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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Je ne déserterai pas ma vie » (Sébastien Rongier)

En un fabuleux portrait au long cours de la relieuse et résistante Mary Reynolds, compagne au près et au loin de Marcel Duchamp, un magnifique questionnement de la vie, de l’amour, de l’art et du combat.

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Rongier

Jacques et Raymond lui avaient demandé de retirer un tableau d’une exposition, un tableau qui n’était pas assez cubiste, une œuvre qui n’entrait pas dans les corsets des vieilles avant-gardes du moment. Marcel Duchamp décrocha sa peinture sans rien dire. Il n’en voulait pas à ses deux frères qui avaient été mandatés pour faire le sale boulot. Ils s’étaient mis en habit pour ce moment qu’ils sentaient solennel. C’en était un. Le décrochage de ce tableau allait initier la bascule de l’art moderne. Marcel Duchamp ne serait jamais un peintre français. Il ne serait bientôt plus peintre du tout, et finirait par ne plus être français non plus. Une chose était certaine, il ne serait plus l’homme de ce milieu. Jusqu’ici, il fallait faire partie d’un cercle pour exister, appartenir à un groupe, être un génie, ou un docile suiveur. Duchamp inventerait les portes de sortie, et construirait les moyens de s’échapper. Il irait là où, parfois, l’histoire s’invente par hasard. Il avait suffi d’un tableau, toujours le même : l’œuvre décrochée à Paris allait devenir à New York l’objet de toutes les attentions et de tous les scandales. C’est grâce à ce Nu descendant l’escalier que Duchamp allait passer d’un monde à l’autre. C’est curieux le hasard.

Sébastien Rongier avait su nous conquérir décisivement avec son « Les désordres du monde » de 2017 qui, reconstruisant la trame ayant conduit aux derniers moments de Walter Benjamin à Port-Bou en 1940, avant son suicide, nous proposait une intense et authentique spéculation philosophique, politique et esthétique. Avec ce « Je ne déserterai pas ma vie », publié chez Finitude en avril 2022, il feint d’abord de nous entretenir de la singulière existence de Marcel Duchamp, pour mieux mettre à nu la mariée symbolique, intime et politique, que fut pour lui Mary Reynolds, ni muse ni égérie tant ces mots sont empreints de galvaudage et de patriarcat, mais compagne de proximité et de distance, âme justement extraordinaire, Américaine à Paris, résistante audacieuse et acharnée face aux Nazis ((jusqu’à ce que la plaque tournante qu’était devenue son atelier soit identifiée par la Gestapo grâce à un traître infiltré dans son réseau), relieuse de grand talent formée auprès de Pierre Legrain et collectionneuse d’art avisée ayant développé au fil du temps une connaissance encyclopédique de ce qui se créait alors un peu partout.

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Mary aurait pu être mannequin, elle en avait la silhouette et le style. Elle était seulement une élégante qui traversait les nuits de Montparnasse dans des robes de Paul Poiret. Quand elle fit la connaissance de Duchamp, elle portait une de ces magnifiques robes du soir que le couturier à la mode proposait aux élégantes de son temps. Mary est cette femme. C’était une longue toilette en velours satiné, aux manches amples qui anticipait de peu la robe Kimono que Poiret allait créer. Ce noir baudelairien attirait tous les regards, les moirures du velours dessinant les lignes du corps de Mary, tout en les cachant dans le même mouvement, ce dernier permettant aux pans de tissu d’offrir aux formes du corps une étrange disparition au moment même où on les contemple. Ce soir-là, Duchamp l’avait immédiatement remarquée. Il la connaissait vaguement. Tout le monde se connaissait plus ou moins à force de se croiser. Il avait été stupéfié par sa beauté délicate et avait même été intimidé par la puissance qui émanait d’elle. Elle avait une présence. Ils s’étaient parlé pour la première fois. Leur conversation s’entama comme un échange interrompu la veille par le sommeil. Ils se parlèrent avec évidence, même si l’anglais de Duchamp était parfois hésitant. Mais c’était sans commune mesure avec celui des autres Français que Mary croisait à Paris. Aucun ne parlait anglais, ni aucune autre langue d’ailleurs. Aucun n’envisageait de se compromettre avec une langue étrangère, cela aurait été vécu comme une défaite intérieure pour beaucoup de Parisiens. Rencontrer Duchamp et parler américain était déjà une nouveauté attirante. En réalité, elle était tout de suite tombée amoureuse. Marcel était séduisant avec sa fausse réserve et son sourire. L’attirance était réciproque, même si Mary eut des difficultés à interpréter les signes du désir chez Marcel.

