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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Fungus – Le roi des Pyrénées » (Albert Sánchez Piñol)

Justice pour les Champignons ! De retour à ses amours du fantastique historique, Albert Sánchez Piñol force sans doute un poil sur la farce pour un résultat néanmoins très réjouissant.

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Fungus

En 1888, quand on voulait franchir cette muraille de sommets appelés les Pyrénées, on passait par une vallée étroite au centre de laquelle se tenait un village solitaire, la Vella. Ses habitants étaient des gens bons et humbles, mais une autre sorte d’individus y vivait également : ceux qui préféraient le lucre à la loi, qui empruntaient des chemins de montagne pour éviter frontières et droits de douane, et que tous nommaient les muscats à cause de la couleur violet foncé de leur barretina.
La barretina mauve les identifiait. Ce bonnet mesurait parfois huit empans. Si nécessaire, il servait de corde ou de ceinture, ou de gibecière faute de sac. Rempli de cailloux, il se transformait en un gourdin silencieux. Mais c’était surtout un code. Porté incliné vers l’arrière, cela voulait dire que l’homme vendait du blé. Penché à gauche, qu’il vendait des ustensiles, et à droite, des armes. Un noeud signifiait que le propriétaire du bonnet avait tué un homme ; deux noeuds, deux hommes ou plus. Une barretina avec un brin de romarin était un avertissement : « Danger, la Garde civile rôde. » Les muscats partageaient des intérêts et des superstitions, et, comme les pêcheurs, ils considéraient que lors de leurs voyages transfrontaliers, ils devaient éviter la présence des femmes, qui portaient malheur. Ils buvaient des quantités invraisemblables de vincaud, un vin mélangé avec des herbes qu’on servait très chaud, et quand il leur montait à la tête, ils pouvaient tuer un homme avec autant d’indifférence que pour décapiter un lapin. De tristes sires.

1888, entre France, qui continue de ronger son frein nationaliste après la terrible défaite de 1870 face à la Prusse et la sanglante répression de la Commune de 1871, et Espagne, qui se remet à peine de la troisième guerre civile carliste en moins de cinquante ans, et ce malgré la prise en 1876 de la capitale navarraise des partisans de la branche aînée des Bourbon et la fuite vers la France de leur prétendant au trône, la barrière pyrénéenne est traversée de quelques passages peu engageants, vallées encaissées entre les montagnes, où règnent, hors des rares incursions de la Garde Civile ou de la Gendarmerie, quelques ramassis de contrebandiers et divers réprouvés ayant la haute main officieuse sur ces confins. Dans l’une de ces vallées quasiment mythiques, qui va jusqu’à partager avec l’Andorre le nom de son chef-lieu, La Vella, et où la langue catalane chère à Albert Sánchez Piñol règne également en maîtresse, Ric-Ric, un activiste anarchiste de piètre envergure, en fuite face à la répression policière qui fait alors rage à Barcelone, est réduit en esclavage (de justesse, car la mort le guettait de fort près) par les brigands sur lesquels il est tombé, par une maladresse chez lui presque systémique. Destin qui n’aurait certainement pas eu grand-chose de singulier si, un soir de beuverie débridée et de rêves d’amour en début de matérialisation, Ric-Ric n’était tombé sur trois champignons aussi géants que vivants, désormais plus ou moins voués à son service. Voilà tout à coup de quoi changer la vie d’une personne, d’une vallée et peut-être du monde !

