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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Le manège des erreurs » – Montalbano 28 (Andrea Camilleri)

Une enquête de Salvo Montalbano manquant un peu trop de surprises, et dans laquelle les composantes qui firent la magie de la série semblent un peu trop diffuses et mécaniques.

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Erreurs

À cinq heures et demie du matin, pas pile mais pas loin alentour, ‘ne mouche, qui semblait depuis longtemps canée, collée à la vitre de la fenêtre, ouvrit tout à coup les ailes, se les nettoya soigneusement en les frottant bien bien puis prit son envol et un peu après vira pour s’en aller se poser sur la table de nuit.
Là, elle resta un moment immobile à bader la situation, puis elle fonça dans la narine gauche de Montalbano qui dormait de bon cœur.
Dans son sommeil, le commissaire ressentit une désagréable démangeaison au nez et, pour se la faire passer, il se balargua ‘une puissante torgnole sur le visage. Mais, abruti qu’il était par le sommeil en cours, il n’en calcula pas la force, de sorte que le grand coup qu’il se flanqua eut deux résultats immédiats : celui de l’aréveiller et celui de lui écraser le nez.
Il se leva d’un bond en jurant à un rythme de mitraillette pendant que le sang lui giclait comme d’une fontaine, il s’aprécipita à la cuisine, ouvrit le frigo, agrippa deux glaçons qu’il s’appliqua à la racine du nez et s’assit en gardant la tête en arrière.
Au bout de cinq minutes, le sang se tarit.
Il passa dans la salle de bains, se lava le visage, le cou et la poitrine et retourna se coucher.
Il venait tout juste de fermer les yeux quand il sentit une démangeaison toute pareille, mais cette fois dans la narine droite. Manifestement, la mouche avait décidé de changer de zone à explorer.
Que faire pour éliminer ce grandissime tracassin ?
Après sa récente expérience, pas question d’utiliser la main.
Il secoua légèrement la tête. La mouche, loin de s’en aller, s’enfonça un peu plus profond.
Peut-être qu’en lui flanquant la frousse…
– Aaaaahhh !
Le cri qu’il poussa fut d’une puissance à l’escagasser, mais il obtint l’effet voulu. La démangeaison avait disparu.
Il se rendormait enfin quand il la sentit de nouveau passer sur son front. Jurant derechef, il adécida d’expérimenter ‘ne nouvelle stratégie.
Agrippant à deux mains le drap, il se le tira d’un coup jusque par-dessus la tête, la cachant complètement. Comme ça, la mouche ne pourrait atrouver un millimètre de peau découverte, même si, empaqueté comme il l’était, il en venait à manquer d’air.
Ce fut une victoire de très courte durée.
Même pas une minute plus tard, il la sentit atterrir sur sa lèvre ‘nférieure.
Il était clair que la sale radasse ne s’était pas envolée mais était restée sous le drap.
Un brusque découragement s’abattit sur lui. Contre cette mouche maudite, il ne gagnerait jamais.
« L’homme fort sait areconnaître sa défaite », se dit-il en se levant, résigné, avant de gagner la salle de bains.
Quand il revint dans sa chambre pour s’habiller, comme il allait prendre son pantalon sur la chaise, il vit du coin de l’œil la mouche posée sur la table de nuit.
Elle était vraiment à sa portée, et il en profita.
Plus rapide que l’éclair, il leva la main droite et l’abattit, emplafonnant la mouche qui lui resta collée à la main.
Il retourna dans la salle de bains et se lava longuement les mains en chantonnant, heureux d’avoir pris sa revanche.
Mais quand il retourna dans la chambre du pas conquérant du vainqueur, il s’aparalysa.
Une mouche se promenait sur l’oreiller.
Alors, elles étaient deux, les mouches ! Et, laquelle avait-il tuée ?
L’innocente ou la coupable ? Et si par hasard, il avait tué une ‘nnocente, c’t’erreur, un jour, quelqu’un la lui jetterait-il au visage avant de la lui faire payer ?
« Mais qu’est-ce que c’est que ces conneries qui me passent par la tête ? » se dit-il.

