Assortie de plusieurs bonus précieux, une passionnante analyse critique du célèbre deuxième roman d’Alain Damasio.
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Il y a des lectures qui nous bouleversent. Pour moi, La Horde du Contrevent fut de celles-ci. Ouvrage inclassable quoique rangé au rayon « science-fiction » de nos bibliothèques, le roman d’Alain Damasio déroute souvent, désarçonne parfois, rebute certains au premier contact. Et pourtant son large succès, tant public que critique, ne se dément pas depuis sa parution initiale en 2004.
Suite à ma lecture de La Horde, je crois ne pas être le seul à avoir gardé aux narines un certain parfum d’énigme. Serais-je passé à côté de quelque chose ? Au-delà de l’aventureuse équipée de la 34e, de son traceur Ω Golgoth et de ses acolytes, que donne à lire La Horde du Contrevent ?
C’est pour répondre à cette question que j’y suis revenu. Pour chercher à comprendre. Le livre que vous avez entre les mains est une proposition d’analyse.
En science-fiction plus qu’en toute autre littérature, il en va des grands textes comme des mythologies. Les mondes que donnent à explorer les œuvres du genre ouvrent sur mille chemins de compréhension, voies multiples aux visions parfois contradictoires mais rarement sans issue. Combien d’analystes de Lovecraft, Huxley, Dick et Orwell pour combien de vérités ? À l’instar d’un territoire connu dans sa globalité, certaines œuvres se prêtent à des explorations successives, où chaque voyageur arpente ses propres chemins, ouvrant des pistes neuves ou suivant les autoroutes du sens commun. En commençant mon analyse de La Horde du Contrevent, cette idée m’a d’abord tétanisé, tenté que j’étais par une approche « objective ». Mais comment dénicher la vérité du texte, si personne n’en retire tout à fait la même chose ?
Je me suis alors souvenu de Roland Barthes et de « la mort de l’auteur » ; que l’intention de celui qui écrit ne prévaut pas sur la compréhension de celui qui le lit. Que ce sont aussi la tête et les tripes du lecteur qui font la littérature. Je devais me rendre à cette évidence terrifiante : pour comprendre ce que La Horde du Contrevent avait à me dire, il me fallait quitter toutes ses analyses et commentaires, laisser de côté ma propre admiration de l’œuvre, et revenir au texte. Je n’avais que lui.
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On connaissait jusqu’ici Antoine St. Epondyle pour son magnifique blog, Cosmo Ørbüs, proposant « les deux faces d’une même pièce », science-fiction et techno-critique. Avec cette « Étoffe dont sont tissés les vents », publiée chez Goater en novembre 2019, il nous offre un texte ambitieux – et d’ores et déjà décisif – d’analyse critique autour de « La Horde du Contrevent » d’Alain Damasio, mais aussi plusieurs « bonus » somptueux, à savoir « Exhorde », l’introduction au roman rédigée par Alain Damasio lui-même, prêtant la plume à Sov Sevcenko Strochnis, introduction qui avait été coupée à la publication pour faire débuter le texte « in medias res », « Le conte du Ventemps« , du même auteur, scène coupée prenant désormais la forme d’une brève nouvelle suggérant une fin alternative à « La Horde », et « Steppe back », une nouvelle de Mélanie Fiévet qui explore le destin d’un petit groupe de personnages après la fin « officielle » du roman d’Alain Damasio.
Alain Damasio est un ovni. L’un des plus grands auteurs de science-fiction contemporaine… ne lit aucun roman, surtout pas de SF et jamais de fantasy. Ses livres de chevet sont philosophiques, poétiques, politiques. Son crédo : écrire pour provoquer la pensée. User de la fiction comme d’une pioche pour fendre les crânes à grands coups d’imaginaire et y faire entrer les concepts comme autant de courants d’air. Aérer, faire respirer, sans concession ni simplification ; utiliser les possibilités du roman pour donner vie à sa propre philosophie.
