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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Les sorcières de la République » (Chloé Delaume)

En 2062, le procès à grand spectacle de divinités féminines ayant tenté (et raté) une révolution française bien particulière.

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2062 : le Tribunal du Grand Paris, en direct du Stade de France, juge à grand spectacle la Sibylle de Cumes, considérée comme l’une des principales responsables de ce qui apparaît désormais, à certains, comme un terrible désastre national, à savoir la VIIème République, proclamée après l’élection à la Présidence de la République française de la candidate de l’énigmatique Parti du Cercle, et des trois ans d’amnésie collective irréversible décidée quelque temps plus tard après approbation référendaire massive.

Mon nom est la Sibylle. Je n’en ai aucun autre. Ne soyez pas ridicules, le diable est dans les détails, pas dans les pseudonymes. Née à Cymé, Cumes d’Éolide. Mon âge, j’y reviendrai ; ma vie, ce n’est pas le moment.
Tout vous raconter, je m’y apprête, je m’y suis engagée et je n’ai qu’une parole, mais chaque chose en son temps. Si vous pouviez me rendre ma brosse, mes barrettes, ou au moins me trouver des épingles et un peigne, que je m’arrange un peu.
Profession : prophétesse. Fondatrice du Parti du Cercle, conseillère des déesses, oracle des Heures perdues. Spécialisée très tôt : Télépathie – Clairvoyance – Clairaudience – Précognition – Rétrocognition. Entre nous, j’aurais préféré être artiste-interprète, mais on ne fait pas toujours ce qu’on veut.
Évidemment, je suis coupable, je n’ai jamais cherché à le nier. Je suis responsable de mes actes, j’assume mes chefs d’inculpation. Mis à part : « Organisation terroriste », « Atteinte à la sûreté de l’État » et « Crimes contre l’humanité », cela va de soi.
Parce que c’est inexact, monsieur le Président. Que la greffière en prenne note, que les jurés l’entendent : Je suis coupable et responsable, mais pas du tout de ce que vous croyez.

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Elihu Vedder : « La Sibylle de Cumes » (1876)

Quoi de plus naturel finalement pour une écriture commencée en 2000 sous le signe de la moire Atropos, et dont on connaît depuis longtemps le rare brio pour assembler une visée socio-politique audacieuse et radicale à une maîtrise farceuse de la pop culture contemporaine (comme nous le rappelait par exemple en 2007 le superbe et trop méconnu « La nuit je suis Buffy Summers ») que de convoquer ici, dans un redoutable exercice de prospective politique fantastique et de test décisif des utopies, féministes ou autres, une conteuse délurée à la longévité impressionnante, au service d’une encore vigoureuse poignée de déesses de l’Olympe, sorties de leur retraite pour se plonger dans les affaires de la France, en utilisant toutes les ressources fondamentales de la sorcellerie, telle qu’elle a longtemps survécu, cachée, dans le Bocage et ailleurs ?

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Assistance projective fournie par CANAL NATIONAL durant le récit de l’accusée pour aider à visualiser le personnage d’Artémis.

#LIVE
Ce dimanche-là, oui, j’y reviens. Dans la demeure des dieux parfaitement oubliés et néanmoins soumis aux antihistaminiques, assise aux pieds d’Héra sur mon pouf en peau de cerf.
L’Apocalypse était prévue le 21 décembre 2012, ça tombait le vendredi suivant. Je venais de les en avertir. L’Apocalypse, la fin du monde, l’extinction de votre espèce. La prophétie maya, oui, monsieur le Président.
Il ne restait que cinq jours, je les prenais de court. Héra, Hestia, Déméter, Aphrodite, Artémis, Athéna. À l’heure du thé, sous les colonnes, pendant que les dieux jouaient au tarot du côté des champs Élysées. Un quartier résidentiel situé dans l’ouest des Enfers, là où le printemps est éternel et la population composée de héros à la retraite. C’est ici que Zeus frères & fils occupaient leurs journées depuis que la concurrence les avait mis hors jeu. Le succès de Jésus-Christ leur a été fatal. L’arrivée du monothéisme, ils n’ont pas su s’y adapter, pourtant je les avais prévenus : La tendance sera aux dieux uniques. Ces vaniteux ne m’ont pas crue. Ils ont préféré négocier, persuadés qu’ils trouveraient, entre divinités et mâles de la même trempe, alliances et arrangements.
Après la faillite, les rapports familiaux se sont notablement délités entre mâles et femelles. Les déesses et leurs suites réfugiées sur l’Olympe erraient dans les couloirs, l’œil torve sous des cheveux gras, le peignoir lâche et l’âme à vif. Une ambiance de sanatorium, sans compter l’odeur de la tristesse, les courants d’air sournois, l’affreux son des savates qui frottent contre le parquet comme si le feutre de leurs semelles étalait leur chagrin ; en barbouillait le sol. Un bien triste spectacle, monsieur le Président. Le palais se délabrait, la chaleur du foyer n’était plus entretenue. Les dieux se savaient responsables, mais c’était trop à assumer. Le poids de la culpabilité ajouté à celui des charges, ils ont préféré déserter. Zeus s’est accordé le divorce, laissant à Héra la jouissance de la demeure familiale, mais sans lui verser de pension. Les divinités mâles ont pris leur retraite du côté de chez Hadès, des maisons mitoyennes, de charmants petits jardins. Le printemps éternel, avec ses parties de cartes, ses barbecues de quartier, son voisinage de qualité.
C’est pour ça qu’elles n’étaient que six à l’heure du thé, ce dimanche-là. Et que je pouvais les prendre de court sans même avoir à chuchoter.
Je vous rappelle que j’étais contre. Dès les origines du projet. Je ne voulais pas qu’elles interviennent, je savais où ça nous mènerait.

