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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « Surveillances » (Collectif)

Douze nouvelles pour parcourir les univers actuels, réels, fantasmés, anticipés ou réagencés, des surveillances de masse et des soumissions plus ou moins librement consenties.

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C’est par résonance avec la récente parution du passionnant roman « Soeur(s) » de Philippe Aigrain que j’ai découvert tardivement ce recueil collectif de nouvelles, sorti chez publie.net en 2016, recueil qui m’avait tristement échappé à l’époque. Comme l’explique l’éditeur et écrivain Guillaume Vissac, dans sa belle préface joliment intitulée « Fais gaffe, le monde est à tes trousses », en hommage et clin d’œil à la chanson paranoïaque « Sunday morning » de Lou Reed composée en 1967, il y s’agissait bien de peser et d’évaluer, à l’ère révélée en pleine lumière par Edward Snowden ou par les Wikileaks, celle des traques de masse et des algorithmes invasifs, entre autres, les formes adoptées par les surveillances, directes ou insidieuses, à travers l’un de ces jeux sérieux dont la littérature a le secret. C’est ainsi que Céline Curiol et Philippe Aigrain ont convié dix de leurs consœurs et confrères à venir les épauler pour circonvenir cette montagne analogue-là, nous proposant donc au total douze nouvelles.

Je me mis à marcher dans le bureau, à longer les quatre-vingt-quatorze cartons empilés dans lesquels était accumulé un quart de siècle de repas, de mictions, de douches, d’ongles coupés, de rasages, de nouvelles du jour, de prix de la viande et des œufs, de travaux ménagers, de météo, sans jamais, apparemment, que tout ceci ne soit traversé de la moindre réflexion métaphysique ou existentielle. Les faits, juste les faits, dans leur fourmillement quotidien, infini. L’inverse d’un journal intime. À moins que ce ne soit cela, le véritable journal intime, réalisai-je soudain : la consignation objective du très-intime (le fonctionnement du corps) et du résolument non-intime, sans se préoccuper du fluctuant subjectif, à savoir les tourments de l’âme – que par là même, d’ailleurs, on parvient peut-être à contenir. C’était peut-être même la véritable raison d’une telle entreprise : fuir le plus possible les tourments de l’âme. Un comble pour un homme de Dieu. (Christian Garcin)

Si Noémi Lefebvre (« Message ») nous avertit d’emblée, en l’une de ces fulgurances qu’elle affectionne (voir par exemple sa « Poétique de l’emploi »), de la contamination du langage même par la surveillance intériorisée, si Christian Garcin (« Une interview ») – lui qui sait ce qu’une quête mémorielle veut dire, comme en témoignent par exemple ses « Oiseaux morts de l’Amérique » – ose une monstrueuse métaphore de l’accumulation maniaque du matériau brut de l’observation des vies et des échanges, si Marie Cosnay (« Si nos vies sont suivies en temps réel, serons-nous encore libres de les écrire ? »), si habile à inférer un récit à partir d’indices (on songera certainement ici à son « If »), traque avec brio et malice la présence profonde de la malveillance au cœur de la surveillance, si Céline Curiol (« Voyant rouge ») développe avec une précision exceptionnelle la signification proliférante, en contexte scolaire (et bien avant, donc, la récente tragédie de Conflans-Sainte-Honorine), du fameux « Seuls ceux qui ont quelque chose à cacher ont intérêt à s’opposer à de telles pratiques », judicieusement rappelé par Guillaume Vissac dans sa préface, ce sont peut-être les rusés pseudo-aphorismes et contre-anecdotes technologiques (parfois condensées en une seule courte phrase) de Claro (« Hadès n’en réclame pas moins ses rites »), avec toute la puissance mythographique qui habitait par exemple son « Crash-test », qui synthétisent au plus près la percolation contemporaine de la surveillance dans la vie politique ordinaire, bien loin des menaces terroristes et de leurs prétextes.