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Comme cela semble arriver depuis maintenant quelques années au commissaire sicilien Salvo Montalbano au début d’une nouvelle enquête, une anecdote presque comique et apparemment totalement anodine, voire légèrement saugrenue, joue bien souvent le rôle d’un rêve prémonitoire rusé vis-à-vis de ce qui va se passer dans le roman. Ce remake-éclair du célèbre combat gidien d’Amédée Fleurissoire contre le moustique, dans « Les caves du Vatican », propose ainsi plusieurs signes secrets annonçant le contenu de ce « Manège des erreurs », vingt-huitième volume des aventures de ce policier Sicilien bougon au grand cœur, gastronome jamais repenti, déployant des trésors de ruse pour échapper aux menées serviles (vis-à-vis du pouvoir et de l’argent) d’une partie de sa hiérarchie, sensible à certaines apparences mais plus encore à ce qui se cache derrière elles, et fort en phase avec les misères systémiques qui traversent cette société à la (grosse) charnière de deux siècles, depuis « La forme de l’eau » en 1994.

Que peut faire un homme qui rentre chez lui à 7 heures du matin, après ‘ne nuit blanche et qui a un rendez-vous avec son supérieur à 9 heures à Montelusa ?
Rien d’autre que ce que fit Montalbano. Se déshabiller, se glisser sous la douche, se raser, passer du linge propre, mettre la cafetière sur le feu, endosser un costume pris dans l’armuàr, se boire une bolée ‘ntière de café, monter en voiture et partir pour Montelusa.
Comme il connaissait le motif de la convocation du questeur, il se pripara une réponse qui était ‘ne calembredaine grosse non pas comme ‘ne maison mais comme un gratte-ciel.
En entrant dans l’antichambre du questeur, il mata sa montre. Neuf heures moins cinq.
– J’ai un rendez-vous avec M. le Questeur, annonça-t-il à un agent assis derrière une table.
Le type regarda une feuille qu’il avait devant lui.
– Oui, je sais, dottor Montalbano, mais M. le Questeur est occupé. Si vous voulez bien patienter…
Montalbano s’assit sur un petit canapé qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à celui de son dentiste.
C’te pinsée, d’un coup et sans raison apparente, lui fit ‘mmédiatement sentir une certaine douleur à la dernière dent de la mâchoire supérieure gauche.
Il la toucha prudemment de la pointe de la langue. Ça faisait mal, pas à discuter. Il fut pris d’un brusque énervement, et commença à s’agiter sur le sofa.
Rin au monde ne n’effrayait comme de devoir s’asseoir sur le fauteuil du dentiste. Seuls les condamnés à mort, quand on les mettait sur la chaise électrique, éprouvaient semblable terreur.
Mais combien de temps il lui fallait pour se désoccuper, au questeur ? Et voilà, maintenant, il transpirait.
Il lui vint une envie irrésistible de s’en aller. Il se leva et à cet instant précis le tiléphone sur la table de l’agent sonna. Montalbano s’immobilisa. L’homme écouta puis dit :
– Vous pouvez entrer.
Le commissaire tapa légèrement à la porte, ouvrit, entra.
– Bonjour, dit-il.
Le questeur n’arépondit pas, il posa la feuille qu’il était en train de lire, fixa Montalbano planté devant lui, les doigts de sa main droite tambourinèrent sur le bureau et enfin, il parla :
– Montalbano, je vais entrer tout de suite dans le vif du sujet car votre présence ne m’est pas agréable.
– Mais entrez, monsieur le Questeur, entrez.
– Puis-je savoir pour quelle mystérieuse raison vous avez jugé bon de n’informer personne, parmi vos supérieurs, des enlèvements qui ont eu lieu et malheureusement continuent à avoir lieu à Vigàta ?
– Si vous me permet…
– Avant que vous ouvriez la bouche, je veux vous avertir. De votre réponse dépend si je prendrai ou non des mesures à votre encontre. Vous avez bien compris ?
– Bien compris !
– Allez-y, parlez.
Pendant ‘ne fraction de seconde, Montalbano ferma les yeux et puis il se jeta à l’eau tout habillé.
– C’est ce qui m’a été ordonné, monsieur le Questeur.
Bonetti-Alderighi le fixa, éberlué.
– Ordonné ?!
– Exactement, monsieur le Questeur. Et je ne vous raconte pas les nuits d’insomnie que j’ai passées parce que, en obéissant à un ordre venu d’en haut, j’en venais à manquer à mes plus élémentaires devoirs.
– D’en haut ? Mais de qui ?
– C’est Son Excellence le sous-secrétaire Macannuco, qui serait l’oncle maternel de la première victime, qui m’a téléphoné en m’ordonnant de n’en rien dire à personne. Il ne voulait pas que sa nièce… Vous connaissez Macannuco ?
– Pas personnellement.
– Si vous le connaissiez, vous comprendriez. C’est un homme vindicatif. Si j’avais refusé, il m’aurait gardé un chien de sa chienne.
L’attitude du questeur changea brusquement. Il n’avait nulle ‘ntention de mettre en danger sa carrière.
– Asseyez-vous.
Le commissaire s’assit.
– Ça fait longtemps que vous connaissez Macannuco ?
– Depuis l’école élémentaire.
– Mais pourquoi ne m’avez-vous pas parlé au moins du deuxième enlèvement ?
– Parce que ensuite, quand vous auriez appris qu’il y en avait déjà eu un avant, vous vous seriez mis en colère contre moi et…
Le questeur l’interrompit.
– Bon, d’accord, n’en parlons plus.
Ils bavardèrent aimablement pendant encore cinq minutes, puis le questeur le congédia en prononçant l’absolution de tous ses péchés, hormis le péché originel qui n’était pas de sa compétence.
En mettant le pied hors de la préfecture, Montalbano n’eut plus mal aux dents.