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Ric-Ric fit irruption à l’ostal de Cassian un soir d’automne 1888. Il entra, avec ses petits yeux et ses sourcils noirs, ses cheveux longs, comme ceux de Jésus sur la croix, et personne, ni Cassian ni les muscats, ne songea que ce si petit homme allait changer leur existence. Personne ne pensa qu’il allait même transformer les Pyrénées et le monde entier. Personne. Et à raison. Quel tableau. Ils n’avaient jamais vu quelqu’un d’aussi peu équipé pour la montagne. Chaussures de ville, manteau noir éculé, et un chapeau melon aussi noir que sa barbe et sa moustache. C’était un individu trapu, au torse large, aux bras et aux jambes un peu courts mais robustes. Un peu négligé, un peu ridicule : un œil avait le regard d’un renard, et l’autre celui d’une poule. Il entra et s’assit devant la cheminée en tremblant de froid et en serrant les bras, comme si son corps était une écorce.
Cassian lui expliqua que ce n’était pas un hôtel, mais une cachette, un lieu clandestin que seuls les contrebandiers fréquentaient. S’il voulait y passer la nuit, il devait payer trois réaux. Mais le petit homme n’en avait pas le premier. Alors un vieux muscat éleva la voix :
– C’est sûrement un mouchard.
Et un autre, qui mastiquait de gros morceaux de fromage, lui demanda :
– Qui t’envoie ? La police espagnole, ou la française ?
Cassian demanda à la ronde :
– Qu’est-ce qu’on fait de lui ?
Et les muscats de lui répondre, comme pour donner une adresse dans la rue :
– Gorge, gorge.
Cassian sortit une arme de sous le comptoir. Des années plus tôt, un carliste sur le chemin de l’exil la lui avait donnée en paiement de son séjour. C’était un revolver de bonne qualité, un Lefaucheux modèle 1863. Sur la culasse était gravée une inscription : « Usine d’Oviedo. » Cassian introduisit les six balles dans le tambour et, de la pointe de son arme, il obligea Ric-Ric à sortir de l’ostal avec lui.

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On sait depuis les remarquables « La peau froide » (2002) et « Pandore au Congo » (2005) à quel point le Catalan Albert Sánchez Piñol aime à jouer de peuplades fantastiques surgissant aux confins, océaniques ou souterrains, de notre monde connu, pour y confronter avec humour et sens du drame nos frêles certitudes. On sait aussi depuis « Victus » (2012) – dont la lectrice et le lecteur français restent inexplicablement pour l’instant privés de la « suite », « Vae Victus », pourtant publiée en 2015 en Catalogne – à quel point il excelle à transformer des moments-clé de l’histoire de son pays en savoureux petits monuments picaresques dignes du roman historique rénové et savamment anachronisé, à la Wu Ming ou à la Valerio Evangelisti.

Agrémenté d’une superbe couverture et nourri des illustrations intérieures de l’artiste-peintre Quim Hereu, tenant entre autres de l’école imaginaire de l’estrambotismo, « Fungus », publié en 2018 et traduit du catalan en mars 2021 chez Actes Sud par Marianne Millon, renoue nettement avec la veine la plus fantastique de l’auteur, même si les lieux de l’affaire ont cette fois à voir avec la très catalane Andorre et avec la mythologie pyrénéenne des muscats et des menairons, plutôt qu’avec l’Atlantique Sud ou le bassin du Congo, et même si la présence en force de la Garde Civile et de l’Armée française, le moment venu, inscrivent aussi cette fable dans les marges de l’histoire moderne de la Catalogne.

