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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Nos corps pirogues » (Marie Cosnay)

Une bouffée de lucidité solaire et combative dans l’enfer français, pavé ou non de bonnes intentions, des mineurs étrangers isolés.

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Pirogues

Je vis à la frontière basque, entre l’Espagne et la France. Au printemps 2021, la frontière est fermée, que franchissent malgré tout les personnes d’Afrique de l’Ouest quittant les îles Canaries. Si, depuis 2017, la route du Maroc, et de l’Espagne après le Maroc, est de plus en plus empruntée, elle est aussi de plus en plus dangereuse. Après les départs de Tanger et Nador, c’est de Dakhla ou de Laayoune, vers les îles Canaries, à travers l’océan atlantique, qu’on s’élance.
En 2017, de nombreux•ses mineur•es de Guinée, de Côte d’Ivoire, du Mali, arrivent en Europe, seul•es ou quasi seul•es.
En 2017, je suis occupée, à la frontière basque, non loin, dans un jardin extraordinaire. Un enfant arrive, avec lui la question de la protection de l’enfance.
La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), qui pose que les enfants sont plus vulnérables que les adultes, est depuis 1989 le socle de toutes les actions visant à construire un monde digne pour les enfants. Cent quatre-vingt-quinze États ont signé cette convention. C’est le traité relatif aux droits humains le plus largement ratifié de l’histoire. Ratifié, pas appliqué. La convention engage les pays qui l’ont signée. Les enfants doivent, entre autres, être soigné•es, protégé•es, nourri•es, aller à l’école, ils et elles doivent être logé•es, ont droit à la famille et à l’amour.
Selon les différents contextes nationaux, la protection de l’enfance est organisée de manières différentes. En France, le ministère des Solidarités et de la Santé en est chargé, qui confie cette mission aux départements.
Les départements ont progressivement, les uns après les autres, les uns plus vite que les autres, oublié qu’il n’y a pas d’enfant étranger•ère, que si les étranger•ères et l’immigration dépendent du ministère de l’Intérieur, les mineur•es doivent être entendu•es et protégé•es avant toute autre considération.
L’article 51 de la loi asile immigration du 30 janvier 2019 durcit les choses, impose un fichier national afin qu’un•e mineur•e non reconnu•e tel•le par un département ne puisse plus l’être dans un autre, c’est une nouvelle entame à la convention citée précédemment, qui s’opposait à toute discrimination. Il semble que ce fichier introduise une sacrée différence entre enfants français•es et étranger•ères, par le fichage lui-même, aussi par un glissement assez subtil : les enfants étranger•ères ne dépendent plus des départements comme les autres enfants, mais d’une entité qui fait communiquer les départements entre eux. Une entité, comme l’État, mais qui n’est pas l’État.
Depuis des années déjà, les départements emploient des associations afin qu’elles évaluent la minorité des jeunes, elles le font en recourant à des grilles de lecture qui se veulent rationnelles – là où la raison ne vaut pas. Je ne parle pas ici des nombreux cas d’évidente mauvaise foi : « ce jeune n’est pas mineur car il a prouvé par son parcours qu’il n’avait pas vécu des choses que vivent les mineurs ». Cette mauvaise foi n’est peut-être, après tout, comme le disait un jeune, qu’une espèce de manque d’imagination.
Les évaluations sociales consistent à épingler le parcours pour retrouver dates, années d’école, cohérences, consistent à piéger ou à demander à l’enfance de répondre d’elle-même, ce que justement elle ne sait pas faire, pour tout un tas de raisons : l’enfance, c’est une course, une échappée, elle devient, elle se croit, elle se fait, elle n’est pas faite pour donner, de loin, d’un ailleurs où elle n’est pas, la preuve d’elle-même. Être évalué•e enfant, c’est forcément être objet du soin (de l’attention, du regard) de l’autre. Ce n’est pas moi qui dis que j’ai besoin. Moi je dis que je suis fort, soldat, héroïque, puissant, les autres voient bien ce dont j’ai besoin puisque je dors dehors, n’ai pas de parents, n’ai pas fait d’études, etc. L’évaluation sociale consiste à trouver des critères objectifs pour finir par une vague impression : on dirait un•e mineur•e. Ou : on ne dirait pas. Il ou elle a des rides. Il ou elle a l’air costaud•e.
Évaluation sociale, ça ne va à personne, on continue avec les papiers, et c’est de plus en plus absurde, il y a cette course ou chasse aux papiers, c’est-à-dire au jugement supplétif parce que personne ne croit un extrait d’acte de naissance guinéen et de toute façon, souvent, les jeunes n’ont pas été inscrit•es à la naissance dans un registre d’état-civil. C’est donc la chasse ou la course à un document que personne ne prendra pour un document authentique, on a fait appel à un•e ami•e d’ami•e, à un frère de père, de mère, pour obtenir ce jugement dont on a tellement besoin, on le fait certifier de plus en plus, une fois deux fois trois fois, par les ministères et les ambassades, et la preuve multipliée vaut preuve nulle, retour case départ.

