Roman poétique du choc de la solitude du gardien de vie et de la marchandise jusqu’au-boutiste.
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À paraître en août 2014 chez Inculte, le deuxième roman de Xavier Boissel, après son remarquable « Autopsie des ombres » de 2013, nous propose une autre errance bizarrement poétique d’un homme en perte et en quête, face à une réalité et à des discours rationnels qui ne parviennent plus à masquer leur faible épaisseur et leur profond et intime vide.
Là où Pierre Narval, le héros du roman précédent, semblait se dissoudre progressivement dans les confins des banlieues françaises marchandisées, après qu’il a perçu en ex-Yougoslavie le vide radical derrière l’injonction libérale feutrée et raisonnable, le narrateur principal des « Rivières de la nuit » assure le gardiennage routinier d’un sanctuaire souterrain et polaire, créé, organisé et blindé par la Fondation, émanation aux airs non lucratifs d’un grand consortium économique tentaculaire, pour – certes – préserver un échantillonnage mondial des semences existantes des affres à venir, une fois l’irréversibilité du réchauffement climatique dûment constatée, en une moderne arche de Noé végétale, enfouie sous les glaces en fonte et les océans en hausse, mais aussi – au moins autant, si ce n’est davantage – pour recenser, décoder, breveter et marchandiser le moment venu la diversité offerte par la nature.
Là où Pierre Narval ne rencontrait en lui et autour de lui que l’écho assourdi de ses propres spirales de pensée en voie de déliquescence par doute radical et impossible à exprimer, notre gardien de jour et de nuit offre au lecteur un saisissant contrepoint permanent et rythmique : l’émerveillement vertigineux de sa mission biblique et bétonnée, de draisines huilées en portes blindées et de chambres fortes en verrières glacées, dégageant une redoutable poésie faussement naïve – où un Arthur Rimbaud reconnaîtrait certainement à l’occasion, autour de ce bateau ivre résolument immobile, « ce que l’homme a cru voir » -, est ici confronté en permanence à l’écho des documents, directives ou notes de direction de la Fondation ayant accompagné et guidé la mise en place du projet, avec des accents de conviction opportuniste, technique et financière qui évoquent joyeusement les discours extraordinaires du « Journal intime d’une prédatrice » de Philippe Vasset.
Maniant à merveille l’enchâssement qui provoque silencieusement et la juxtaposition qui heurte insidieusement, Xavier Boissel nous offre de saisissantes lueurs de poésie crépusculaire, inextricablement mêlées au discours cynique, calculatoire et jusqu’au-boutiste d’un certain capitalisme libéral toujours en voie de déchaînement, grâce à un agencement de phrases polies, testées devant des panels d’actionnaires et de consommateurs pour lisser et rassurer, ne laissant échapper leur venin que par l’inadvertance de deux ou trois mots malheureusement sincères.
Un très beau roman, qui s’annonce déjà comme une pièce majeure de la prochaine rentrée littéraire, et bien au-delà.
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« Longtemps ils avaient cherché le confort – modèle indépassable adopté par tous et que tous s’évertuaient à perpétuer –, et longtemps le confort fut leur but ; plus ils tendaient vers ce but, plus les échanges s’intensifiaient – ils marchaient sur la même ligne, frontières et latitudes abolies. Sur le dos énorme de la vie matérielle, ils avaient greffé leur rêve d’infini ; ils avaient réduit les espaces pour nourrir ce rêve – un sommeil de cendres. Entre-temps, le spectacle du monde s’était incorporé à toutes leurs qualités, renvoyant chacun à sa redondance mutilée.
Certains avaient depuis longtemps pressenti le déluge ; ils avaient attentivement écouté les élucubrations des prophètes et discerné subtilement tout le bénéfice qu’il y avait à en tirer – car le désastre est l’issue du désastre. Plus la situation empirait, plus ils cherchaient à la rendre pérenne ; ils dansaient sur les ruines de leur économie circulaire, ils prenaient le poison pour le remède – dans le pire, il n’y a pas de fin. Toujours le calcul s’alignait sur le confort, tandis que la grosse panse de l’humanisme ne cessait de se gonfler.
Au quotidien, c’était le fait que les choses suivent leur cours qui faisait la substance de la catastrophe. Non l’imminence de sa menace, mais ce qui leur était donné, dans l’instant. Ils avaient domestiqué tous leurs désirs ; au fond des gouffres, ils continuaient à se divertir. »
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« Les guerres nucléaires, les désastres naturels et les réductions budgétaires figurent notamment sur notre liste des cataclysmes à même de menacer les ressources génétiques végétales. »
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« Et puis il arriva ceci : un matin, les eaux s’étaient fendues et retirées, mettant à sec le dôme de la verrière. Des vaguelettes venaient ricocher sur les plaques de plexiglas, accrochaient quelque étendue sablonneuse, mais refluaient aussi vite qu’elles étaient venues. Comme l’estran après le retrait de la marée, une multitude d’anémones de mer, de moules, de berniques, de crabes, étoilait la verrière et, au milieu de cette constellation qui brillait dans l’aube naissante – rose poussière, mémoire des écumes -, trônait, terrible, lugubre, prisonnier de la vase, comme un fantôme, un chariot métallique de supermarché. Les longs tentacules verdâtres des algues enserraient ses tiges de fer rouillées, moussues, sur lesquelles s’était fixé un essaim de coquillages. L’ombre portée par une des roues tordues faisait comme une tête humaine réduite, objet rituel, trophée dressé vers le ciel. »
Ce qu’en dit très justement ma collègue et amie Charybde 7 est ici.
Pour acheter (à partir du 27 août) le livre chez Charybde, c’est ici.
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