Sur son site (ici), Sébastien Rongier explique fort joliment et honnêtement comment, à partir de son intérêt ancien et toujours vif pour Marcel Duchamp, la figure de Mary Reynolds s’est imposée à lui. En plongeant dans les chemins creux biographiques et dans les sentiers de traverse des correspondances croisées, directes et indirectes, sans le soutien aussi intense d’un lieu géographique que celui fourni par le cimetière et le mémorial de Port-Bou pour Walter Benjamin (car la maison-atelier de la rue Hallé à Paris, si elle est fort présente ici, se garde d’étouffer le reste par sa centralité), le documentaire se fait poésie en action discrète encore plus qu’essai en gestation permanente.

Si le clin d’œil à Jean-Yves Jouannais et à ses « Artistes sans œuvres » (mais aussi, plus secrètement, à la manière dont son « Encyclopédie des guerres » prend au fil du temps les dimensions propres d’une vie entière) permet de questionner en douceur l’articulation entre la vie et l’art, au niveau de l’individu et du groupe d’individus (qui est cercle amical, mais aussi bien davantage ici, dans toutes les géométries variables qu’expriment aussi bien les séjours chez Dalí à Cadaquès que la cohabitation née de l’exode à Arcachon, avec le couple Beckett), Sébastien Rongier pilote davantage encore ici que précédemment une quête spéculative (on pourra songer aussi à la manière dont il sondait les pleins et les déliés d’une création hitchockienne ayant finalement échappé à son maître, dans son si beau « Alma a adoré : Psychose en héritage ») dont les enjeux majeurs, jamais circonscrits, prennent Mary Reynolds pour véritable catalyseur.

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Quelque chose s’apaise pour Mary. Alors que l’Amérique craque, sa vie parisienne prend un tour nouveau. Marcel semble adouci. Entre tournois d’échecs et création, entre l’atelier de la rue Larrey et la maison de Mary, rue Hallé, un équilibre s’installe. Elle profite de l’engouement des milieux artistiques pour la reliure pour découvrir ce métier. Elle n’a pas le talent pour se lancer dans la peinture ou la sculpture mais trouve dans cette activité manuelle ce qui lui a toujours manqué.
Quelle merveilleuse idée ! s’est exclamé Marcel. Doucet connaît Pierre Legrain. Peut-être te prendrait-il comme apprentie ? Si on lui demande gentiment…
Duchamp connaît tout le monde ou sait trouver les bonnes personnes. Legrain est l’homme de la situation. Grand décorateur, il est capable d’habiller une pièce comme un appartement, fabriquant un mobilier raffiné pour la bourgeoisie parisienne. Il conçoit non seulement les meubles mais imagine également tous les objets qui trouveront leur place dans les espaces qu’il compose. Il a développé une activité de reliure, et ses travaux sont particulièrement appréciés. Il multiplie les reliures aux motifs géométriques. Elles rappellent l’esprit Art déco des meubles qu’il a réalisés pour l’hôtel particulier de Jacques Doucet. Victime d’une crise d’urémie en 1928, Pierre Legrain reste très affaibli. Il accueille Mary avec une grande joie et lui montre toutes les étapes et toutes les ficelles du métier. Il lui a surtout conseillé d’être aussi libre que son époque. Une reliure doit d’abord être un dialogue entre le relieur, l’oeuvre et l’esprit de son temps. Mary a trouvé dans cet art discret un moyen d’exprimer ses ambitions artistiques et un nouveau terrain d’échange avec Duchamp.
Ce qu’elle avait compris de Marcel, c’est que tout geste prend chez lui un sens et une tournure artistique. Elle a d’ailleurs lu un de ses courts textes qui l’exprime parfaitement : l’art devrait se charger de transformer les petites énergies perdues. Il égrène ensuite, avec une loufoquerie certaine, ces énergies gaspillées… de la pousse des cheveux au rire, en passant par le bruit du mouchage ou la chute des larmes. Mais, au fond, il est très sérieux. Toutes les formes d’une vie doivent participer d’une présence, d’un geste artistique. Henri-Pierre Roché l’a très bien résumé. Pour lui, le véritable chef-d’œuvre de Duchamp est l’emploi de son temps. La phrase est belle. Sans doute juste. Mais c’est aussi un raccourci car Duchamp n’est pas un artiste sans œuvre qui aurait passé une existence monacale à jouer aux échecs. Duchamp est un artiste qui aura travaillé comme un fou tout au long de son existence. Mary pourrait en témoigner. Travailler consiste à vivre en artiste tous les domaines de l’existence : la reliure devient donc un lieu d’échange artistique et amoureux pour Mary et Marcel.
Elle a gardé en mémoire les conseils de Legrain. Une reliure doit à la fois être l’esprit de l’auteur, du relieur et de son époque. Celles de Mary Reynolds seront dada : iconoclastes, drôles et provocatrices, à l’envers du goût et toujours à l’endroit du livre. Mary a appris les techniques pour déshabiller un ouvrage, découdre, recoudre. Elle aime façonner le dos, choisir et préparer les cuirs. Le milieu dans lequel elle vit l’invite d’abord à créer des formes originales, pas seulement à réparer des livres anciens. Cocteau lui confie de nombreux volumes. Mary reproduit sur les plats les étoiles dessinées par l’écrivain. Breton s’est souvent agacé de cette collaboration. Mais qu’est-ce que vous lui trouvez ? disait-il toujours, avec un accent de jalousie. Le couple de la rue Hallé avait décidé de ne jamais se mêler aux batailles surréalistes. De ces jeux d’avant-garde où le pouvoir s’exerce en clan et par exclusions incessantes, Duchamp gardait un souvenir cuisant. Ils ont décidé d’être ailleurs, définitivement dada, dans un contre-courant perpétuel. Ils sont amis de Breton et de Cocteau… mais pas ensemble.

