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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Lettres aux jeunes poétesses » (Collectif)

21 poétesses contemporaines pour écrire 17 adresses de beauté, de transmission et de justice par les mots. Une sublime armée qui se lève, a priori sans patience et sans azur, mais bien pour notre plus grande sensibilité combative et notre plaisir orienté de lecture.

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Poétesses

Pour saisir la singularité et la puissance de ce projet rare, matérialisé par la publication d’un ouvrage rassemblant 17 « Lettres aux jeunes poétesses », écrites par 21 poétesses éventuellement légèrement plus âgées, édité par L’Arche en août 2021, il faut d’abord s’appuyer sur l’avant-propos d’Aurélie Olivier, initiatrice de cette passerelle générationnelle et militante, éducative, populaire et décidée :

Au printemps 2020, je reçois une invitation du service de la Parole du Centre Pompidou, pour imaginer, au sein du festival Extra !, un week-end dédié aux Parleuses, le nom d’un cycle de séances que l’association Littérature, etc. organise, de manière itinérante chaque mois, avec des autrices contemporaines, pour revisiter l’histoire de la littérature. En réfléchissant à la meilleure manière d’utiliser la place qui m’était accordée, le sexisme de l’histoire poétique du musée me revient en mémoire. […] Repenser à cette vidéo [… d’une opération de 1982 dont les poétesses étaient absentes ou effacées …] me donne envie de proposer, à presque 40 ans de distance, une forme, à mi-chemin entre la chorale et l’avalanche, qui assurerait, au sein même de l’institution qui pendant des décennies l’a ignorée, la transmission d’une poésie qui nous laisse le choix, d’une poésie féministe.
J’écris alors à 9 poétes∙ses en leur demandant : qu’auriez-vous envie d’écrire à un∙e jeune poéte∙sse ? Qu’auriez-vous aimé qu’on vous écrive lorsque vous étiez vous-même un∙e jeune poé∙tesse ? Quelques mois plus tard, arrivent dans ma boîte mail, comme des cadeaux qui brûlent tout en même temps qu’ils réchauffent, les 9 premières Lettres aux jeunes poétes∙ses commandées. Leur lecture vivifiante m’ordonne : ces textes doivent parvenir à une multitude d’autres lecteur∙ices. Mais comment les adresser ? Une soirée de lectures ne suffira jamais à garantir la propagation. […]

C’est donc grâce à cet élan collectif inspiré, à cette juxtaposition de mains tendues, avec tendresse, avec ironie, avec véhémence, avec au fond toute une gamme pertinente de sentiments, d’espérances profondes et de désespérances provisoires, que l’on peut maintenant lire, à tête reposée et à cœur enflammé, les adresses concoctées par Chloé Delaume (dont on ne répètera jamais assez ici, car un peu de publicité pour nos amis des éditions Jou est toujours de droit, que son superbe « La nuit je suis Buffy Summers » est de nouveau disponible depuis avril 2020), par Sonia Chiambretto, par Rébecca Chaillon, par Adel Tincelin, par Rim Battal (qui, tout récemment encore, après les beautés de « Vingt poèmes et des poussières », de « Latex » et de « Transport commun », nous régalait de ses « Quatrains de l’all-inclusive »), ou encore par Liliane Giraudon.

Je te parle d’édition, pas de littérature. Je te parle de marché, de ce qui, toute ta vie, t’attend au quotidien. Le mot précarité, c’est le prix à payer, le prix de la liberté de ta propre écriture. Tu ne posséderas que ton œuvre. C’est pour cela que personne ne devra l’abîmer. Ton geste restera souverain au sein de tous tes livres. Qu’importe qu’il ne soit pas adapté à la demande ; on n’écrit pas pour plaire, mais par nécessité. (Chloé Delaume)

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Ma belle, par le théâtre tu rentres dans les mots, dans les histoires et tu adoreras ça. Mais dès que tu peux, prends ce savoir et fuis-le.
Apprends les autres dramaturgies, les autres manières d’écrire.
Raconte par les images et use le sol des scènes quoi qu’elles soient.
Tiens, coupe le club Dorothée et va voir l’expo de Mona Hatoum à Pompidou, apprends à hurler en silence avec la performance, regarde encore Mona Hatoum, l’intérieur de ses tripes projetées sur le sol, et puis suce les archives de Marina Abramović, saigne-toi et sacrifie-toi, prends-la comme marraine de ce que tu veux produire. Et lis cette bio de Claude Cahun qui trône comme un mail non lu dans ta bibliothèque, et ne retiens de Diane Arbus que le temps qu’elle prend pour écrire une photo. Transforme-toi, maquille-toi toi-même, bouffe le maquillage, fais ta peau être une page blanche et choisis qui tu déposes sur ton visage, ton autre marraine sera Cindy Sherman et je suis sûre que Marina et Mona seront ravies.
Rencontre Virginie Despentes deux fois, dans les livres et dans la vie, et dis-toi que les femmes qui écrivent doivent être des potes, pas des êtres inaccessibles à rattraper, ni des icônes à détrôner.
D’elles toutes, de cette photo de classe plutôt blanche. Eloigne-toi maintenant. (Rébecca Chaillon)