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Paye-Camara

Lorsqu’elle n’enseigne pas le latin, ou lorsqu’elle ne fouille pas méticuleusement l’histoire et la littérature pour en extraire des résonances mythiques particulièrement en phase avec notre présent (que l’on songe par exemple à son « À notre humanité » de 2012, à ses « Métamorphoses » d’Ovide de 2017, ou à son « Aquerò » de 2017), Marie Cosnay se consacre à aider directement ces jeunes réfugiés mis en mouvement par les guerres, directement militaires ou à peine moins directement religieuses et économiques, et échoués (lorsqu’ils ne sont pas morts en route) sur nos rivages, où les attendent quelques soutiens réels, beaucoup d’indifférence, un peu de haine authentique et une formidable machine administrative détournée au fil du temps de ses missions premières pour mieux broyer des vies aujourd’hui (comme le mettaient singulièrement en scène les jeunes Entichés de la compagnie théâtrale de Mélanie Charvy et Millie Duyé dans leur « Provisoire(s) » de 2017). Les réfugiés sont désormais également centraux dans son travail littéraire, que ce soit dans les chefs d’œuvre romanesques subtils que sont « Cordélia la guerre » (2015) ou « Épopée » (2018), ou dans les constructions en forme d’enquête poétique que peuvent être « If » (2020) ou « Des îles » (2021).

Avec ce « Nos corps pirogues », publié en janvier 2022 à L’Ire des Marges, la dimension du témoignage direct est sans doute plus prononcée, puisque les terribles expériences vécues par Mustafa, Trésor, Saâ ou Bachir, durant leurs traversées mais hélas autant au contact de la muraille intérieure de la Forteresse Europe, sont rapportées de première main par l’autrice à partir des rencontres ayant lieu dans le cadre de son activité bénévole, mais l’écriture elle-même, de plus en plus spécifique sous ses différentes formes apparentes, donne une touche solaire à cette lucidité sans pathos (celle aussi de l’Arno Bertina de « Numéro d’écrou 362573 », discutée dans son « SebecoroChambord »), à cette fatigue qui ne renonce néanmoins pas, à cette lutte collective qui doit se satisfaire trop souvent de petites victoires et de cruelles défaites.

Au moment où Ground Control (où est installée la librairie Charybde) accueille justement (du 24 au 26 juin) Festivalerte, événement de sensibilisation sur le sort des mineurs étrangers isolés, la lecture de « Nos corps pirogues » est plus que jamais indispensable.

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Restent les os, le vrai, le dur, les os qui devraient dire : quinze, seize, d’abord ne sont pas adaptés, ensuite sont contredits, enfin ne disent rien, ce qui doit trancher ne tranche pas, là encore il est question d’interprétation alors qu’on voulait un non ou un oui, les os disent entre seize et dix-huit, ou bien entre dix-sept et vingt, ce qui laisse la balle dans le camp du ou de la juge, comme si on disait : l’épreuve ou ordalie des os, match nul, la balle est dans le camp du ou de la juge, qu’il ou elle juge, sans critère, ou selon d’autres critères, lesquels, on ne sait pas, tout dépend.
Tout dépend : parfois le ou la juge juge en fonction des places en foyer dans la ville ou le département. Ou en fonction des personnes solidaires qui s’enthousiasment pour l’accueil d’un•e adolescent•e héroïque à domicile, ce qui est un peu une douce folie. Une douce et belle folie la plupart du temps, tant mieux. Que penser d’une institution qui fait appel à des familles d’accueil de fortune, recrutées en quelques minutes dans le hall d’attente d’un tribunal, qui livrent donc à des hébergeur•euses inconnu•es ceux et celles qu’elle vient, à l’instant, de juger mineur•es, fragiles et complètement isolé•es ?

Tout cela pour dire qu’on cherche l’enfance.
Tout cela pour dire à quel point on cherche l’enfance.
Ce que c’est, l’enfance, cette enfance-là, et comment la dire.
À quel point on la cherche et ne la sait jamais.
Ce qu’il y a, c’est qu’on ne la voit pas, ou ne cherche pas à la voir, comme un mouvement.
Elle n’est pourtant que mouvement.
Mouvement qui nous surprend.

Fatigue, à force de luttes contre les départements, contre les juges, de recherches de papiers et de validations, fatigue devant la bêtise des évaluations et fatigue des évaluations que nous faisons, nous aussi (société civile, hébergeur•euses solidaires), des départements : celui-ci est bon, celui-là pas du tout.
Fatigue aussi devant la séduction suspecte, qu’à mon sens opérait l’enfance, cette enfance-là, sur les hébergeur•euses solidaires que nous étions, que j’étais.
Fatiguée de ce que nous attribuions à l’enfance, presque avec un grand E, de ce que nous lui faisions jouer.
Je savais pourtant qu’on ne renonce pas à un droit, à des droits, que ceux de l’enfance sont internationaux et ratifiés, qu’il est important qu’une date de naissance officialise la fragilité, la borne. Mais je savais aussi que d’une part, rien n’est plus facile à nier qu’une date de naissance, et que d’autre part, à sacraliser l’enfance, la minorité, on jetait de l’autre côté, avec quelle facilité, celui ou celle dont on jugeait qu’il ou elle n’était pas un•e enfant, ou qui finissait, du point de vue de la date, par ne plus l’être.
C’est alors que s’est ouverte la foire aux questions impossibles.
La foire aux réflexions qui ne servent qu’à en proposer de nouvelles.
L’enfance n’est pas fragile, ou n’est pas que fragile. On doit être protégé même quand on n’est pas fragile. C’est ce qui permettra de ne pas un jour être fragile.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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