Comme en un fabuleux rêve expressionniste, l’étrange fin de partie d’un quatrième frère, parmi les villes déliquescentes et les chemins oniriques, magnifiée d’une écriture particulièrement acérée.
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Ça faisait des semaines que j’arrêtais pas, alors c’est pas étonnant : au bout d’un moment c’est la surchauffe, les nerfs flambent, et l’angoisse, un matin, une angoisse comme un coup de couteau dans le ventre, m’a décomposé.
J’étais seul à la maison. Thomas était sorti, Matteo aussi, Seth était là : il ne sortait jamais, il n’était pas sorti depuis 1996, et c’était loin déjà, 1996, pour nous qui étions jeunes. Il restait dans sa chambre, celle qu’on partageait lui et moi, dans son trou. Il n’avait pas besoin de beaucoup d’espace, il ne bougeait pas, ou à peine. Il ne pouvait pas. La seule chose qu’il faisait c’était enlever les vêtements qu’on lui mettait, il ne supportait pas d’avoir quoi que ce soit sur le dos. Ça lui prenait des heures.
On lui apportait à manger, on lui changeait ses draps parfois quand ils étaient trempés et que son corps nu tremblait au matin. On ne le lavait plus beaucoup. Je n’ai pas la date de sa dernière douche : années quatre-vingt-dix aussi. Après ça, l’éponge et la bassine d’eau chaude de temps en temps. Un coup Thomas, un coup Matteo, un coup moi. Mais tellement espacées dans le temps, ces toilettes, que souvent on ne savait plus bien à qui c’était le tour. Alors on se disputait, et Seth restait dans sa crasse un peu plus longtemps. Il ne disait rien de toute façon. Il n’avait pas parlé depuis 1995, depuis le jour de l’accident qui l’avait fait comme il était : avachi, muet, plein de cris qui vous bouffaient la vie. Il criait de faim, il criait de soif, il criait d’ennui et de merde. Mais quand on le sortait c’était pas possible.
Quatre frères au milieu d’un chaos visiblement doucement croissant. Thomas le policier, Matteo le protestataire, Seth réduit quasiment à l’impotence par un grave accident quelques années plus tôt, et le quatrième frère, le narrateur, factuel et énigmatique – lorsqu’il n’est pas plongé dans l’intense remémoration de ses rêves les plus troublants. Le père et la mère : disparus, morts sans doute – on l’apprendra si et lorsque nécessaire, comme une confirmation presque administrative au cœur d’une déliquescence délicate à appréhender. Il y a aussi Erica, une fille du quartier, magnifique et bienveillante, au rôle emblématique et ambigu.
Lorsque Matteo disparaît, après une n-ième manifestation ayant plus mal et plus violemment tourné que d’habitude, Thomas et le narrateur se lancent à sa recherche, en voiture. Lorsqu’un accident de sommeil les arrête, au bord de la brouille et des objectifs divergents, le narrateur prend une étonnante tangente, en bus improbable, vers une ville voisine où l’attend un hôtel largement onirique, avec sa réceptionniste Jasmine qui semble connaître humblement tant de secrets potentiels de la cité, nouvelle étape d’un voyage imaginaire et pourtant très concret que l’on devine se dessiner peu à peu…
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Un couvre-feu avait été instauré, mais les gens sortaient quand même pour crier et caillasser comme ils pouvaient. Matteo y allait, moi je restais à la maison, je ne sortais plus beaucoup. J’avais pris l’habitude de boire pas mal et c’est ce que je faisais. Je restais à la maison et je buvais, doucement, toute la journée, tranquillement, je fabriquais des fumigènes pour que Matteo enfume la police et parfois, comme aujourd’hui, je passais à la caisse.
Dans la glace j’ai remarqué pour la première fois ma ressemblance avec nos parents, ou plutôt : avec le souvenir que j’avais d’eux. Pour la première fois aussi j’ai remarqué combien Thomas, Matteo et Seth leur ressemblaient aussi, et combien nous nous ressemblions les uns aux autres, comme les variations d’une même personne. Ça les contaminait, nos parents, comme cela arrive : notre ressemblance les contaminait. Dans ma tête ils finissaient également par se ressembler l’un à l’autre, comme frère et sœur, dans la distance.
J’aurais voulu pouvoir réduire cette distance et les séparer à nouveau, mais Thomas, qui était le chef de famille à présent, avait décroché toutes les photographies un peu après leur mort. Il n’y avait plus aucune image dans la maison, pas même de nous, qui restions. Il faut oublier, nous avait-il dit.
Deux ans à peine après l’incroyable « La fiction Ouest », Thierry Decottignies nous revient en janvier 2021 avec ce deuxième roman, toujours au Tripode. Délaissant le parc d’attractions multi-fonctions et largement post-exotique qui hantait ce premier choc littéraire en 2019, le voici qui nous emmène, de son écriture difficilement imitable, vers un autre pôle possible de nos futurs imaginaires gangrenés, là où le chaos rampant et incompréhensible d’obédience indistincte l’a emporté sur l’ordre sur-policé de la morale capitaliste.
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J’ai pensé à Matteo si pressé, et j’ai écouté un moment à la fenêtre si ça pétait mais la rue était vide, les flics étaient partis, tous les gens. Il restait un bordel de poubelles renversées à moitié brûlées dans une atmosphère de dimanche ou d’août, et un homme dans un imper crasseux a tourné sa laideur barbue vers moi un instant, me regardant le regarder. Un instant qui s’étirait : comme s’il voulait me dire quelque chose mais ne trouvait plus quoi, ou comme s’il attendait que je le rejoigne, peut-être, pour trier avec lui les tas d’ordures. J’ai pensé à mon rêve de la nuit avant l’affolement cardiaque dans lequel je m’étais réveillé : je l’avais déjà vu quelque part, ce type, sans doute traînant dans le quartier avec ses sacs plastiques, son allure de détective des poubelles. Un homme démoli, chu, peut-être jeune, c’était impossible à dire. Il a continué à ramasser ses trucs un moment et il a disparu à l’angle de la rue.
« Fratrie » ne se raconte pas (j’en ai déjà presque trop dit dans la brève description ci-dessus), mais se vit et se rêve. Road novel obsessionnel d’un genre très particulier, dans lequel des protagonistes des « Saisons » de Maurice Pons en croiseraient d’autres issus du « Pas Liev » de Philippe Annocque pour se rendre de concert, fût-ce en ordre dispersé initialement, à une très beckettienne fin de partie, tandis que les repères de réalité tantôt foisonnent tantôt s’embrument, questionnant sans relâche la lectrice ou le lecteur alors même que le personnage principal gère ses doutes éventuels d’une tout autre manière. Un deuxième roman qui change radicalement de terrain d’expérimentation et qui confirme une écriture d’une rare férocité acérée.
Thomas était là, il m’aidait. Il grattait lui aussi, avec son arme de service tout d’abord, cassant de petits monts de croûte immonde, creusant, puis il a pris le petit objet plat dont il se servait, l’hiver, pour racler le givre de son pare-brise. On n’y voit rien, répétait-il. On n’y voit rien. Ses yeux étaient ceux d’un fou.
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