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Comme il l’explique aussi ici, à demi-mot, Sébastien Rongier a tenté pour nous de déchiffrer la force d’un levier, incarné par Mary Reynolds mais ne s’y réduisant pas, celui qui souligne la conscience socio-politique aiguë d’un art sans doute au sommet de sa puissance sociale, dans ces années 1920-1930, qui, même lorsqu’il ne se revendique pas comme militant, peut adopter, en tout ou en partie, une forme directement résistante et combattante face à la barbarie et aux résignations frileuses – levier que scandent aussi les engagements, disparates par leur nature mais homogènes par leur posture vis-à-vis de ce qui tue et opprime, à l’image de Samuel Beckett, de Gabrièle Buffet-Picabia, de Jean Hélion, de Gabrielle Martinez-Picabia ou d’Alfred Péron (dont un poème de Beckett en cours de traduction rythme ses derniers instants après son calvaire au camp de Mauthausen, l’un des points d’orgue du texte, peut-être, avec les parties d’échecs à Arcachon). Tout en contribuant à démontrer que l’on peut désormais réécrire en beauté le rôle de ces figures féminines faussement vouées à l’ombre historique, tout en entrechoquant avec grâce les nonchalances et les calculs, les élégances et les courages, Sébastien Rongier questionne mine de rien la pertinence contemporaine (« Cela pourrait-il encore être possible ? ») et l’héritage de ces forces qui allaient, et dont le titre du récit, « Je ne déserterai pas ma vie », offre une si judicieuse synthèse.

Que préférez-vous ? Que nous restions ici ou que nous allions au café ? demande Duchamp de sa petite voix fluette et vaguement traînante.
Ils ont pris leurs habitudes dans une brasserie du boulevard de la Plage, près de la Villa Saint-Georges où Beckett réside avec Suzanne. Parfois, il se laisse distraire par le paysage. Il regarde l’eau du Bassin, se disant qu’il faudrait aller en expédition sur l’Île aux Oiseaux, au moins une fois, puis il renonce aussitôt à cette idée en s’en voulant presque. C’est la guerre. Ce ne sont pas des vacances. Il dénoue cette contradiction en regardant le sourire silencieux de Duchamp qui semble lui dire : c’est à vous de jouer. Et, effectivement, c’est à lui de jouer. Il fixe alors l’échiquier. Cet instant de déconcentration n’est pas dans ses habitudes. Duchamp a poussé sa tour. Samuel sait son adversaire redoutable mais son jeu dépasse sa réputation. Il est implacable. En un déplacement de pièce, il comprend que la partie est d’ores et déjà achevée. En trois coups, Duchamp a mis en place un piège inextricable. Un peu comme son travail. Beckett s’était fait cette réflexion un jour de grisaille alors qu’il était en train de perdre, une nouvelle fois. Il trouvait que les œuvres de Duchamp fonctionnaient comme ses pièges de joueurs d’échecs. Il ne lui avait rien dit, ne lui en avait jamais parlé. Pas plus que Duchamp ne lui avait parlé littérature. Les joueurs d’échecs qui se trouvent, savent immédiatement développer une relation dans le silence et le déplacement infini des pièces. Beaucoup s’agaçaient sans comprendre. D’autres avaient renoncé devant cette force qu’ils qualifiaient un peu facilement d’inertie, alors qu’il s’agissait de tout à fait autre chose : un point d’équilibre avec le monde, une absence, certes, mais une absence pour ne pas renoncer à la disparition de tout. C’était sans doute vrai pour Beckett. La question était plus épineuse pour Duchamp.

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