui se nourrit aussi – et peut-être surtout – de l’envie d’exister en propre, d’intégrer et de faire reconnaître un corpus sous-jacent honni de la « bonne société », celui du syncrétisme de la macumba (pour simplifier : le candomblé bahianais, sous sa forme de « magie blanche » presque catholico-compatible, l’umbanda) des Noirs de l’Estácio et des autres quartiers pauvres, tout en se débattant souvent trop mollement dans une industrie musicale naissante qui (déjà !) est prompte à payer l’inventivité à vil prix pour ne rémunérer que l’investissement marketing confortant le dominant. Bien que racontée du point de vue feutré et naïf du créateur Ismael Silva et de ses amis, l’accaparement des droits qu’opère Francisco Alves, le chanteur blanc reconnu par les élites culturelles et économiques du Brésil de l’époque, est tristement savoureux.

francisco alves

« La musique continuait, au rythme des batucadas et du lundu du terreiro cette fois. Après avoir mangé, tante Almeida s’adressa à Brancura.
« Chante-nous une de tes sambas modernes ! »
Ses amis prirent leurs instruments et le malandro, empli d’amour – car la requête venait de tante Almeida – entonna :

Deixa essa mulher chorar
Deixa essa mulher chorar
Pra pagar o que me fez
Pra pagar o que me fez

Le rythme était vraiment différent – plus rapide, plus syncopé, le tambourin de Bide donnant à la samba un tempo endiablé à chaque reprise de refrain. Ils chantèrent ainsi pendant plus d’une heure. Chacun fit entendre aux autres un morceau de sa composition. Mais le public ne connaissait pas ces mélodies et beaucoup, une fois retombé l’enthousiasme initial, quittèrent discrètement la pièce.
Lorsque tante Almeida partit à son tour pour aller recueillir une vieille amie d’enfance, il ne resta plus que quelques personnes un peu éméchées en guise de public.
Blessés par ce mépris, les musiciens sortirent dans le jardin où se tenait une roda de pernada, au son du lundu. Brancura entra dans la ronde, mais personne n’osait vraiment lancer sa jambe de peur de faire mal à quelqu’un et de déplaire à tante Almeida.
Ils errèrent un moment sous la pluie fine, écrasés par le poids du désintérêt flagrant pour leur musique. Valdirène, elle, ne voulait pas partir, mais elle n’avait pas eu le courage de le dire en voyant la tristesse des artistes. Avaient-ils raison de vouloir changer le cours de la musique ? Leurs paroles étaient-elles vraiment au goût du public ? L’art ne devait-il pas suivre le sens de la vie ? Dans ce cas, pourquoi inventer quelque chose de nouveau ? Ne valait-il pas mieux jouer de vieux maxixes, dont le rythme était déjà connu de tous ? Il était peut-être plus sensé de faire entrer de l’argent puis penser ensuite à changer le cours de la musique.
Silva brisa le silence : « La seule chose qu’ils voulaient, c’était entendre ce qu’ils connaissaient déjà. » « 

Ismael Silva

Ismael Silva

Un rude roman social et politique : comme, en un sens, dans « Le temps où nous chantions » de Richard Powers, sous d’autres cieux, cette création volontariste de la samba prend place dans une société brésilienne qui n’a pas beaucoup évolué, en réalité, depuis l’abolition de l’esclavage, seulement quarante ans plus tôt, société profondément inégalitaire et d’un racisme bien particulier, dominée par une classe de propriétaires murée dans ses privilèges, distillant au compte-gouttes prébendes et passe-droits dans un clientélisme effréné, société si subtilement et méchamment disséquée dans le grand classique de la littérature brésilienne, les « Mémoires posthumes de Brás Cubas » (1881) de Joaquim Maria Machado de Assis, d’ailleurs cité au passage à propos de la relative ascension sociale, par l’instruction, de la généreuse Tante Almeida. Paulo Lins, en usant de mauvais garçons familiers du délit et du crime, montre magnifiquement à quel point l’espoir et la tentation de « changer de vie », de « se ranger », en trouvant (par « recommandation » presque uniquement) un emploi stable et honnête, et d’élever une famille en s’arrachant à la misère et aux bas-fonds, façonnent l’esprit et les sentiments de ces malandrins, musiciens et adeptes de la capoiera, le sport de combat des truands, arme offensive face aux autres bandes et arme défensive face aux incessantes et gratuites brutalités policières.

Un paradoxal roman de sensualité et d’amour : au cœur du royaume du sexe tarifé, couples, triangles et rectangles amoureux se déploient dans un tourbillon de sensualité et de sentiment, où les attentions subtiles rivalisent d’importance avec la fermeté des membres, où les chevauchements d’amitiés et d’amours, les bagarres féroces et haines mortelles ne reculant pas devant un banal assassinat et les résolutions renouvelées de « changer de vie » se heurtent à la fois aux réalités sociales et aux pulsions personnelles, aux préjugés de race et de genre, voire à une homophobie subtilement différente selon les cercles concernés.

Un grand roman pour plonger dans les racines bouillonnantes d’une société et d’un art, pour réaffirmer discètement, aussi, avec par exemple le critique et théoricien littéraire brésilien Roberto Schwarz, qu’il est malgré tout parfois possible « d’inventer des solutions esthétiques à des problèmes politiques ».

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Paulo Lins

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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