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Ensuite, il y a encore Ryoko Sekiguchi (qui, de « L’astringent » à « Manger fantôme », ou de « Ce n’est pas un hasard » à « La voix sombre », nous offre si régulièrement ses puissantes incursions aux marges et aux frontières entre cultures et interprétations, entre goûts et pensées), Nathalie Quintane (dont « Un œil en moins », par exemple, il y a à peine un peu plus de trois ans, nous conduisait à regarder de bien plus près ce que nous pratiquons quand nous luttons), Milady RenoirSophie G. Lucas (dont le « Paradise », avec Jean-Marc Flahaut, nous avait entraîné dans un formidable road movie poétique, justement), Marina SkalovaLisette Lombé (dont le récent recueil « Brûler brûler brûler » nous avait permis d’entrer en beauté dans la jeune collection L’iconopop), Édith AzamOuanessa YounsiSandra Moussempès, dont les explorations ramifiées de réalités intimes alternatives et d’oppressions silencieuses ou discrètes, dans « Captures », « Acrobaties dessinées », « Colloque des télépathes », « Sunny girls », « Cinéma de l’affect » ou « Cassandre à bout portant », nous révèlent chaque fois un peu plus à nous-mêmes, Michèle Métail, et encore le collectif RER Q (etaïnn zwer, Élodie Petit, Claire Finch, Wendy Delorme, Camille Cornu et Rébecca Chaillon) pour conclure ce recueil étrange et puissant. Chaque membre informel de cette armée de guerrières (pour reprendre certains des mots précieux et justes de la quatrième de couverture) opère des choix de transmission, manie des modes bien distincts de projection de soi vers les autres et du passé vers le futur, mais toutes donnent en force à ressentir et à penser ce que peut être d’écrire (de la poésie au sens large) et d’être (dans la cité et dans le monde, immense ou réduit aux acquêts) aujourd’hui, femme ou personne non binaire, se devant d’inventer d’improbables conquêtes de justice et de beauté.

Chère jeune poétesse,
Ne cherche pas à devenir poétesse, tu l’es déjà, tu en approfondiras le socle. Sois un peu sorcière un peu Lilith, ne deviens pas une Eve en côte d’Adam formatée par l’attrait des conventions. Reste libre et singulière, approche de tes zones d’ombres, de ta façon particulière d’être au monde. Prends tes différences comme des biens précieux qui t’aideront à écrire, filmer, chanter, composer, exprimer ce qui t’est propre. Deviens ton propre laboratoire textuel et sensoriel. Laisse les mots travailler à ta place tout en te centrant sur une nécessité esthétique. Jette ce qui ne te convient pas, ne garde que l’essence, travaille la musicalité, sois envoûtée, perturbée, refuse le pathos, les expressions convenues. Ne fuis pas tes émotions, recycle-les. Ne crains pas la souffrance ou la solitude qui peuvent aussi être des alliées. Ne te sur-adapte pas aux autres et ne fais pas du confort de vie un but à atteindre. Il ne s’agit pas de romantisme suranné mais bien d’un engagement total. Vis à travers l’intensité d’une relation amoureuse ou dans le calme d’un ermitage mais sois pragmatique et consciencieuse pour le choix de tes éditeurs, l’élaboration de lectures augmentées, les dossiers de demandes d’aides, qui te prendront autant de temps que la création.
Accepte tes abattements et le trou béant qui parfois t’habitera, toute volonté d’écriture provient de ce vide-là qui ouvre ton corps depuis l’enfance.
Écris régulièrement, n’importe où, ne conçois pas le poème comme une chose « poétique » mais comme une distanciation de ce qui sature ton esprit. Tu peux capturer un fragment d’intensité ou bien décrire cliniquement un ectoplasme, quoi que tu choisisses fais-le à ta façon. Le poème ne doit pas être le réceptacle de tes émotions, rejette la mièvrerie ou re-découpe-la au scalpel. Trouve ton langage formel, informel à travers le prisme des mémoires de ce dont on ne se souvient pas. (Sandra Moussempès)

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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