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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Les rêves de guerre » (François Médéline)

De Mauthausen aux rives propices du lac Léman, quand la sale histoire ressurgit sous les pas d’un flic lyonnais à la triste figure. Du grand art.

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Rêves

Strengen (Autriche) – 21 mars 1944

C’était depuis Mauthausen. Paco disait [en français] : – Fais-le, fais-moi ce que tu lui as fait.

Elle est sortie du block numéro un dans un sac. Eda-la-SS a coûté treize dents dedans : neuf molaires. Elle est entrée dans la caisse en bois sous le camion. Avec moi, Paco. L’Autrichien du garage a coûté dix paquets de Zora, à l’unité. Le Luger a coûté sept dents de plus. Eda-la-SS a coûté onze dents dehors : huit molaires. Des dents espagnoles, russes, des molaires juives, des dents en or. Des dents qu’il a arrachées des gencives avant le crématorium, après la chambre à gaz, après les pendaisons dans la grande cour, après le voyage dans la charrette des morts, après Gusen, quand elles tombaient du camion bleu, le gros Magirus-Deutz, les corps se brisaient sur la remorque, les ongles saignaient le métal, les hurlements plombaient le jour, le brouillard, les dents qui sentaient le gaz d’échappement, qui brillaient, au loin, l’or de notre avenir, l’or que Paco a planqué dans son cul, dent par dent, corps après corps, nos graines du printemps. Leur agonie était notre avenir, c’était pour qu’on devienne des hommes.

Eda-la-SS a fermé les yeux. Elle a posé la main sur la crosse de son arme, contre sa fesse, à gauche. Le camion, les grilles, nous nous sommes éloignés de la forteresse, le grand aigle nous regarde partir, les ailes déployées, ces grandes ailes qui dominent les champs, la ville et le monde.

Il s’est passé des choses indicibles et innommables dans le camp de concentration nazi de Mauthausen, en Autriche, entre 1938 et 1945. Il s’est aussi passé des choses atroces en s’en évadant, en mars 1944, pour un minuscule groupe de détenus et de gardiens – dont on ne saura d’abord rien de plus.

Policier lyonnais d’origine haute-savoyarde, Michel Molina semble en 1989 bien loin de tout cela. Pourtant, lorsqu’il apprend incidemment que son meilleur ami d’enfance, déjà condamné à une lourde peine de prison pour un cambriolage qui aurait mal tourné, jadis, est, à peine libéré, soupçonné d’un assassinat, il prend un congé, et, fantôme administratif, débarque sur son terrain de jeu d’enfance, au bord du lac Léman, à quelques minutes de hors-bord des villas cossues de la rive suisse, terrain lourd de secrets et de non-dits – où les petites et grosses affaires, les souvenirs de la Résistance et la politique la plus politicienne font fort bon ménage -, pour, en compagnie du « vieux », son fidèle acolyte soiffard en diable et néanmoins flic redoutablement expérimenté, donner quelques coups de pied bien sentis dans une fourmilière qui n’est peut-être pas celle que nous, innocentes lectrices et lecteurs, aurions d’abord supposée.

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Dimanche 19 novembre 1989 – Solaize (Rhône)

Au bar de la Mairie, on se foutait autant de la couleur du ciel que du mur de Berlin. Le rade était fermé devant, ouvert derrière ; les gens entraient et sortaient par les terrains de boules en terre battue. Sur Europe, le chanteur des Fine Young Cannibals disait que la seule chose de bien dans sa vie avait disparu, hey hey hey. Ça plaisait aux deux gones qui jouaient au billard américain. Leurs copines avaient les yeux plus brillants que leurs bottines, des vestes flashy avec des oursons en strass, maxi seize, dix—sept ans. Elles buvaient des diabolos menthe, fumaient autant que nous. Robert et Janine servaient des babys de J & B aux trois forains du fond, des ballons de côtes-du-rhône aux papys, sauf au vieux qui en était à son sixième demi de Stella. Et à moi. Je sirotais un huitième pastis, enfin, la dernière moitié du quatrième ; je buvais des momies, pas des entiers.

Le vieux m’a souri, il a mordillé son cigarillo, coupé le tas de cartes devant lui. Il fumait des Meccarillos, ceux avec la boîte en carton rouge et or. La consommation de tabac lui coûtait le bras qu’il ne dépensait pas en picole. Un lendemain de bringue, alors que je n’avais plus toute ma tête, je lui ai suggéré qu’il allait choper le crabe à ce rythme. Il m’a rétorqué que son gastro-entéro était d’autant plus ravi pour son foie que sa femme s’était barrée avec un pneumologue. Il aurait pu me retourner le compliment mais le vieux est un marrant. Je l’ai vu mettre quatorze fois le but aux planches lors d’un concours de boules à Rive-de-Gier juste parce qu’il voulait se cogner Bernard Cheviet. Il se l’est cogné d’ailleurs, avant de laisser filer le tournoi contre une quadrette de Romans-sur-Isère.

On avait compilé les dernières avancées du dossier Abdelaziz Bouzade pendant la nuit pour faire plaisir à la substitut du proc. Cette fille me harcelait niveau paperasse, une pétasse de trente-deux ans qui pédalait sur un home-trainer entre midi et deux, ingérait du pain azyme. Elle n’avait sans doute pas compris qu’aucune formation de sténo n’était dispensée au Service régional de police judiciaire, que l’élément le plus efficace du groupe en la matière était le vieux, si on faisait abstraction de l’inspecteur Stéphanie Duverger qui savait tout faire et le faisait bien. Le vieux avait tapé sous ma dictée et sur son Olympia Traveller de luxe – une portative orange que son gosse lui avait offerte pour Noël 1977 -, un truc dépressif dans un style minimaliste, genre Règlement de comptes à Mermoz.