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Hélas, alors qu’Andrea Camilleri est décédé en 2019, et qu’il ne reste désormais, après celui-ci, que cinq volumes de la saga à traduire en français par Serge Quadruppani (qui continue à nous régaler de l’inventivité et de la précision de sa création ad hoc, indispensable pour rendre compte de la langue tripartite si spécifique du maître sicilien, comme il l’explique dans sa préface évolutive au fil des volumes) au Fleuve, une partie de la magie de la série cède maintenant assez souvent à une forme de fatigue existentielle. Dans ce 28ème épisode, publié en 2015 et traduit chez nous en 2020, on ne trouve qu’à l’état de traces trop diffuses la joie culinaire qui enflammait par exemple « Le tour de la bouée » (2003), les ramifications de l’histoire sicilienne qui surgissaient à l’impromptu (« Chien de faïence », 1996, ou « La piste de sable », 2007), les bouillonnements internes du commissariat de Vigata (« L’âge du doute », 2008, ou « Une lame de lumière », 2012), les complexités mafieuses (« Un été ardent », 2006, ou « La pyramide de boue », 2014), les disputes parfois difficiles avec son éternelle fiancée Livia (« La patience de l’araignée », 2004) ou les horreurs parfaitement contemporaines des réfugiés exploités ou laissés à leur sort (« La danse de la mouette », 2009).

On sait bien entendu à quel point il est difficile de maintenir le souffle, le charme et la puissance d’une série policière littéraire sur une aussi longue période : on se souvient par exemple de la mélancolie critique et du manque de souffle qui contaminait les dernières enquêtes du Wallander d’Henning Mankell, on constate aileurs les véritables acrobaties auxquelles Ian Rankin est désormais contraint pour maintenir vivantes les aventures de John Rebus, et si Jo Nesbø se tire du défi avec un brio extrême, c’est aussi que chaque volume complexe de sa saga Harry Hole comporte quatre ou cinq fois le nombre de pages d’une intervention moyenne de Salvo Montalbano. N’ayant pu visiblement dans cette dernière longue ligne droite de sa série sortir à chaque fois de son chapeau une intrigue aussi redoutablement tortueuse que dans « La chasse au trésor » (2010) ou dans « Jeu de miroirs » (2011), Andrea Camilleri se contente donc ici, tout particulièrement, de nous proposer le confort complice de retrouvailles toujours bienvenues, quoiqu’il en soit, avec l’étonnante bande rassemblée autour du commissaire irascible, joueur et désormais gentiment vieillissant.

Quelque chose passa comme un éclair entre ses pieds, ‘nterrompant ses pinsées. Il fit un bond. Sauvé rit.
– C’était un rat, dit-il. Maintenant, avec l’obscurité qui vient, ils commencent à sortir. Si on reste là, ils vont nous bouffer tout cru. Il vaut mieux que vous deux, vous retourniez à la voiture.
Et laisser ce pauvre corps se faire déchiqueter ? Qu’est-ce qu’il devrait encore subir après la mort ?
– Mais c’tes rats risquent…
– Ne vous inquiétez pas pour le catafero, je reste. Maintenant, je vais allumer le moteur comme ça le bruit les tient à distance.
S’aretrouver de nouveau sur la rive fut comme émerger d’un cercle de l’enfer.
Ils montèrent dans la voiture, fenêtres fermées. Peu à peu, le commissaire vit la dernière lumière du jour s’éteindre et alors il lui revint à l’esprit une vieille comédie d’un auteur italien qui racontait le nouveau déluge universel qui advenait non pas avec l’eau du ciel mais parce que tous les chiottes et les égouts du monde rejetaient la saleté que pendant des siècles on y avait jetée et les hommes mouraient ainsi, noyés dans leur propre ordure. Quand il l’avait lu, ça lui avait paru un danger imaginaire, et maintenant, il n’en était plus sûr.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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