Roman éblouissant où LSD et idiot de village révèlent entre autres la véritable nature de la guerre froide.
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Ce nouveau roman de Claro, publié fin août 2012 chez Actes Sud, poursuit de plus d’une manière le travail magistral de « CosmoZ » (2010). Là où il s’appuyait sur des icônes mythiques nées avec le XXème siècle (« Le magicien d’Oz », 1900) pour construire une étonnante « grille de décryptage » de la période 1910-1950, il utilise cette fois la fameuse « affaire du pain maudit » de Pont-Saint-Esprit (1951) pour réussir un furieux assemblage, dont le LSD constitue le fil rouge, de la guerre froide et de la contre-culture des années 60-70, et proposer ainsi une lecture acide de l’autre demi-vingtième-siècle, le plus récent.
Comme souvent avec Claro, « raconter l’histoire » tiendrait à la fois de la gageure et de l’horrible gâchis, tant il y a merveille à la voir surgir au fur et à mesure de son bain révélateur. Notons qu’il parvient en 250 pages à créer trois personnages majeurs, dignes des plus grandes figures de la littérature : un extraordinaire « idiot du village » (qu’il y ait ou non hommage à Flaubert), une belle rescapée des années psychédéliques, et enfin un manipulateur d’agents secrets, que ne renieraient certainement ni Deighton ni Le Carré.
Notons surtout que l’auteur atteint ici un niveau de maîtrise de la langue, de ses respirations intimes, qui a de quoi vous laisser les yeux brillants et le souffle court sans l’aide d’aucune substance additionnelle. Les résonances entre rythme et vocabulaire parviennent à convoyer des sensations authentiquement polyphoniques au sein d’un même paragraphe, parfois d’une même phrase, que ce soit pour décrire la fièvre saisissant Pont-Saint-Esprit ou le cynisme des opérations secrètes, en leur conférant de multiples autres dimensions, en continu – dont une étonnante construction en filigrane d’une figure christique…
Un bien rare talent d’ajustage des mots en feu d’artifice sémantique et rythmique permanent, au service d’une ambition narrative enthousiasmante même (ou surtout) lorsqu’elle est quelque peu cryptée.
« Ils s’égarent dans leurs propres gestes, prêts à saisir l’ombre d’un fruit oublié sur la table de la cuisine ou le cercle laissé dans l’air par la bouche ; ils courent le long du fleuve en cherchant dans leurs souvenirs un caillou qu’ils ont lancé dans une autre vie et qui, nécessairement, ne va pas tarder à retomber, moins lourd, plus précieux ; ils allument le poste et laissent les récits d’explorations et de couronnements ne former qu’un seul et scintillant poème où des hommes assoiffés d’hymens et de glaciers gravissent des cathédrales de chairs et de dentelles. Ils voient le tracé des os dans le bras replié que le fils dresse entre sa joue et le coup qu’ils hésitent à donner, maintenant que les conséquences défient les causes. Un mille-pattes, parfois, les instruit, complice de picotements qu’ils supposent prémonitoires d’un membre jamais arraché. Les draps sentent le marbre, et dans les cimetières des lueurs étonnantes chantent à tue-tête. Personne, jamais, n’ira sur la Lune, ils le savent, là où les cratères sont pourtant attente, attente pure. »
« Bien sûr, il s’agissait de travailler pour l’Agence, bien sûr la CIA avait des comptes à rendre, des documents à tamponner, mais comme toute boîte qui se respecte elle possédait un double fond où s’agitaient mille vipères tandis qu’au grand jour quelques colombes apprivoisées picoraient des gaufrettes en battant des ailes pour la galerie. La guerre était froide et les cervelles essorées à trois cent soixante degrés. La vérité était un sérum corsé qu’on sifflait dry, en rejetant sèchement la tête en arrière, mais pas pour voir le ciel, non, juste l’applique lumineuse au plafond, certainement truffée de micros. La propagande prenait un tour chimique, et le moindre Américain se savait susceptible de contracter le virus mandchou. En même temps que libre, l’homme occidental se réveillait potentiel pantin, girouette vouée aux vents de la propagande, hypnotisable à merci. »
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Ci-dessous, les questions posées à Claro à propos de ce roman par Mathias Énard et Mathieu Larnaudie lors de la rencontre organisée chez Charybde le 11 octobre 2012.
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Discussion
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