Sous le soleil du 18 août 1989, alors que le sénateur Luis Carlos Galán s’était fait descendre par le cartel de Medellín, la tête d’Abdelaziz Bouzade avait percuté une bordure de trottoir à Bron, sur un parking près de l’autopont. Il n’y avait pas vraiment de lien, le légiste avait noté dans son rapport : fracture de la mâchoire, traumatisme crânien, commotion cérébrale, hémorragie. Je m’étais coltiné l’autopsie : les poumons étaient gris. Les amis de la victime prétendaient que des types du Mas-du-Taureau avaient débarqué pour une histoire de femme, qu’un grand basané avait défoncé leur pote. Les Arabes nous prenaient pour des branques. Ils nous toisaient du regard, une fois, deux fois. Quand le vieux les allumait à la régulière, ils faisaient moins les malins, baissaient les yeux avant la première gifle, couinaient comme des lopettes. Les bleus du quartier s’étaient pointés vingt-cinq minutes après l’agression. Abdelaziz Bouzade était mort d’un arrêt cardiaque dans un Renault Master du Samu. Il avait seize ans.

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La pétasse avait eu comme un air de culpabilité la première fois qu’elle m’avait reçu dans son bureau. Nous, on s’en tapait que le quartier soit coupé en deux par une deux fois quatre voies. Ils avaient un supermarché, une pharmacie, une boulangerie, un tabac, un collège, une piscine, une MJC, on n’était pas payés pour comprendre. Pourtant, un paquet de connards nous reprochait qu’il y ait des lois depuis au moins Moïse. À Bron, à Vaulx, à Vénissieux, à la Duchère, c’était le même bordel. Ils s’amusaient à brûler des poubelles, des bagnoles, à pisser dans les cages d’escalier, à défoncer les boîtes aux lettres, ils zonaient, balançaient des bouteilles en plastique remplies d’acide sur les vitrines, se la jouaient rois du wheeling sur des motos volées, ils squattaient les appartements vacants, caillassaient les camions de pompiers, dealaient, ils se tuaient entre eux.

Les amis de la victime n’avaient pas reconnu le grand basané dans nos fichiers même s’ils n’avaient pas craché sur mes hommes lorsqu’ils s’étaient pointés dans leur quartier. J’avais envoyé Arnaud et Farid, ils avaient coopéré. L’homicide avait fait une manchette dans Le Progrès, des brèves sur FR3 et TF1. On faisait les titres depuis dix ans : Minguettes, Mas-du-Taureau. Hernu avait fait raser la cité Olivier-de-Serres en 1978, mais la situation avait empiré. Personne ne comprenait que c’étaient des cocottes-minute ces quartiers. Il restait des vieux dépassés ; les gosses qui trouvaient un job ou faisaient des études se barraient le plus vite possible et le plus loin possible des autres sauvages. La concentration de gris et de Turcs était incroyable, assaisonnée de portos, de nègres, de Blancs devenus aussi gris que les autres. La soupape, c’était nous, les flics, vénérés chez l’oncle Sam et vomis ici par ceux dont on protégeait le plus le cul. Personne ne comprenait que la pression montait, que la soupape tournait jusqu’à s’en dévisser la tête et que le couvercle allait péter à la gueule du pays.

On tenait une piste grâce à des empreintes digitales retrouvées sur un panneau stop. On était toujours à la recherche de Tariq Nusayr, un Algérien de trente et un ans sous la menace d’une expulsion du territoire national. L’assassin d’Abdelaziz Bouzade, s’il était retrouvé, en prendrait pour vingt ans dont dix incompressibles. Puis il sortirait : ça ferait un dealer de moins pour l’éternité et un autre pour une décennie. J’avais appelé la pétasse à 8 h 30 à son domicile pour l’informer de l’avancée du chantier. Elle avait décroché, dit :

– Inspecteur principal, vous vous foutez de ma gueule ?

J’avais laissé un blanc, rétorqué :

– Vous avez dit dès que possible.

Publié en 2014 à La Manufacture de Livres, deux ans après « La politique du tumulte », le deuxième roman de François Médéline dégage la même qualité de cynisme survolté que son prédécesseur, mais, en plongeant dans les ombres portées du nazisme concentrationnaire, de la Résistance et de certains secrets bien gardés de la « France qui ne collaborait pas », il réussit une performance narrative différente, servie par un étonnant narrateur, raciste, misogyne, désabusé et profiteur, dont l’absence de fiabilité presque totale n’a d’égale que la brutalité. On songera certainement, pour la manière dont sa personnalité se dévoile à nos yeux, multipliant les indices directs et les traces beaucoup plus subtiles, au prototype que constitue le « héros » créé en 1881 par Joaquim Maria Machado de Assis dans son « Mémoires posthumes de Brás Cubas », devenu le classique par excellence de la littérature brésilienne.

Distillant avec une cruelle habileté les horreurs de Mauthausen dont l’impact n’est pas aussi éteint qu’il ne le semble parfois, comme les Républicains espagnols de David M. Thomas dans « Nos yeux maudits », François Médéline saura encore se souvenir de cette maîtrise retorse des faux-semblants dans son beaucoup plus récent « Les larmes du Reich » (2022). Capable de jouer avec les toiles de fond de l’histoire, de la politique et des affects humains les plus sordides pour nous proposer sa propre nuance de noir, il s’affirmait déjà alors comme une voix majeure du polar acéré contemporain.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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