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En matière de critique littéraire, il n’est a priori pas du tout évident de parvenir à être aussi affûté sur les thématiques et sur l’écriture, surtout lorsque, comme c’est le cas chez les artistes les plus accomplis, la fusion entre le fond et la forme est poussée à ses extrêmes. Antoine St. Epondyle se sort avec un grand brio de ce dilemme potentiel, en nous proposant une navigation au près serré, d’emblée ancrée dans le langage, si central dans ce roman pas comme les autres : il s’agit bien de saisir d’abord le souffle démiurgique qui est ici à l’œuvre, et l’étendue de la palette technique et poétique qui est mobilisée pour appréhender, dans le vif, le rôle de la vitesse et celui de la ritournelle.
Si La Horde du Contrevent est un roman résolument philosophique, elle ne sombre pourtant pas dans le professoral ou l’encyclopédique (erreur classique des histoires « à concept » dans lesquelles un personnage finit par nous expliquer l’intention de l’auteur par le menu). Toute La Horde du Contrevent nous est racontée par les regards croisés de ses personnages – chacun enrichissant le récit de sa vision singulière du monde. Finalement, on ne connaîtra rien de l’univers que ce qu’ils voudront bien nous en dire, et qu’ils découvriront eux-mêmes au fur et à mesure. (…)
L’évocation du monde à plusieurs locuteurs fait circuler le lecteur dans le groupe, presque comme un hordier à part entière. La lecture de La Horde du Contrevent est nécessairement active, exigeante, elle demande une grande motricité pour appréhender, en même temps, vingt-trois façons différentes de voir le monde – et d’en parler. Par la suite la difficulté initiale d’identifier les personnages laisse place à une lecture plus instinctive.
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Entre texte-flux et « plein rendement des mots », le décodage stylistique minutieux effectué par Antoine St. Epondyle constituait un exercice hautement périlleux, et ici profondément réussi : on a presque immédiatement envie de relire « La Horde du Contrevent », tant son analyse du souffle et de la rythmique d’Alain Damasio est convaincante et captivante.
Sous la forme d’injonctions, les termes « fuit, pur fou » sont à comprendre sous la définition de la fuite deleuzienne. En disant « fuit » cette première version intelligible de l’origine du monde décrit une déterritorialisation et engage à ne pas s’abriter. Fuir, pour Deleuze, c’est « tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie » car c’est le mouvement d’arpenter le terrain qui crée le terrain lui-même.
Le « lemme » et la « stance » achèvent le premier stade de la création en lui donnant sa force évocatrice. Nous avons vu précédemment comme le livre confère leur pouvoir aux mots. On ne s’étonnera donc pas de trouver dès le premier stade de la création mention de ce pouvoir linguistique, le « lemme » est l’unité autonome permettant de porter un sens, il peut être écrit, parlé, signifié par gestes ou par tout autre moyen. La genèse de l’univers de La Horde nous indique toutefois que ce lemme est d’ores et déjà « lié » pour former la « stance ». Une notion de lien qui s’avèrera essentielle dans le rapport à la vie du roman. Cette dernière parcelle de la création brute porte la puissance poétique du monde de La Horde. Dès ses premiers méandres, il est une poésie du mouvement.
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L’autre piège, dont les contours se précisent dès que l’on entre dans la deuxième partie de l’essai, consacrée, après le monde, à la vie, et plus particulièrement au vif, résidait dans la densité philosophique du deuxième roman d’Alain Damasio, densité qui se nourrit de lectures patientes et profondes, comme on le sait par ailleurs, comme l’avait explicité par exemple le grand entretien avec l’auteur dans le « Clameurs – Portraits voltés » de Richard Comballot, et comme nous l’avait rappelée notamment notre propre récente relecture des « Nietzsche et la philosophie » et « Mille plateaux » de Gilles Deleuze (et Félix Guattari en ce qui concerne le deuxième titre). Sans nous imposer un cours condensé de philosophie qui aurait risqué de manquer son propos essentiel, Antoine St. Epondyle nous pilote avec habileté dans le labyrinthe orienté des résonances deleuziennes, nietzschéennes, elluliennes, marxistes et spinozistes, tout particulièrement, qui abondent dans « La Horde du Contrevent » et lui donnent une large part de sa tonalité spécifique. Il déploie devant nous, intelligibles après qu’ils nous aient affecté souvent à notre insu, les délicats réseaux neuronaux qu’utilise l’auteur pour répondre, de proche en proche, toujours davantage, à sa question fondamentale et récurrente : « Qu’est-ce qu’être en vie ? ». Et si, à notre tour, nous embrassons cette quête, il est certain que la lecture et relecture de « La Horde du Contrevent » y sera décisive, et que celle de « L’étoffe dont sont tissés les vents » y contribuera d’une manière aussi efficace que surprenante.