Comme s’en expliquait l’auteur dans un bel entretien de novembre 2018 avec Gustau Nerin, bourré d’humour et de petits grains de folie, dans les colonnes du journal catalan El Nacional (à lire ici), il y a une jouissance particulière à pousser les crans possibles des détours ethnographiques, pour l’anthropologue de profession qu’est l’auteur, et de se donner des moyens inhabituels et hilarants de conduire des expériences de pensée autour du pouvoir en soi (mis en scène dès les premières lignes à travers une légende carolingienne fondatrice, transmise de père en fils parmi les muscats catalans), de l’instinct d’obéir face à l’instinct de commander, de la définition centrale du « Ici, qui est le patron ? », du test de l’intuition de Marcel Mauss disant que le pouvoir résiderait dans la société et non dans le leader. S’il faut pour cela construire, sur la frontière pyrénéenne, un véritable western sous la neige, bannissant soigneusement néanmoins tout romantisme de la contrebande comme du paysage, qu’à cela ne tienne : Albert Sánchez Piñol est notre homme. Tout au plus pourra-t-on s’interroger sur le réglage du volume de farce contenu dans cette fable mycologique totalement débridée, où la gaudriole et la tactique du gendarme s’affrontent à grandes rasades de vin chaud, dans une horreur malgré tout omniprésente : là où Pierre Senges et Vladimir Sorokine, pour ne citer qu’eux, maîtrisent à la perfection les mécanismes fins de leurs carnavals bakhtiniens respectifs, il me semble que l’auteur catalan, moins expérimenté dans ce domaine-là sans doute, utilise moins adroitement par moments ses meilleures munitions d’humour noir et de rire gargantuesque. Il reste évidemment indéniable que même un roman au calibrage contrasté de la part d’un tel auteur demeure plus intéressant ou captivant que plus de 95 % de l’actuelle production romanesque.

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Sur le chemin de la grotte, il pensa à elle. L’alcool lui brouillait l’esprit, mais il se rappelait parfaitement que Mailís viendrait le lendemain, à l’aube. Il avait bien fait de lui donner rendez-vous à l’ostal de Cassian et pas dans sa cauna, remplie d’immondices, de suie et de couvertures en peau de chèvre tachées de mille masturbations. Il devait faire attention : le lendemain, arriver avant elle, l’attendre et l’emmener immédiatement se promener dans la forêt ou ailleurs. Parce que la règle la plus ferme des contrebandiers les poussait à éviter tout contact avec des femmes. La présence d’une femme, une femna, comme ils disaient, provoquait des avalanches et des arrestations imprévues. Les muscats étaient ainsi, plus une croyance était irrationnelle, plus ils s’y attachaient. Oui, pour éviter des conflits et des malentendus, il allait devoir se lever tôt. Très tôt.
Il parcourut la dernière portion du chemin menant à la grotte. Des deux côtés, des pentes enneigées, avec des forêts de jeunes arbres. Il s’arrêta dans un tournant et regarda sur la droite. C’était une pente à quarante-cinq degrés saupoudrée d’arbres minces. Entre les petits arbres, plus haut, il y avait quatre de ces champignons grandioses, groupés. Et cela arriva.
L’amour.
Cette nuit, dans cette courbe enneigée, un sentiment nouveau naquit chez Ric-Ric. En regardant ces quatre champignons, en haut d’un versant, il sentit la joie dans sa poitrine. Une force enthousiaste, comme un aiglon qui lutte pour briser sa coquille. Une joie qui lui annonçait qu’avec Mailís, sa vie allait changer. Et il se dit que cela, cette euphorie si nette, si insolite, devait nécessairement être de l’amour, et que l’amour était une sorte de révolution intérieure.
Alors il se rappela qu’il l’avait invitée à prendre le petit-déjeuner et qu’il n’avait rien à manger. Amoureux, ivre, regardant ces champignons grands et fiers, il pensa : « Je vais en couper un bon morceau et je le mettrai sur le poêle, ce sera comme manger un gâteau. » Lui seul pouvait concevoir une telle sottise. Mais ce fut ainsi que tout commença.
Il grimpa, s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux, s’accrochant aux branches des jeunes arbres, heureux qu’à l’euphorie du vincaud s’ajoute celle de l’amour. Tandis qu’il montait, le chapeau melon et le manteau noir contrastaient avec cette neige si blanche, argentée sous la lune. Les quatre champignons émergeaient avec un orgueil vertical. De la main, il chassa la neige du chapeau de l’un d’eux, un chapeau rond et grand comme une table de jeu. Ce chapeau avait la peau fine et froide, humide, la surface était légèrement bombée. Il voulait en couper un triangle, comme une portion de gâteau. Le couteau, tenu par un homme gorgé d’alcool et d’amour, pratiqua une incision.

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