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Après de longues discussions houleuses, les manifestants ont décidé que chacun prendrait pour slogan son propre numéro de téléphone afin qu’il n’y ait pas de confusion au moment de la rafle. (Claro)

Carole Zalberg (« Sous mes yeux ») déploie incisivement la toile de la surveillance dans l’ordre de la pensée intime, fondatrice, ce qui ne saurait surprendre de la part de l’autrice de « À la trace », par exemple, tandis que Bertrand Leclair (« Dimenticator ») crible en beauté l’obligation morale de la connection permanente et la joie sulfureuse de la reconnaissance faciale, que Miracle Jones (« LadyKiller »), traduit ici de l’anglais par Guillaume Vissac, tente une broderie redoutable à partir de puces RFID, d’implants mammaires et de réseaux sociaux à l’anonymat plus ou moins garanti, que Cécile Portier (« Inter(faces) ») convoque écran et miroir pour confronter le corps, silhouette à habiller, à ce qui le trace et le contourne, comme en écho déjà à son troublant « De toutes pièces », et que Isabelle Garron (« Ensemble vide ») transforme en intelligence poétique le devenir contemporain de l’antique judas optique.

Je veux qu’il m’aime.
Il est né pour me haïr ou au moins ne voir en moi qu’un objet à conserver dans le faisceau de son regard armé. C’est le seul moyen – nous vider du vibrant, du singulier, de l’émouvant – d’amener des hommes à faire ce qu’ils font : nous considérer comme sacs vides, corps indissociables du corps ennemi, meute dense et changeante, à mater. Et ainsi, sans états d’âme, trier, circonscrire, déplacer, déposséder, affamer, battre bas. Éliminer si nécessaire et sans ciller. Qui peut occuper ses jours à une telle mission et ne pas avoir au préalable subi cette sorte d’entraînement des pensées qui consiste à les endolorir, à rabâcher les vues officielles, leurs justifications huilées, jusqu’à l’engourdissement de ce qui en soi pourrait se cabrer contre l’ordre ? (Carole Zalberg)

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Pour conclure ce recueil curieusement poétique sur un sujet qui ne l’est pourtant pas du tout, Catherine Dufour (« WeSiP »), qui connaît particulièrement bien les systèmes informatiques documentaires et le data mining – par profession, mais aussi par ses incursions dans l’histoire de l’informatique (on songera par exemple à son superbe « Ada ou la beauté des nombres »), nous offre une brève satire savoureuse du mélange détonant constitué par le recueil en masse de données comportementales et les vélléités prédictives des modèles mathématiques et statistiques élaborés à partir de ces monceaux d’informations glanées de tous côtés, tandis que Philippe Aigrain (« Les introspecteurs »), quatre ans avant « Soeur(s) », nous offre une belle fable de la transparence et du partage des données intimes, avec toute leur puissance d’illusion et leur potentiel de destruction.

Gess était un jeune homme pâle à l’esprit précis. Il travaillait chez Amazon. Son titre ronflant – Lifetime Value Officer – dissimulait un quotidien assez répétitif de statisticien, plus précisément de data scientist voué à la gestion des « données massives ». Dix heures par jour, Gess triait des chiffres afin de cartographier les pulsions consuméristes des internautes. Car les ventes de films, de musiques, de hottes aspirantes et de smartphones ne représentaient que la partie émergée de l’or amazonien. Sous terre, dans de grandes salles blanches, les serveurs brassaient des quantités phénoménales de téraoctets. Des vies entières y étaient émiettées – nom, âge, adresse, recherches, achats, renoncements et listes d’envie, mais aussi prix au mètre carré de l’habitat principal, fréquence et durée des connexions, type et prix du matériel utilisé et de l’abonnement au réseau, rapidité de frappe et nombre de fautes d’orthographe. Elles étaient ensuite compactées et vendues, comme des lingots, à des brokers en données personnelles. Ceux-ci les recoupaient avec d’autres données – celles des banques, assureurs, cartes de fidélité, médecins, écoles, messageries et loueurs de voitures, sans oublier le fisc, la domotique et la géolocalisation. Puis ils spéculaient sur cette étrange poudre numérique, qui connaissait ses bulles et ses krachs au même titre que le nickel, le pétrole, le Dow Jones et le droit à polluer. (Catherine Dufour)

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