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Avec ces divinités olympiennes gérant leurs petits soucis, leurs jalousies et leurs haines dérivantes recuites à grands coups de sort de l’humanité (ou en tout cas d’une partie), on retrouvera bien avec plaisir le choc du marketing et du désir contemporains, face à une raison toujours esseulée, qui transpirait avec ferveur et humour du « Ariane dans le Labyrinthe » de Philippe Bollondi, mais ici la métaphore se fait d’emblée cruellement politique, et les bottes télévisuelles qui encerclent ce procès à fort audimat déploient toute leur férocité, même si certaines armes peuvent encore se retourner contre leurs ardents promoteurs, même lorsqu’ils ne sont pas spécialement court vêtus (mais ne spoilons pas…).

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Assistance projective fournie par CANAL NATIONAL durant le récit de l’accusée pour aider à visualiser le personnage de Déméter.

Si le gouvernement totalement spectaculaire, totalement marchand et très fortement répressif qui règne sur la France de 2062 dans cette fable déjantée et haletante a un indéniable parfum de réalisme traité à doses juste suffisantes d’exagération, le traitement global et à facettes retenu par Chloé Delaume – mêlant avec une hilarante justesse et une joyeuse profusion le magique Vent d’Autan, le viol des foules, la télé-réalité, l’activisme politique, la vengeance carcérale, le charlatanisme millénariste, la dérive religieuse structurelle ou occasionnelle, l’idéologie sécuritaire, la loi du copyright, la poésie chamanique, les mythologies (bien entendu), les biotechnologies, le radio-trottoir, les diverses formes possibles et historiques de féminisme, les ruses innombrables du patriarcat, l’aliénation par la mode, les ateliers bangladais misérables de l’opulence occidentale, « l’exorcisme des locaux de Bercy pour en faire sortir l’esprit de Margaret Thatcher », l’histoire d’amour entre Artémis et Jésus-Christ, le fantôme de John Langshaw Austin, « la pédagogie dans le grimoire », Lilith et son Club, les frasques de Zeus dont « chaque nouvelle escapade lui coûte des points de charisme », de la performance artistique, la puissance du tatouage, les bichons maltais, Jules Michelet et Carlo Ginzburg, et même l’art suprême d’accommoder les restes – prouve à nouveau que, maniées avec talent, la fiction spéculative débridée et le rire bakhtino-rabelaisien restent deux armes souveraines, souvent plus performantes (dans un texte où, une fois de plus, la notion de performativité du langage est centrale) que la tentative réaliste, pour se colleter avec cette histoire jamais finie et ce réel toujours désertique qui échangent à tout bout de champ leurs masques de farce pour ceux de la tragédie.

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Durant mon incarcération, j’ai donné beaucoup de ma personne, en plus des interrogatoires. Je me suis soumise aux analyses et à toutes les évaluations, j’ai accepté les caméras, les prises, les enregistrements. Les examens gynécologiques, les radios et les prélèvements. Les rapports d’expertise, les résultats, tous les résultats. Chacun aura pu constater que mon hymen était intact lorsque la sonde l’a perforé, et qu’aucun chiffre n’était gravé en haut de mon col de l’utérus.
Mon corps, et mes affaires. Le contenu de ma bicoque saisie ; toute ma bibliothèque confisquée, mon matériel professionnel, comme nos manuels de formation. Mes propres grimoires, ma mallette en cuir de crapaud-buffle, mes cartes, mon pendule, mon chaudron. Des correspondances personnelles, des documents internes et des journaux intimes. Et s’il n’y avait que les étagères. Mes fonds de tiroirs, mes malles, ma garde-robe impressionnante, mes collections de cristaux et d’ovaires momifiés. Tous saisis et répertoriés ; mille cinq cent soixante-quatre pièces à conviction ont été versées au dossier. Elles attestent à vos yeux ma culpabilité, la planification de l’effondrement final de la VIe République. L’étendue de ma malveillance, la folie qui toujours accompagne mon chemin.

Que l’on choisisse de le lire en se laissant porter par la pure jubilation du langage dansant et des formules acérées de ce thriller politique prophétique présenté sous forme de justice procedural dantesque, ou que l’on traque avec délectation les innombrables références proposées, savantes ou populaires, claires ou enfouies, « Les sorcières de la République » propose à la lectrice ou au lecteur un singulier voyage de songe et d’ivresse, de rire et de glaciation.

Il fallait un pays où la loi fût une blessure, la déception une habitude, la notion d’avenir une boutade. Un pays en attente d’un miracle politique, qui était prêt à croire en la magie du Dire, c’est faire.

 

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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