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Notes de lecture 2012

Note de lecture : « Mémoires posthumes de Brás Cubas » (Joaquim Maria Machado de Assis)

260 pages d’un cynisme primesautier et matois qui décrivent avec perfection et humour noir le Brésil de la fin du XIXème siècle, et pas uniquement.

bras cubas

Publié en 1881, ce troisième roman de Joaquim Maria Machado de Assis apporta à son auteur la consécration, et acquit au fil du temps la stature d’une œuvre fondatrice de la littérature brésilienne.

Brás Cubas, désormais décédé d’une pneumonie, rédige ces « mémoires posthumes » avec la liberté de ton que seule, enfin, la mort peut donner au sein de l’ultra-policée bonne société brésilienne du XIXème siècle finissant.

Après deux romans sociaux classiques, Machado de Assis, selon la formule de Roberto Schwarz, écrit enfin ce « roman réaliste aux techniques anti-réalistes ». Récupérant une forme d’écriture primesautière, enlevée, pleine de clins d’œil au lecteur, de digressions, d’apparents coqs-à-l’âne, qui doit beaucoup au Laurence Sterne de « Tristram Shandy » ou encore au Diderot de « Jacques le fataliste », l’auteur a une idée de génie, qui crée la rupture et la réussite littéraire : plutôt que de tenter de donner pour la n-ième fois le point de vue narratif à un « opprimé » ou à une « victime », il renverse toute la perspective en faisant de Brás Cubas, le mort narrateur, un membre éminent de la classe dirigeante brésilienne, dont le lecteur incrédule découvre peu à peu, insidieusement, la somme à peine imaginable d’auto-satisfaction et de cynisme qui le caractérisent. Riche fainéant aux ambitions intellectuelles démesurées (et sans rapport avec ses moyens tels qu’ils sont dévoilés, cocassement, de sa plume posthume même, au lecteur), dont la position de rentier sûr de lui repose avant tout sur l’esclavage et le clientélisme à grande échelle, caractéristiques presque fondatrices de cette société brésilienne de grands propriétaires et de riches commerçants, qui ne laissera avec réticence abolir l’esclavage qu’en 1888, provoquant directement la chute du (trop) libéral (pour l’époque) empereur Pedro II et l’instauration pour 40 ans de la république des oligarques et des « coronels »…, Brás Cubas nous enchante à chacun de ses 160 brefs paragraphes, grâce à l’art consommé d’un auteur machiavélique qui utilise avec subtilité toutes les ressources, à rebours, que peut procurer un « narrateur non fiable ».

Une œuvre immense, tant par ce qu’elle dit d’un moment social et historique qui n’a jamais vraiment disparu, au Brésil ou ailleurs, que par le raffinement de sa technique littéraire qui provoque, lorsque l’on commence à réaliser ce que l’auteur nous a mijotés, une furieuse envie d’applaudir !

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« Le lecteur a là, en quelques lignes, le portrait physique et moral de la personne qui devait avoir plus tant d’influence sur ma vie. Elle était ainsi à seize ans. Toi qui me lis – si tu es encore au monde, quand ces pages verront le jour – toi qui me lis, Virgilia chérie, ne remarques-tu pas quelque différence entre le langage d’aujourd’hui et celui qui fut le mien la première fois que je te vis ? Crois bien que j’étais aussi sincère alors que maintenant ; la mort ne m’a rendu ni acariâtre ni injuste.
– Mais, diras-tu, comment peux-tu ainsi discerner encore la vérité de ce temps-là et l’exprimer après tant d’années ?
Ah ! Curieuse ! Ah ! Grande ignorante ! Mais c’est cela justement qui fait de nous les maîtres de la terre, c’est ce pouvoir de faire revivre le passé, afin de toucher du doigt l’instabilité de nos impressions et la vanité de nos affections. Laisse Pascal affirmer que l’homme est un roseau pensant. Non ; l’homme est un erratum pensant, cela oui. Chaque âge de la vie est une édition, qui corrige l’édition antérieure, et qui sera corrigée elle-même, jusqu’à l’édition définitive, que l’éditeur distribue gratuitement aux vers. »

« 138 – À un critique
Mon cher critique,
Quelques pages plus haut, après avoir dit que j’avais cinquante ans, j’ai ajouté : « On sent bien déjà que mon style n’est pas aussi léger que les premiers jours. » Peut-être, connaissant mon état actuel, trouves-tu cette phrase incompréhensible ; mais j’appelle ton attention sur la subtilité de cette pensée. Je ne veux pas dire que je sois plus vieux maintenant que lorsque j’ai commencé ce livre. La mort ne vieillit pas. Ce que je veux dire, c’est que, à chaque phrase de la narration de ma vie, j’éprouve les sensations correspondantes… Dieu me protège ! Il faut tout expliquer. »

Pour lire le très complet article (en anglais) de Roberto Schwarz en novembre 2005 dans la New Left Review, c’est ici.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est là.

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