) Sov est la figure d’identification principale de l’auteur, qui trace son carnet de contre pour baliser le terrain aux générations futures, et ce malgré les chances extrêmement faibles que le texte lui survive. La vanité de la quête du Contrevent fait écho à celle de l’écriture. ) Sov porte la mémoire de ces vies passées à contrer ; pas la connaissance intime de la nature du vent (domaine de X Oroshi) mais la stricte transcription de l’expérience vécue, des formes de vent rencontrées et des chemins pris.
C’est pour cette raison que le scribe est le personnage dont le mûrissement au fil des années est le plus évident. Son rôle est de transcrire le vent, autant dire la vie, et de l’apprendre ce faisant. Il doute en permanence de sa légitimité, de l’utilité d’écrire, et de la Quête en elle-même. Deux fois il tombe amoureux et deux fois il rêve au renoncement. Malgré la lourdeur de sa tâche, ) Sov est le plus proche de nous.
Il faut ajouter qu’à l’issue des 150 pages de l’essai proprement dit, Antoine St. Epondyle nous gratifie de surcroît d’une précieuse bibliographie et de plusieurs entretiens apportant d’autres éclairages à l’univers de « La Horde du Contrevent » : avec Isis Fahmy et Benoît Renaudin, de la compagnie IF, qui ont entrepris une adaptation performante et musicale du roman, avec Éric Henninot, auteur d’une transmutation (plutôt que d’une « simple » adaptation) en bande dessinée – et qui à ce titre a fourni les cases illustrant cette note de lecture -, et avec Camille Archambeaud, conceptrice du spectacle immersif « Vivergence ».
Nous aurons la chance d’accueillir Antoine St. Epondyle chez Ground Control mercredi 18 décembre prochain pour une rencontre animée par Léna Dormeau de l’association Le Mouton Numérique et pour une séance de dédicace sur place, à la librairie Charybde.
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Ayant lu 2x la Horde j’avais déjà idée que Damasio était hors normes mais j’étais loin du compte.
J’ai dévoré l’analyse avec autant d’ardeur (d’hordeur ?) que le livre qu’il étudie, c’était passionnant !
Je m’intéresse à de nombreux sujets variés mais je suis une bille en philosophie. Je connais de noms les auteurs cité dans l’analyse, ainsi que certains de leur titres majeurs, mais ça s’arrête là.
Le concept du chameau du lion et de l’enfant m’était passé au dessus comme un noob par exemple, et je ne savais pas que le Retour Nietzschéen avait un nom, même si j’avais identifié ce dernier.
J’ai été époustouflé par tous les sujets que touche Damasio et la maestria avec laquelle il a tissé tout ça. Effarant !
Très bon travail d’analyse, de synthèse mais surtout d’exhaustivité dans les exemples qui illustrent les différents concepts. Ça a du être un sacré taf de lecture, relecture et re-re-re-lecture.
(L’auteur confirme : 4 ans de boulot et 18 versions pour arriver au résultat final)
SPOILERS POTENTIEL sur la fin de l’analyse :
Oh ! Et à la toute fin, l’idée que l’Hordre envoie les hordes faire le tour du monde dans le but de sélectionner les sur-hommes m’a complètement retourné le cerveau !